MYRIAM BERTON
Le langage : première cible à abattre ?
De nombreuses dystopies dans la littérature et dans le cinéma s’attachent à montrer comment une société, quelle qu’elle soit, peut basculer dans le chaos du totalitarisme. Ces scénarii d’anticipation dépeignent souvent des citoyens divisés en castes, privés de toute liberté et particulièrement du droit à l’expression. En relisant 1984 de George Orwell, publié en 1949, ou en regardant la série The handmaid’s tale, tirée du roman de Margaret Atwood, qui n’a pas pensé, ne serait-ce qu’une minute, qu’un tel monde puisse advenir ? La fonction de la littérature étant de nous transporter vers des ailleurs évocateurs, elle se propose aussi de nous bousculer, de nous faire réfléchir par le biais d’expériences de pensée cathartiques. Ces œuvres qui nous parlent de mondes coercitifs et répressifs où la liberté d’expression est pourchassée paraissent bien effrayantes, car comment se sentir libres si nous sommes bâillonnés, si notre voix est condamnée au silence ?
Dans ces œuvres d’anticipation, chaque fois, il est question d’un monde où le langage est la première cible à abattre. Chaque fois, à défaut de pouvoir instaurer une police de la pensée, les “affreux méchants” tentent d’appauvrir le langage, de le réduire en pièces, comme si les mots avaient un pouvoir si puissant qu’ils pourraient servir toute tentative de rébellion, de dissidence, bref, toute volonté d’exprimer sa liberté, sa dignité d’homme et de femme. Et comme toute opinion qu’on a, est une opinion qu’on peut exprimer, au moins mentalement, on voit que notre langage trace la limite à ce qu’on peut penser. Autrement dit, une opinion inexprimable est une opinion impensable. Et comme l’écrivait Wittgenstein : “Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde”. Les mots représenteraient donc un danger pour les ennemis de la liberté ? Pourquoi les détenteurs du pouvoir craignent-ils tant les mots et pourchassent-ils avec force celles et ceux qui les utilisent pour chanter le monde, pour le rêver, le décrire et le penser ? En quoi pour se sentir libre, faut-il comprendre à minima les mécanismes et les outils de la langue, en saisir la vigueur, les connotations et les polysémies ?
Plaidoyer pour un patrimoine menacé :
les mots
Loin de la fiction littéraire, mais en m’appuyant sur ma pratique de terrain de praticienne en philosophie avec les enfants et les adolescents, ou sur mon ancien métier d’enseignante en Lettres, il m’est apparu qu’il existe un lien évident entre d’une part l’effondrement du bagage lexical et linguistique chez les jeunes et d’autre part la fragilité de leur pensée critique. La simplification et le raccourcissement du langage s’accompagnent indéniablement d’une limitation de la pensée, tout au moins d’une pensée originale.
Mais nulle question ici de tomber dans le sempiternel “C’était mieux avant !”. En observant les enfants à travers mes ateliers, je vois bien que nombre d’entre eux, lorsqu’il s’agit de réfléchir à des concepts abstraits, peinent à articuler leur pensée par manque de mots, montrent même parfois une forme de souffrance quand il s’agit de se positionner face à des questions pourtant simples. La cause en est presque à chaque fois un bagage lexical limité. Ce faisant, je constate que la plupart préfèrent s’emmurer dans un silence forcé et montrent des signes de malaise. De fait, ils contribuent sans le vouloir à développer ainsi à l’infini ce grand désert linguistique qui croît et se développe dans nos écoles et nos sociétés. “J’ai une idée mais je ne sais pas comment la dire…”. Cette pensée du même coup, à force d’être ravalée, de ne pouvoir jaillir, se sclérose au lieu de se déplisser…
Or comment penser le monde dans lequel je vis, comment le comprendre, si mon patrimoine lexical est restreint voire infirme à dire ma pensée ? Quel type de monde suis-je en mesure d’inventer, de créer quand les mots pour l’exprimer sont insuffisamment précis ? Comment ciseler ma pensée, la déployer avec justesse, précision, clarté, subtilité et finesse, quand je me heurte au barrage du manque de mots ? Comment exister si je n’arrive pas à décrire, à nommer, à représenter mes images mentales ? Ces images ne risquent-elles pas de se tarir comme un lac asséché ?
- “C’est bien / C’est pas bien !
- Oui, d’accord, mais pourrais-tu préciser, développer un peu plus s’il te plait !”.
