L’Association pour le bien-être des aveugles de l’île Maurice (Abaim) célèbre ses 40 années d’existence. Au-delà du groupe musical qui fait vibrer petits et grands, il y a tout un engagement pour l’intégration sociale, qui a commencé avec des travailleurs aveugles du centre Loïs Lagesse et se poursuit avec des enfants des régions de Barkly, à Beau-Bassin, du Morne et de Grand-Baie. Retour sur ce parcours en dix étapes, avec ses fers de lance Marousia Bouvery et Alain Muneean.
1. Grève-occupation du centre Loïs Lagesse
Abaim a vu le jour dans le sillage d’une grève des travailleurs aveugles du Centre Loïs Lagesse, en 1982. Cet événement a influencé le parcours de l’association et son orientation musicale.
Alain Muneean : En 1982, il y avait une grève des travailleurs aveugles, qui a duré 45 jours. Nous avions mis en place un mouvement de soutien, sur le principe du respect aux droits de la personne et contre la marginalisation. Il y avait une tendance à cette époque qui voulait que les non-voyants qui travaillaient au centre ne soient pas considérés comme des travailleurs, car ils étaient des résidents.
Nous avons lutté pour que ce statut de travailleur soit reconnu. Nous les avons accompagnés dans leur grève et, le soir, on faisait de la musique. Ils avaient beaucoup de talents. C’est ainsi que nous avons mis sur pied une association, l’Abaim, pour continuer à défendre les droits des personnes aveugles. La grève s’est terminée par une victoire.
Cet événement nous a marqués, car toute notre action, pendant 40 ans, est basée sur les principes du respect des droits de la personne, particulièrement les plus vulnérables, sur le droit à l’expression, contre l’exclusion… La dimension culturelle fait partie intégrante de notre action depuis le départ.
2. Que la lumière soit !
Ce titre du Mauricien en date du 5 novembre 1992 était consacré au premier album du groupe Abaim. L’album Enn lot sezon, avec son morceau phare, Labutik an tol, a révélé la formation musicale, qui se distinguait par la présence de ses musiciens aveugles et malvoyants sur scène.
Alain Muneean : Abaim est avant tout une association. On a souvent tendance à mettre accent sur le groupe, en effet. Comme je l’ai dit, nous avons toujours fait de la musique, et cela faisait partie de notre processus pour sortir les personnes aveugles de leur isolement. Ceux qui habitaient le centre Loïs Lagesse avaient quitté leur famille et travaillaient sur place. Il y avait donc une nécessité d’ouverture vers la société. L’une des initiatives a été de mettre en place un atelier de musique. Les personnes aveugles venaient pratiquer et on organisait des fêtes, notamment en fin d’année, qu’ils animaient.
Puis nous avons eu des invitations pour jouer dans des fêtes, notamment de la municipalité de Beau-Bassin/Rose-Hill. Nous avons animé une grande fête de fin d’année au Centre Alex Vellin, vers 1986-1987. Il y a eu aussi MAid, au stade de Rose-Hill, en solidarité avec Madagascar. C’est là que Sylvio Hécube nous a repérés et nous a invités pour une émission à la télévision, présentée par Pamela Patten.
C’est suite à cela que nous avons voulu enregistrer notre premier album, Enn lot sezon. Nous sommes entrés en studio avec dix personnes aveugles et trois voyants. C’était un vrai challenge. Feu Norbert Labour, qui gérait le studio, avait fait un travail formidable.
Marousia Bouvery : Je dois préciser que le morceau Labutik an tol a eu un grand succès et a été classé première chanson locale dans la liste des disques de l’année. Il n’y avait pas encore de liste séparée pour les chansons locales.
3. Sauvegarde du patrimoine
Dès le départ, Abaim a pris l’option de revisiter les chansons du patrimoine. Un choix qui a nécessité un travail de recherche et de collecte, ainsi que la mise sur pied d’un atelier de ravanne.
Alain Muneean : Nous avons fait ce choix pour le patrimoine, car nous étions dans une période désertique, après le grand phénomène de la chanson engagée. Cela avait démarré avec Soley Ruz vers la mi-70, pour grandir jusqu’aux années 80’ et, finalement, s’essouffler. Il y avait la nécessité d’avoir quelque chose avec une sonorité mauricienne, tant sur le plan musical que par les textes. Comme nous avons un grand respect pour le patrimoine, nous avons décidé de recréer ce que les gens connaissaient et auquel ils pouvaient s’identifier.
Le contexte nécessitait une réinscription de la musique mauricienne dans son authenticité, avec des instruments comme la ravanne, le triangle et la maravanne, avec une sonorité acoustique. Les gens étaient tellement contents après Labutik an tol que nous avons fait un deuxième album, intitulé Kanar, peu après. Ils se retrouvaient dans cette musique, cela fait partie de leur vécu.
