Mokshda Pertaub (directrice de Pedostop) :
« La pédophilie est dans toutes les communautés »

La Journée mondiale de l’enfance est célébrée le 20 novembre. Cette date marque aussi l’anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), adoptée le 20 novembre 1989, par l’Assemblée Générale des Nations Unies. Il y a 32 ans, les Nations unies avaient unanimement adopté la Convention relative aux droits de l’enfant. Ce qui se traduit par le fait que les droits de chaque enfant du monde étaient désormais reconnus par un traité international.
Toutefois, les enfants sont toujours exposés à différents types de dangers. Et l’arrivée de l’ère numérique n’a pas été trop à l’avantage des enfants. Les abus commis sur ces derniers, notamment d’ordre physique par des pédophiles, effraient. En cette Journée mondiale de l’enfance, la directrice de l’organisation non gouvernementale, Pedostop, Me Mokshda Pertaub, jette un regard inquiet sur la situation de la pédophilie à Maurice. Ce problème, dit-elle, est dans toutes les communautés.

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Nous constatons l’engagement de Pedostop sur le terrain à travers des campagnes de sensibilisation qui sont menées. Que peut-on dire sur la situation des enfants par rapport aux abus sexuels à Maurice depuis ces deux dernières années ? Nos enfants sont-ils réellement protégés ?
En toute honnêteté, ils ne sont pas vraiment protégés. Nous n’avons qu’à lire le rapport de l’Ombudsperson for Children, paru en septembre 2021, pour faire un constat que nous avons encore beaucoup de chemin à faire dans la protection de nos enfants contre toute forme d’abus. Nous constatons que des cas sont de plus en plus dévoilés, et nous savons bien que ce n’est encore que le bout de l’iceberg.

Les cas de violence contre les enfants deviennent au contraire plus visibles. Les cas que nous voyons dans les journaux, que ce soit la maltraitance des enfants ou l’abus sexuel des enfants, nous effraient, surtout avec le Covid-19 et les confinements qui ont exacerbé la violence sexuelle contre les enfants. Au fait, nous avons besoin d’un changement de paradigme.

En effet, Pedostop a travaillé intensément sur le terrain pour les enfants victimes d’abus sexuel, à travers nos formations et séances de sensibilisation de la police, des écoles, des organisations et des entreprises qui nous en demandent. Nous travaillons avec toutes les parties prenantes, que ce soit la police, la Child Development Unit, les ministères, les avocats, les psychologues, le Conseil des religions.
Il nous faut un changement de mentalité à Maurice, mettre l’enfant au centre de ses droits. Étant donné qu’un changement de paradigme n’est malheureusement pas possible instantanément, nous nous efforçons de faire de notre mieux en faisant un pas à la fois. Ne nous voilons pas non plus la face. Les institutions sont prises de court car elles n’ont pas les ressources humaines nécessaires et ne bénéficient pas du soutien des instances décisionnaires pour prendre le taureau par les cornes.

Est-ce que les abus sexuels prennent de l’ampleur à Maurice ? Si oui, quelles en sont les causes ?

D’après mon expérience, je dirais oui. Les chiffres augmentent. Mais cela ne signifie pas que c’est de plus en plus fréquent. Nous devons comprendre qu’au cours des dix dernières années, beaucoup de gens avaient encore peur de signaler des abus sexuels sur des enfants. L’inceste, l’abus sexuel des enfants, est toujours un sujet tabou à Maurice. Nous ne savons donc pas vraiment s’il y a une augmentation réelle des cas, bien que les chiffres enregistrés indiquent que tel est bien le cas. Donc, les cas augmentent parce que les personnes dénoncent. D’autres sont dévoilés.
La nouvelle ère de l’informatique facilite le contact souvent entre les prédateurs anonymes et les enfants n’ayant pas conscience de leur dangerosité. Ces prédateurs utilisent des stratégies pour les appâter et aussi pour assouvir leurs pulsions pédocriminelles via la pédopornographie.

