Maurice, île durable pour tous – Pour un aménagement du territoire fondé sur la justice sociale et climatique

Monsieur le Premier Ministre,

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l’Honorable Navinchandra Ramgoolam,

Les élections générales de novembre 2024 ont coïncidé avec les dix ans de la campagne citoyenne Aret Kokin Nu Laplaz (AKNL), initiée pour s’opposer à la privatisation des plages et à la destruction de notre littoral par des projets hôteliers et immobiliers. Depuis une décennie, des citoyennes et citoyens se battent, avec très peu de moyens, contre un système opaque et injuste qui sacrifie notre patrimoine naturel au profit des intérêts économiques d’une minorité.

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En dix ans, aucune avancée significative n’a été enregistrée en matière d’accès public au littoral : en 2014 comme en 2024, seulement 15 % des côtes mauriciennes sont désignées comme plages publiques — soit 48,3 km sur 322 km de littoral, selon la Beach Authority. Dans le même temps, le nombre de complexes hôteliers, de résidences privées et de villas de luxe n’a cessé de croître, réduisant chaque jour un peu plus l’espace accessible au public.

À cette privatisation s’ajoute l’impact dramatique des changements climatiques. Notre littoral subit une érosion rapide. Les terres de l’État en bord de mer, les Pas Géométriques, patrimoine foncier stratégique de notre nation insulaire, sont en train de disparaître. Nous sommes en train de perdre une part vivante de notre identité.

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  1. Un environnement en crise appelle des choix de rupture et de régénération

La reproclamation de la plage de Pomponette fut un premier pas : un acte symbolique de justice envers la population. Mais cela ne suffit pas.

Si votre gouvernement veut réellement protéger l’environnement et faire en sorte que les Mauriciens ne se sentent plus comme des « second class citizens », des mesures courageuses doivent être prises.

Nou laplaz, nou lakot, nou leritaz pe ale.

C’est pourquoi nous vous adressons cet appel, Monsieur le Premier Ministre, vous qui avez reçu du peuple mauricien sa confiance et un mandat sacré.

Et nous formulons ici deux rappels fondamentaux :

Face aux défis systémiques que traverse notre pays, deux chantiers doivent être relancés et portés à leur terme : Maurice Île Durable, socle d’une transition écologique juste, et la Commission Justice et Vérité, fondement d’une réconciliation nationale. Ces deux démarches complémentaires répondent à un besoin de cohérence entre durabilité environnementale et justice sociale, au service d’un avenir commun.

Les Mauriciens doivent pouvoir accéder aux plages, forêts, rivières — à la nature elle-même. Cette urgence est particulièrement criante dans les villages côtiers, où, depuis la mutation de l’industrie sucrière, les habitants sont peu à peu coupés des espaces naturels avec lesquels ils ont vécu pendant des générations.

Aujourd’hui, des barrières, des murs, des gardiens se dressent là où l’on allait autrefois chercher un kari, labwet, des herbes médicinales ou simplement un moment de paix. Les habitants de toujours sont désormais priés de ne pas s’approcher des villas de luxe pour expatriés, des terrains de golf. Pe fer dimounn vinn bann etranze dan landrwa kot zot inn grandi.

Acheter un lopin de terre pour construire ou agrandir une maison, louer un emplacement pour lancer une entreprise : tout cela est devenu hors de portée pour une majorité de Mauriciens, notamment dans les villages côtiers. Les petits commerces meurent ou se transforment en espaces de consommation élitistes, inaccessibles au porte-monnaie de monsieur et madame Tout-le-Monde.

Même dans la pauvreté, les habitants des côtes arrivaient jadis à vivre dignement grâce à la mer, et de la terre. Aujourd’hui, nos lagons et récifs coralliens sont à l’agonie ; réchauffement climatique, montée du niveau de la mer, pollution et déversements fragilisent les écosystèmes côtiers et appauvrissent les communautés. Une vie de plus en plus précaire, face à un environnement en déclin.

C’est tout un mode de vie qui disparaît. Nous perdons notre manière de vivre mauricienne, authentique et résiliente, sous les coups conjugués de l’argent-roi et du dérèglement climatique.

Est-il étonnant, dans ces conditions, que notre île n’attire plus autant les visiteurs ? Ce n’est pas une perte d’image, c’est une perte de substance, de valeurs, de justesse.

  1. Le territoire mauricien redessiné par des logiques d’exclusion

Nous avons traversé l’histoire, porteurs de blessures anciennes et de solidarités profondes. L’île Maurice durable dont nous rêvons ne peut se construire sans reconnaître ce passé, sans tirer les leçons de l’invisibilisation, des dépossessions, des fractures. Elle ne peut se construire sans restituer, sans reconquérir, sans partager.

Aujourd’hui nous vous écrivons car nous refusons les beaux discours qui masquent des logiques d’accaparement. Du greenwashing à l’instrumentalisation des communautés locales, il est temps d’appeler les choses par leur nom : quand on encercle les gens, on les coupe de leurs territoires, de leurs lieux de vie, de leurs rivières, de leurs forêts, de leurs roches de recueillement. Ce ne sont pas que des paysages à vendre : ce sont des espaces de subsistance, de spiritualité, de transmission, de bien-être.

Après le combat pour Pomponette, devenu symbole de la mobilisation citoyenne pour la reconquête du littoral, nous, acteurs de la société civile, avons pris notre bâton de pèlerin : à l’avant-garde de ce mouvement, nous avons pris nos responsabilités, nous avons choisi d’ouvrir le dialogue avec les détenteurs de baux sur les Pas Géométriques non bâtis.