Marousia Bouvery : J’ai rejoint l’association en 1992. A cette époque, Abaim fêtait son 10e anniversaire. A côté de la musique, que tout le monde connaissait, il y avait beaucoup de travail qui se faisait sur le terrain avec de jeunes bénévoles, des adultes et des personnes handicapées. Parallèlement à la musique, il y avait une équipe de handisports. Il y avait des personnes qui allaient faire du repérage pour inviter les personnes handicapées à venir et les sortir de leur isolement.
4. Saturday Care Project
En 1995 Abaim met en place le Saturday Care Project, ouvrant ainsi la porte aux enfants de la région de Barkly. Le samedi, ils se retrouvent pour pratiquer des activités et faire de l’accompagnement scolaire.
Marousia Bouvery : Ton Claude, qui était un membre fondateur non-voyant, était toujours accompagné d’un jeune garçon aux réunions. Un jour, il a présenté une motion en disant : « Inn ler pou aret get zis andikape fisik, bizin get andikape sosyal osi. » Il a ajouté : « Inn ler pou koumans get zanfan. » Nous avons voté en faveur de cette motion, selon le même principe d’intégration. Souvent, les enfants ne jouissaient pas de leurs droits, ne pouvaient parler librement leur langue maternelle à l’école ou n’avaient pas la liberté de jouer.
En même temps, il y avait toute la question de « rat race » avec le CPE. Nous avons mis en place le Saturday Care Project pour les enfants. Comme nous avions le centre dans la cour de l’école de Barkly, nous avons ouvert les portes pour permettre aux enfants d’avoir de l’espace pour jouer, pour se défouler.
Alain Muneean : Cette ouverture vers les enfants était importante et cadrait avec le processus d’intégration. Quand une telle requête vient d’une personne aveugle, c’est une occasion en or de revisiter l’association, de revoir notre manière de faire du travail social. En même temps, les membres porteurs d’histoire se faisaient vieux, certains sont décédés.
5. « Ti Marmit », un phénomène
L’album 16 ti morso nou lanfans, avec le tube Ti Marmit, a reçu un accueil inattendu du public et provoqué beaucoup d’émotions chez les Mauriciens.
Alain Muneean : L’album 16 ti morso nou lanfans, avec Ti Marmit, sorti en 2002, a été un succès commercial après quatre albums. Ce succès foudroyant s’explique du fait que les gens se retrouvaient dans ces chansons. Cela faisait partie de leur histoire. Ils ont pu se reconnecter, d’autant que c’était porté par la voix des enfants. En même temps, on continuait le travail de collecte du patrimoine et on permettait aux enfants de s’exprimer dans leur langue maternelle, de jouer, de raconter des histoires. Ce que faisait Playgroup, que je considère comme une université en termes de droits des enfants.
Quand nous avons commencé à jouer ces chansons sur scène, bien avant la sortie de l’album, des mamans sont venues nous voir en larmes pour nous dire qu’elles avaient été touchées, et que cela les ramenait à leur enfance. Enregistrer était un autre challenge. Nous sommes entrés en studio avec 50 enfants. L’ingénieur du son Ronan Cerclay a fait un travail formidable pour nous permettre d’enregistrer cet album dans de telles conditions.
Marousia Bouvery : Le succès de Ti Marmit a aussi permis de mettre en lumière le travail du Saturday Care. Nous avons mis les enfants de Barkly en avant. Cet album faisait aussi partie d’un processus de décolonisation lorsqu’on donne l’opportunité aux enfants de construire leur identité à partir de leurs traditions.
6. Art et éducation
L’Abaim a toujours intégré l’art au développement des enfants. Que ce soit sur le plan social ou éducatif. En 2013, l’association a sorti le livre-CD Zoli letan pou zanfan, conçu pou être un outil pédagogique. Il comprend notamment le morceau patriotique Rouz Ble Zonn Ver.
Marousia Bouvery : Il est dommage que le potentiel de l’art et de la culture ne soit pas utilisé pour le développement de l’enfant et l’apprentissage. En Finlande, les enfants vont à l’école de 8h à 13h. Par la suite, ils font des activités pour leur développement. Il faut aussi une prise de conscience des parents. A eux de décider s’ils veulent que leurs enfants pratiquent une activité ou qu’ils prennent des leçons particulières. La musique peut aider grandement pour l’apprentissage, notamment pour la concentration, la stabilité. La pédagogie n’est pas externe à l’enfant. Il est important d’utiliser ce que les enfants connaissent déjà.
Alain Muneean : Le problème de l’éducation, c’est que dans son contexte universel, il n’y a pas d’authenticité mauricienne dans le contenu qui soit « meaningful » pour les enfants. L’approche est aussi importante. La méthode didactique, où le prof enseigne un programme établi à l’enfant, relève d’une relation de pouvoir en faveur de l’enseignant. Le modèle de remplir le verre vide est au détriment de l’enfant. Cela ne l’aide pas à développer son intelligence et son raisonnement.