Quelles sont les causes de la pédophilie et de la pédocriminalité ?
Il faut prendre en compte trois principaux aspects qui se composent de nombreux d’autres facteurs. Il y a les facteurs culturels, les facteurs environnementaux et les facteurs opérationnels. C’est un très long exposé… Pourquoi ? On ne sait pas vraiment. Les pédophiles ont des pulsions sexuelles et une attirance sexuelle pour les enfants. Ils peuvent reconnaître ces pulsions et ne pas agir mais le pédocriminel est celui qui passe à l’acte, au viol et à la violence, brisant ainsi l’innocence et l’âme de l’enfant.
L’abus sexuel des enfants n’est pas un crime comme les autres. Les agresseurs adultes sont principalement des hommes, bien que les femmes abusent aussi sexuellement des enfants. Ils sont parfois eux-mêmes victimes d’expériences traumatisantes dans l’enfance, telles que la violence physique, émotionnelle et sexuelle et la négligence. Ils ont ainsi des difficultés interpersonnelles, relationnelles et émotionnelles, y compris la difficulté de se connecter avec d’autres adultes, des problèmes d’intimité, de mauvaises compétences sociales et d’affiliation émotionnelle avec les enfants. Des influences indirectes, telles que des facteurs contextuels ou « déclencheurs », peuvent également influencer l’agresseur.
La recherche suggère que quatre conditions préalables doivent être remplies avant qu’un adulte abuse sexuellement d’un enfant. Ce sont en premier lieu la motivation d’abuser sexuellement, qui est de passer à l’acte. La deuxième est le besoin de surmonter les inhibitions internes que l’agresseur peut avoir à propos de l’abus sexuel d’un enfant. Ensuite, il y a le besoin de surmonter les obstacles externes de l’accès à un enfant et surmonter la résistance de l’enfant.

Les parents sont souvent pointés du doigt lorsque des cas sont dénoncés. Ils sont accusés de ne pas surveiller leurs enfants comme il se doit. Êtes-vous d’avis que nous devons toujours critiquer les parents ? Croyez-vous que les parents hésitent souvent à aborder certains sujets tabous ?
Les parents ont certainement une grande part de responsabilité, mais il n’est pas juste de les blâmer entièrement. Si vous regardez beaucoup de cas, l’abus a été commis par quelqu’un de très proche de la famille et souvent les membres de la famille de la victime. Quelqu’un en qui les parents eux-mêmes avaient confiance.
Mon conseil aux parents est d’essayer d’en apprendre davantage sur les abus sexuels sur les enfants, et de ne jamais laisser un enfant sans surveillance ou un accès en tête-à-tête entre un enfant avec un autre adulte. C’est la meilleure pratique. C’est vrai que de nombreux parents considèrent encore les abus sexuels sur les enfants comme un tabou. Mais c’est le cas parce qu’en tant que société, nous n’en parlons pas assez. Il faut dénoncer. Si on ne dénonce pas, le prédateur sexuel va recommencer avec un autre enfant… Il ne s’arrête jamais.
De plus, les parents ne doivent pas être des autruches, et ne pas se rendre compte qu’ils mettent eux-mêmes leurs enfants en danger. Ils ne devraient pas donner un téléphone portable à leurs jeunes enfants. Ils manquent à leur devoir en ne surveillant pas ce que visionnent leurs enfants et adolescents. Je leur demande de regarder des films et de jouer avec leurs enfants, de devenir leurs meilleurs amis. Oui, les parents trouvent souvent difficile de parler sexualité avec leurs enfants, mais cela leur revient de le faire et non à l’école ou aux copains de leurs enfants. Il faut bien que les parents assument pleinement leurs responsabilités.