Dans le Sud, de Gris-Gris à La Cambuse, nous agissons pour préserver des zones reconnues dans la National Development Strategy comme partie intégrante de la “South Coast Heritage Zone”. Nous avons proposé la création d’un géoparc côtier et, depuis, travaillons avec des experts pour valoriser ce territoire, son environnement, sa culture, ses communautés — avant que cet espace ne soit englouti par les projets de Smart cities.

Mais nous ne devrions pas avoir à convaincre ceux qui détiennent déjà tant de terres. Cette responsabilité revient à l’État. Il aurait dû, depuis longtemps, interdire toute nouvelle construction sur les Pas Géométriques encore non bâtis et instaurer un mode de gestion garantissant leur intégrité écologique et l’accès public.

Il ne suffit pas de répéter qu’il n’existe pas de plages privées à Maurice : dans la réalité, avec des constructions proches de la mer et l’érosion côtière, le droit de passage se retrouve dans la mer ! C’est en tout cas ce qu’indiquent les détenteurs de baux pour expliquer les clôtures qui entravent le passage. Et c’est une situation qui empire avec les nombreux enrochements qui voient le jour tout autour de l’île.

Cette situation alimente les tensions. Les conflits vont perdurer tant que l’État ne jouera pas son rôle de garant de l’intérêt général. Il est temps de mettre de l’ordre.

Nous ne devrions plus avoir à crier “Aret Kokin Nu Laplaz”. C’est devenu indécent face aux barrières, à la dégradation du littoral et au sentiment d’exclusion qui y règne.

Aujourd’hui, le territoire est organisé selon des logiques d’exclusion. Smart cities, IRS, PDS, villas de luxe… Ces projets ont été présentés comme des vitrines du progrès, mais ils participent à une gentrification qui nous laisse le sentiment amer d’être « bann etranze dan nou pei ». Les prix du foncier ont explosé. Pour qui, tout cela ? Les plus beaux coins de l’île se retrouvent derrière des murs, inaccessibles, surveillés. Nous accueillons favorablement des mesures initiées dans le dernier budget pour mettre un frein à la spéculation foncière et à la braderie des terres aux étrangers. Ces mesures ciblent enfin les dispositifs promus par l’Economic Development Board que nous surnommions à juste titre le « Environment Destruction Board ». Mais ces projets sont déjà bien lancés et nombreux.

  1. Éco-villages, pour un littoral authentique et équitable

Nous pouvons aller plus loin, Monsieur le Premier Ministre : au-delà de freiner la frénésie des Smart Cities pensées pour les expatriés fortunés, repensons les Eco-Villages — ce projet que vous aviez initié en 2010 dans le cadre de Maurice Île Durable, où les villageois devaient devenir les acteurs de leur propre développement. Il devait d’abord être mis en œuvre à Pointe-aux-Piments, Panchavati, Vieux-Grand-Port, Vuillemin, La Gaulette/Le Morne, Poudre d’Or, Clémencia, Souillac et Rivière Coco à Rodrigues.

Visionnaire, ce projet intégrait l’amélioration de l’environnement physique, la promotion du tri des déchets, l’utilisation d’énergies renouvelables, la protection de la biodiversité. Il visait aussi à soutenir le tourisme, créer des emplois verts, améliorer la qualité de vie tout en préservant les ressources naturelles et le patrimoine culturel, et renforcer l’autonomie des communautés.

Aujourd’hui, la restauration de l’île aux Bénitiers nous montre qu’un autre modèle est possible. La Gaulette pourrait devenir le premier Eco-Village tel qu’imaginé, en s’appuyant sur l’excellent travail d’équipe mené entre ministères, autorités locales et opérateurs communautaires récemment.

Nous vous appelons aussi à faire preuve de discernement face au matraquage stratégique d’acteurs puissants, soutenus par un marketing habile et des récits lissés qui masquent les déséquilibres profonds et les injustices historiques sur notre littoral. Ces narratifs dominants, portés par de grands moyens financiers, édulcorent la réalité vécue par les communautés côtières et participent à leur invisibilisation.

Et que dire de notre destination touristique, aujourd’hui en perte de sens, alors que tant de Mauricien·ne·s en dépendent ? Nous détruisons ce qui faisait notre singularité. Saturation des infrastructures, perte d’identité, conflits d’usage : ces dérives nuisent autant au bien-être des habitants qu’à l’image du pays, réduit à une vitrine de luxe.

La Vision 2020 l’avait pourtant clairement souligné : il fallait limiter les chambres d’hôtel à 9 000 pour préserver notre attractivité. Nous en comptons désormais plus de 14 000, sans compter les projets fonciers qui envahissent littoral et montagnes.

“Quality tourism – Over-development would destroy this appeal, threaten the ecology of the lagoons, and deprive Mauritians of a proper share of their own beaches.” (Mauritius Vision 2020, Government of Mauritius, May 1997)

Il est urgent que l’État reprenne en main la gestion foncière de notre île avec une vision à long terme. Trop longtemps, l’aménagement du territoire s’est résumé à bétonner les moindres recoins…

 

À suivre !

 

CARINA GOUNDEN

Au nom des citoyennes et citoyens engagés

de la plateforme Aret Kokin Nu Laplaz

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