Il faut une approche où l’on utilise le potentiel de l’enfant, et ce qu’il a acquis dans sa famille. L’enfant doit être acteur de son développement. L’utilisation de sa langue maternelle, par exemple, lui fait beaucoup de bien. Cela lui permet de s’exprimer et l’apaise. L’apprentissage ne doit pas non plus faire abstraction de l’aspect émotionnel. La musique, l’art en général, touche à l’émotion, et cela permet le développement intégral. Le jeu et le gribouillage sont autant d’aspects importants.
7. Création en confinement
Ayant toujours mis l’accent sur l’importance du décloisonnement et du jeu pour les enfants, l’Abaim a subi, comme tous, les restrictions sanitaires en 2020. Une période où il a fallu une nouvelle fois faire preuve de créativité.
Marousia Bouvery : Le confinement a été un moment difficile, surtout que beaucoup d’enfants vivent dans des espaces limités, où il n’y a pas de jardin. Pour casser l’isolement, nous avons proposé des activités en ligne. Que ce soit pour les enfants de Beau-Bassin, du Morne ou de Grand-Baie. Nous avons même fêté l’indépendance en ligne. Nous avons fait des sirandanes et les parents y ont participé.
Alain Muneean : Cela a été un grand moment de créativité. Nous avons fait des histoires collectives. On a créé des sirandanes autour du Covid-19 pour sensibiliser. Outre le fait de jouer, cela a permis de développer la mémoire.
8. Sega tipik, reconnaissance mondiale
Le sega tipik a été inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco en 2014. L’Abaim y a apporté une grande contribution. Non seulement le groupe pratique cette musique et la propage, notamment à travers son école de ravanne, mais il a aussi contribué à constituer le dossier avec ses différentes recherches et créations.
Alain Muneean : Le sega tipik faisait partie de notre travail de collecte et d’atelier de ravanne. En 1985-86, il y avait la première école de ravanne à Barkly. J’y donnais un coup de main. On l’utilisait comme activité pour les personnes qui étaient suivies pour des problèmes de drogue et d’alcool. Notre parcours nous a permis de faire des recherches et de développer une méthode de ravanne. Nous avons d’ailleurs publié un livre à ce sujet. Quand le gouvernement est venu avec le projet d’inscrire le sega tipik au patrimoine immatériel de l’Unesco, nous avions déjà la documentation et le matériel nécessaires pour cela. Et c’est tout naturellement que nous avons apporté notre contribution.
Marousia Bouvery : Tout ceci a été possible parce que nous sommes dans la communauté de Barkly, où les gens ont toujours porté nos projets. Chacun a apporté sa contribution à sa manière. Il en est de même pour Le Morne et Grand-Baie.
9. Patrimoine mondial et après ?
Depuis que le sega tipik a été inscrit comme patrimoine immatériel de l’Unesco, il n’y a pas eu grand-chose au niveau de l’État pour le promouvoir et le garder vivant. L’Abaim, de son côté, continue son travail et a réuni des pratiquants du sega tipik en association.
Alain Muneean : Il y a eu beaucoup d’efforts qui ont été faits pour l’inscription du sega tipik à l’Unesco. Malheureusement, il n’y a pas eu un plan d’ensemble pour la suite. Il ne suffit pas d’avoir deux ou trois émissions à la télé ou à la radio pour promouvoir le sega tipik. Pour le garder vivant, il faut le pratiquer. Surtout dans un contexte où l’on voit surtout le sega zip anler pour faire plaisir aux touristes. Mais seuls, nous ne pouvons faire grand-chose. Il faut plus de personnes et avec la collaboration des autorités. Il faut une « full participation ».
Marousia Bouvery : Il y a toujours des choses qui peuvent être faites. Souvent, on manque de moyens. Ce que nous avons pu faire jusqu’ici, c’est de mettre sur pied une association des pratiquants du sega tipik, avec les familles Cassambo et Legris, entre autres. Il est important de garder la tradition vivante. Non seulement il faut continuer à jouer de la ravanne, mais il faut aussi préserver la ravanne traditionnelle, face à la présence de la ravanne synthétique.
10. Après 40 ans
40 ans, c’est un long parcours. Les animateurs d’Abaim ne sont pas fatigués pour autant. Ils ont encore des projets plein la tête, et surtout, la relève est assurée.
Alain Muneean : Nous avons prévu plusieurs activités qui s’échelonneront sur un an, pour marquer cet anniversaire. Cette année marque également les 20 ans de Ti Marmit. Il y a un album en préparation et un appel à participation sera lancé. Nous prévoyons également une comédie musicale. Nous voulons transformer l’espace que nous occupons à Beau-Bassin en un lieu culturel, où il y aura un espace de partage, de collectage et d’autres activités, afin de garder le patrimoine vivant.