Les enfants sont-ils assez conscients des dangers qui pourraient exister dans leur environnement ou sur Internet ?
Les enfants n’ont pas conscience des dangers auxquels ils sont confrontés en ligne. Leurs parents eux-mêmes ne sont pas au courant. Dans de nombreux cas, ils ne connaissent pas le fonctionnement d’Internet ! D’une manière générale, je vois qu’il y aura encore plus de cas de child grooming en ligne, car les prédateurs sexuels profitent de l’anonymat de l’internet pour attirer les enfants. C’est important que les réseaux sociaux tels Tik Tok ou Facebook ou Instagram ou d’autres réseaux sociaux très prisés par les enfants surveillent et réglementent de façon continue et en temps réel l’usage de leurs services par les mineurs. Par exemple, si un enfant veut accéder à un site, un message pourra être envoyé aux parents instantanément et c’est aux parents de donner l’accès à l’enfant. Il faut voir Internet dans son ensemble. Protéger les enfants une ligne est un “must”.

Nous constatons aussi que les victimes hésitent avant de dénoncer leurs bourreaux. Souvent, ce n’est qu’après des années qu’on entend que des abus ont été commis sur des enfants. Qu’est ce qui explique cette hésitation ?
La plupart des victimes adultes ont essayé de dénoncer mais la famille leur a imposé le silence en leur disant que leur agresseur, souvent un membre de la famille, entre autres, pourrait finir en prison, ou perdra son emploi, ou que sa femme et ses enfants vont souffrir. Et nous ignorons peut-être que les victimes sont souvent attachées à leur bourreau, surtout dans les cas d’inceste. Il est vrai aussi que lorsque les victimes adultes dénoncent, elles sont souvent rejetées par la famille.
Souvent l’entourage des victimes minimise leur souffrance et leur dit : « Oublie, arrête, tu dois avancer ». En bref, la raison principale est une culture toxique de “victim blaming” à Maurice. Ils craignent que leur agresseur ne riposte et croient que la police ne ferait rien et que leur agresseur resterait libre. Ils connaissent leur agresseur et ne veulent pas leur causer d’ennuis, ils ne pensent pas que quelqu’un va les croire.
Les victimes se « dissocient » fréquemment. Il faut comprendre la psychologie d’un enfant victime d’abus sexuel. C’est ce que la plupart des gens ne comprennent pas. C’est que le traumatisme peut amener la victime à se dissocier, ou à oublier l’incident traumatique qui remontera à la surface des années plus tard.

À Pedostop, nous accueillons beaucoup de victimes adultes qui se souviennent des incidents d’abus sexuel vécus dans l’enfance. Nous offrons à toutes les victimes quasi gratuitement du soutien psychologique et juridique, si la famille est au-dessous d’un seuil financier.

Les lois protègent-elles suffisamment les victimes ?
Les lois sont là mais elles sont inadéquates. Il y a beaucoup d’obstacles à l’application des lois et des problématiques existent à chaque étape du processus. Les obstacles commencent à l’étape où il faut signaler le cas à la police. La police n’a pas été suffisamment formée pour traiter les victimes en tant que premier point de contact. La CDU et le Probation Office ont un manque cruel de personnel tout comme la police. Il faut avoir un personnel formé dans la psychologie et le juridique s’agissant des lois applicables aux enfants.
La formation est très importante à tous les niveaux, même au niveau juridique et judiciaire. Je ne voudrais pas disséquer le droit procédural avec vous à ce stade-ci, mais c’est très difficile et très décourageant. C’est pourquoi nous attendons avec impatience la nouvelle cour des enfants. J’espère de tout cœur que la Children’s Act, la Children’s Court Act ainsi que la Child Sex Offenders Register Act 2020 seront bientôt proclamées.

Les abus sexuels sont-ils plutôt répertoriés dans les régions urbaines ou rurales ? Ou il n’y a pas de distinction ?

Je n’ai pas les derniers chiffres mais nous avons une recherche en cours grâce à une collaboration entre Pedostop et DCDM. Nous en reparlerons plus tard.

Le rapport de l’Ombudsperson for Children parle d’exploitation et d’abus sexuel en ligne. Pensez-vous que nous avons toujours de grands manquements quant à la protection des enfants en ligne ?