Et là, c’est le trou noir, le néant… Un monde binaire, sans nuances, sans saveurs et sans repères sémantiques se déploie devant moi, cela alors même que notre langue est si riche et si dense. Bien sûr, on pourrait lister les causes de ce délitement linguistique, évoquer les écrans, le manque de lecture, l’intrusion de la télévision, de l’IA mais ce serait l’objet d’un autre article. Se pose plutôt à moi la question : pourquoi en est-on arrivé là ? La maîtrise d’un bagage lexical suffisamment étoffé n’est-elle pas aussi la maîtrise du pouvoir ? Ceux qui possèdent ce pouvoir ne possèdent-ils pas aussi du même coup tous les pouvoirs, dont fatalement aussi le pouvoir éventuel de mentir, de blesser, de tromper, de dominer ?
Dans Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll fait dire à Humpty Dumpty d’un ton méprisant :
- “Quand j’emploie un mot, il signifie exactement ce qui me plaît de lui faire signifier. Rien de moins, rien de plus.
- La question, lui répond Alice, est de savoir s’il vous est possible de faire signifier à un mot des choses différentes.
- La question, réplique Humpty Dumpty, c’est de savoirqui va être le maître. Et c’est tout.”
L’appropriation du langage, sa découverte ou sa redécouverte, son exploration, le plaisir jubilatoire qu’il peut procurer quand on en maîtrise les codes et les nuances conditionnent notre place dans la cité et dans le monde. Dédramatiser son appauvrissement revient à accepter l’idée d’abandonner des cohortes d’enfants à devenir des êtres privés d’oxygène et de liberté. Il est infiniment urgent que notre langue redevienne une terre fertile pour lutter contre le désert de la pensée.
Réquisitoire contre une pensée rétrécie :
la Novlangue VS le crime de pensée…
Ou Orwell le Moderne
“Ne voyez-vous pas que le véritable but de la Novlangue est de restreindre les limites de la pensée ?” George Orwell, 1984, I, chapitre 5.
Les mots sont les écrins qui recueillent la pensée. Les mots ont un sens, souvent plusieurs sens et ce faisant, ils permettent non seulement de nommer le monde, mais aussi de le transformer. La question est : qui est le maître ? Cette question, loufoque ou secondaire en apparence, est au cœur de notre réflexion car cette compétence fixe très tôt les rôles de chacun dans le monde. Place de celui qui décide, de celui qui est le plus fort, parce que la représentation du réel qu’il va imposer est celle qui sert le mieux ses intérêts.
La novlangue de 1984 cherche non seulement à interdire de nommer les “réalités interdites”, mais pire encore, à interdire même de concevoir des idées hétérodoxes et donc des idées libres. Orwell, pour qui le mensonge intéressé des idéologues (même s’ils croient mentir au nom du Bien ou du juste camp) nomme cette déformation programmée du langage : le crime contre l’esprit. Il serait bien naïf aujourd’hui de nier que l’appauvrissement actuel de la langue ne participe pas quelque part d’une impuissance à penser le monde et donc à pouvoir le comprendre et le changer. Les langages hermétiques, comme ceux du management, ceux des sphères économicopolitiques, les multiples lexiques pseudo-scientifiques pervertissent progressivement les domaines du savoir et brouillent à dessein notre perception du monde. Quand ce ne sont pas les sciences humaines elles-mêmes qui apposent un vernis de neutralité scientifique à des jugements de valeur orientés et partisans. Comment démêler le vrai du faux ? Comment s’y retrouver si on ne possède pas les rudiments de la langue ? Comment espérer dans ces conditions que notre littérature ne soit pas totalement illisible pour un pourcentage croissant de la population ? Quant à nos enfants, dotés d’un bagage lexical réduit à sa plus chétive expression, ils perdent, chaque année, un peu plus de leur potentiel d’esprit critique et donc de leur potentielle aptitude à s’émanciper. Aussi est-on en droit de s’interroger : “qui est le maître ?” et à qui profite le crime ?
Une exigence existentielle pour
un droit à la dignité
En arrachant une expression libre et éclairée, alors le dialogue, construit grâce aux mots, s’impose comme le canal privilégié par lequel les hommes trouvent le sens de leur condition humaine. Le débat et le dialogue, qui reposent sur la maîtrise de la langue, peuvent alors incarner la pensée, postulat de l’exigence existentielle. Par ailleurs, s’ils sont la rencontre de la réflexion et de l’action, ils ne peuvent se réduire aux seules idées d’un individu ou d’un groupe qui opprime un autre, ni à un simple échange d’idées plaquées et superficielles qui descendrait d’en haut.
“Le langage est aux postes de commande de l’imagination.”, écrivait Bachelard. Alors rêvons que les futures générations puissent acquérir ces outils-là pour imaginer un monde plus juste et plus fraternel.
