Par DENIS BERNARD PATRICE LE BON
Qu’adviendrait-il si, dans un avenir proche, les États‑Unis optaient pour une stratégie de restrictions numériques massives, où le paysage international du commerce technologique se métamorphosait de façon spectaculaire et irréversible ? L’hégémonie américaine, bâtie sur des décennies d’innovation et d’excellence – symbolisée par des colosses tels que, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) – se verrait ébranlée par la montée en puissance d’un modèle technologique alternatif, orchestré avec ingéniosité depuis des années aussi par la République populaire de Chine. Dans cette configuration polémogène, Washington pourrait envisager d’ériger de manière draconienne une véritable fortification, une muraille de Chine numérique, non seulement à travers une constellation de mécanismes restrictifs à l’exportation, mais également par une série de sanctions, d’exclusions et de surtaxes, dont la finalité serait de contraindre, voire punir lourdement, les États ou les entreprises qui s’aligneraient sur les standards chinois ou qui bénéficieraient d’une coopération rapprochée avec Pékin et dont l’objectif affiché, à la fois brutal et calculé, serait de préserver, vaille que vaille, la prépotence de l’écosystème numérique étatsunien par la dissuasion féroce à tout alignement susceptible de redessiner et les cartes et le dessous des cartes du pouvoir technologique mondial en sa défaveur.
L’idée, qui s’inscrirait dans une logique de réciprocité punitive – une sorte d’équation implacable : œil pour œil, dent pour dent et gigabit pour gigabit – consisterait à appliquer, sans concessions, des mesures juridico-économiques d’une rigueur saisissante pour affirmer la suprématie technologique de Washington. Ce faisant, on pourrait imaginer que l’État fédéral américain recourût à l’ensemble de ses instruments législatifs, exécutifs, normatifs et réglementaires pour imposer une barrière quasi impénétrable aux flux digitaux provenant des pays jugés complices d’un rapprochement avec la Chine. Dans une telle configuration, les retombées ne se limiteraient pas à une simple réorganisation du commerce international, mais conduiraient, en outre, à une redéfinition radicale et en profondeur des rapports de force géopolitiques, touchant du doigt la matrice même de la gouvernance mondiale. Si les autorités américaines devaient entreprendre pareille offensive numérique, elles utiliseraient certainement une panoplie d’instruments juridico-administratifs hautement sophistiqués. Il est donc concevable que Washington recourût de manière extensive au déploiement de la puissante extraterritorialité du droit américain, ou encore, en rajoutant des restrictions à l’exportation, notamment par le truchement de l’International Emergency Economic Powers Act (IEEPA), dans l’objectif de soumettre à des licences intransigeantes tout transfert de technologies considérées comme stratégiques. On pourrait alors imaginer que des composants électroniques de pointe, des logiciels de cryptage ou même des plateformes de cybersécurité seraient soumis à un régime de contrôle tel qu’il rendrait leur dissémination internationale pratiquement impossible, sauf pour les pays qui s’aligneraient sur les critères fixés par Washington. Selon certaines études du Département du Commerce américain, de telles mesures pourraient réduire de 15 à 20 % l’adoption de technologies américaines par les pays tiers, provoquant un effet de cascade sur tout l’écosystème numérique mondial. Par ailleurs, il serait envisageable que Washington choisît de sanctionner de manière astucieusement ciblée les entreprises et les États collaborant avec la Chine. Dans des scénarios hypothétiques, la mise en place d’une ‘liste noire’ des acteurs numériques – équivalente à ce qui a déjà été expérimenté avec Huawei et ZTE – s’étendrait à une gamme largement plus vaste d’entités. Cette mesure impliquerait l’exclusion des acteurs ainsi sanctionnés des marchés financiers américains et des investissements étrangers, entraînant une baisse de leurs recettes pouvant atteindre, selon certaines analyses, 25 à 30 % sur trois ans, au minimum.
L’un des leviers les plus redoutables résiderait dans la capacité de la Maison-Blanche à conditionner l’accès aux services numériques américains. On pourrait supposer que des plateformes globales de diffusion multimédia en continu (streaming), de communication et de réseaux sociaux ainsi que de publicité en ligne se verraient tout simplement refuser l’accès aux marchés américains si elles ne se conformaient pas à une stricte charte de compatibilité défendue mordicus par Washington. Une telle mesure, qui viserait à limiter considérablement l’influence des acteurs non conformes, perturberait jusqu’à 80 % les investissements publicitaires digitaux mondiaux, affectant ainsi la rentabilité des entreprises qui dépendent de ces services pour leur chiffre d’affaires, c’est du moins ce qu’indiqueraient des études d’eMarketer. Enfin, pour parer aux flux de données indésirables, Washington pourrait envisager l’instauration de droits de douane numériques sur le transfert de données, les services de cloud computing ou encore les applications logicielles, entre autres. Ces surtaxes, qui varieraient entre 10 et 15 %, sinon plus, auraient pour effet de rendre le coût des transferts technologiques alternatifs sensiblement prohibitif. Des données d’IDC et de Gartner suggéreraient que ces majorations punitives contribueraient à éroder profondément la compétitivité des entreprises extérieures à l’écosystème américain, tout en consolidant l’avantage des géants digitaux basés aux États‑Unis. Il conviendrait d’analyser, en toute rigueur, le degré de dépendance des économies mondiales aux technologies et services numériques américains, à l’exception notable de la Chine, qui a déjà, en effet, et ceci depuis bien des années, amorcé sa transition, et par extension sa souveraineté numérique, vers un système autonome : Weibo, WeChat, Baidu, Douyin, Tencent ou encore Little Red Book à côté de la 6G, l’intelligence artificielle et la robotique, ne citant que ceux-là.
Selon des rapports récents d’IDC et de Gartner, il serait vraisemblable que 70 % des infrastructures cloud utilisées par les entreprises en Europe, en Amérique latine, en Asie et dans d’autres économies développées dépendraient exclusivement des services américains, notamment Amazon Web Services, Microsoft Azure, Google Cloud, etc. Cette prédominance soulignerait l’importance vitale de ces technologies quant à la transformation digitale des entreprises et la compétitivité globale. Près de 65 % des solutions logicielles essentielles, qu’il s’agisse de systèmes de gestion, d’applications industrielles ou de plateformes de communication, seraient d’origine américaine. