Le nouveau sirdar

Le nouveau sirdar est d’origine modeste. Ses parents sont pauvres, il connaît une enfance difficile, marquée par de nombreuses privations, mais il est un excellent élève à l’école. Grâce à ses aptitudes, il parvient à intégrer un collège de l’élite. Toujours parmi les premiers de la classe, il décroche une bourse pour étudier dans une université de renommée internationale. Il choisit de faire des études dans une filière prestigieuse, qui lui permettra de réaliser une brillante carrière.

- Publicité -

Effectivement, une fois son diplôme en poche, une grande institution financière le recrute et, très vite, il gravit les échelons. L’argent coule à flots, il intègre les fraternités et les sphères de l’élite. Il réalise qu’au bout de quelques semaines de travail, il gagne plus  que ses parents n’en ont gagné durant toute leur existence. Il s’est toujours considéré comme une personne simple, qui ne se prend pas au sérieux ; il a gardé cet air d’enfant du peuple. Mais l’argent et le pouvoir lui montent rapidement à la tête.

Une maison coquette ne lui suffit pas : il lui faut une villa, voire un château ; pas une belle voiture, mais une de collection qui coûte une fortune. Les voyages en première classe, les hôtels les plus luxueux : il aime tout ce qui est raffiné et distingué, faisant tout pour se démarquer des autres. Il a pris goût à leur regard admiratif et aux accolades des puissants de ce monde : oligarques et politiciens.

- Publicité -

Il a du mal à se l’avouer, mais il éprouve un mépris croissant pour ceux qui n’évoluent pas dans les mêmes sphères que lui, celles des élites, les hyper-intelligents, les maîtres du monde. Il considère que les masses sont imbéciles, grossières et paresseuses. Tout le monde n’a-t-il pas eu les mêmes chances que lui ? Pourquoi n’arrivent-ils pas à réussir ? Il a été choisi, il le sait : il est supérieur aux autres, et son rôle est d’être le maître et guide de ces masses écervelées.

D’ailleurs, les oligarques l’ont bien compris : ils l’emploient dans leurs entreprises, lui versent un salaire mirobolant, lui confèrent un titre prestigieux. Ils sont admiratifs de son intelligence, de sa capacité à gérer les employés — une main de fer dans un gant de velours, disent-ils. Au fond, ce qu’ils apprécient le plus, c’est qu’il fait le sale boulot. Il est leur allié. Il est vrai que son salaire, qui se chiffre en millions, n’est rien comparé aux centaines de milliards qu’ils possèdent : ce ne sont que des miettes. Mais ils savent pertinemment qu’un bon sirdar, et c’est ce qu’il est, sait rester à sa place.

- Advertisement -

À vrai dire, mis à part son épiderme et quelques traces de sa langue maternelle, qui demeurent dans son ‘very’ British’ accent, il leur ressemble parfaitement. N’est-il pas vrai que ses enfants étudient dans les meilleures écoles privées et qu’on ne les entend jamais parler leur langue maternelle, sauf pour faire des blagues ? N’est-il pas vrai qu’il s’est marié dans la grande bourgeoisie, qu’il fait la fierté de sa belle-famille ?

Une fois au sommet, les origines et l’épiderme s’effacent sous d’étranges masques.

Quand l’État, qui est objectivement allié aux oligarques et soumis aux intérêts économiques et politiques des puissances impérialistes, le sollicite pour l’aider à démanteler l’État-providence, il se précipite pour accepter l’offre : on le voit, très vite, aux premières loges.

Il est un adhérent fervent de l’ultracapitalisme, du néolibéralisme. Il considère que la vie est un combat, un champ darwinien : soit on dévore, soit on est dévoré ; soit on gagne, soit on perd. La vie est une compétition, et si vous ne parvenez pas à être un gagnant, un ‘winner’, vous n’avez personne d’autre à blâmer que vous-même.

Il faut en finir avec toutes ces taxes grotesques sur les plus riches et les grandes compagnies : ils produisent la richesse, on ne peut punir les entrepreneurs et les visionnaires. Et toutes ces histoires de pensions, d’allocations, d’aides aux pauvres, d’éducation gratuite, de santé gratuite : on incite les masses à la paresse, à la fainéantise, on leur donne de l’argent gratuitement alors qu’elles ne le méritent pas.

Il faut, par ailleurs, privatiser ces compagnies qui appartiennent à l’État : de véritables éléphants mal gérés, déficitaires, qui saccagent les finances publiques. Quand, en ligne, on le critique en le traitant de ‘vendu’, il répond qu’il a travaillé dur pour en arriver là, qu’il a fait des efforts, lui, et que l’impératif économique doit primer, qu’on prend de semblables mesures parce qu’on n’a pas le choix.

Il pond dans la presse des articles sur les rouages  de l’économie, que seuls les élus, évidemment, peuvent comprendre, qu’il satine d’un peu de philosophie et de références à de grands penseurs. Il aime paraître, comme on le sait, intelligent. Il s’exprime comme un père qui s’adresse à son enfant lent d’esprit, tentant tant bien que mal de lui expliquer des vérités qu’il ne comprendra pas.

Le sirdar a le sentiment d’avoir réussi sa vie — et il a raison : des études brillantes, une épouse extraordinaire, de beaux enfants, une carrière fabuleuse, l’argent, le succès, les titres prestigieux. Il s’assied à la table des grands de ce monde, admiré et reconnu. Il est un nom, ce nom dont l’histoire se souviendra : un bâtisseur de rêves.

Mais il n’est qu’un sirdar dans la structure de la plantation, un excellent sirdar, il est vrai : pantin de ceux qui ont le pouvoir, irrémédiablement colonisé, indifférent à toute alternative à l’économie de la sauvagerie et de la domination. Sa plus grande trahison est d’être oublieux des pauvres, des siens, et de son devoir de solidarité à leur égard.

Il est au confluent de deux pathologies : sa propre soif de pouvoir et la volonté d’autres de perpétuer leur pouvoir.

L’histoire a évolué, mais les structures ont, finalement, très peu changé. La plantation s’est métamorphosée, mais elle est plus vivante que jamais.

Le nouveau sirdar, sourd et aveugle, n’en sait rien.

Umar Timol

….

“Il est un adhérent fervent de l’ultracapitalisme, du néolibéralisme. Il considère que la vie est un combat, un champ darwinien : soit on dévore, soit on est dévoré ; soit on gagne, soit on perd. La vie est une compétition, et si vous ne parvenez pas à être un gagnant, un ‘winner’, vous n’avez personne d’autre à blâmer que vous-même…”

“Il faut en finir avec toutes ces taxes grotesques sur les plus riches et les grandes compagnies : ils produisent la richesse, on ne peut punir les entrepreneurs et les visionnaires. Et toutes ces histoires de pensions, d’allocations, d’aides aux pauvres, d’éducation gratuite, de santé gratuite : on incite les masses à la paresse, à la fainéantise, on leur donne de l’argent gratuitement alors qu’elles ne le méritent pas…”

- Publicité -
EN CONTINU
éditions numériques