De toute évidence, nous sommes extrêmement déficients dans la prévention des abus sexuels sur les enfants par rapport à d’autres juridictions. La nouvelle Children’s Act protégera mieux nos enfants. Il y a aussi des nouveaux délits le child grooming, le cyber bullying et les sanctions sont très strictes. J’espère que cette loi sera vite proclamée. On attend depuis beaucoup de temps. Je ne comprends pas le retard de cette loi. Il faut avoir la volonté réelle de protéger nos enfants.
Toutefois, en attendant des lois plus strictes, il existe de nombreuses façons de protéger votre enfant contre les prédateurs en ligne. Il faut établir des limites. Apprenez à vos enfants à rester en dehors des salles de discussion et définissez des paramètres de confidentialité stricts dans les applications de messagerie instantanée.

S’ils évitent d’entrer en contact avec un prédateur sexuel en ligne, ils seront globalement plus en sécurité. Obtenez le contrôle parental en bloquant certains sites de vos appareils domestiques avec un logiciel de contrôle parental. Si vos enfants ne peuvent pas accéder à certains sites Web, ils auront moins d’occasions de rencontrer des prédateurs sexuels. Gardez l’utilisation d’Internet non supervisée au minimum. Parlez à vos enfants de la sécurité sur Internet. Ayez la confiance de vos enfants qui vous diront où ils vont sur Internet.

Pensez-vous que l’éducation en ligne peut aussi exposer les enfants aux prédateurs en ligne ?

L’éducation en ligne, si elle bien structurée ne peut être vecteur de pédopornographie, d’abus sexuel, de harcèlement sexuel ni de sexe pour les enfants, non ? Il y aura toujours un risque. Mais est-ce une menace directe ? Je ne le pense pas. Mais vous devez être vigilant et respecter les meilleures pratiques de sécurité.

Les enfants sont des proies et sont souvent dans une situation d’addiction par rapport aux téléphones portables et aux réseaux sociaux. Les prédateurs en sont bien conscients et en profitent sans état d’âme car ils n’ont qu’un désir : c’est d’assouvir leurs pulsions sexuelles pédophiles.
Il faut parler à nos enfants des dangers sur les réseaux sociaux. La pédophilie n’a pas de couleur, de race et n’est ni riche ni pauvre. Elle se situe dans les cases en tôle et dans les grands domaines, dans les villes et villages et dans toutes les communautés. Maintenant, à cause d’Internet, la pédophilie et la pédocriminalité se sont internationalisées.

Que fait Pedostop sur le terrain pour sensibiliser les gens à la protection des enfants ? Les gens sont-ils conscients des droits des enfants ?

Pedostop sillonne l’île pour sensibiliser la population et les stakeholders. Elle va dans les écoles pour former les parents et les enfants, dans les casernes pour former les policiers. Pedostop vient de former 384 nouvelles recrues de la police sur l’abus sexuel des enfants et la nouvelle Children’s Act. Ce n’est pas suffisant. Il faudra former toute la police, la Brigade des Mineurs et les policiers frontliners.
Pedostop rencontre aussi les représentants du gouvernement pour leur demander où l’on en est avec les nouvelles lois qui tardent malheureusement. Nous acceptons les invitations d’institutions qui militent pour les droits de l’homme et des enfants afin de faire passer notre message. Nous voulons une île Maurice où il n’y aura pas d’abus sexuel sur les enfants. Un vrai paradis pour les enfants…
Nous attendons l’ouverture des frontières à Rodrigues pour y faire de la sensibilisation suite au scandale de pédopornographie. Nous avons déjà envoyé 300 coffrets sur la prévention de l’abus sexuel des enfants au commissaire des enfants à Rodrigues.

Les gens font souvent preuve d’ignorance par rapport au nombre d’enfants abusés et aux conséquences de ces abus sur leur construction et leur vie future. Les Mauriciens, en général, connaissent mal leurs droits fondamentaux. Les enfants en sont les premières victimes. Les enfants doivent aussi être sensibilisés sur leurs droits.

Les lois sont-elles assez sévères pour les auteurs d’actes répréhensibles sur les enfants ?
Non, pas du tout. Nous avons besoin de nouvelles lois, de pénalités qui soient beaucoup plus strictes, de procédures et d’une cour beaucoup plus accueillante pour les enfants. Elle doit soutenir l’enfant.

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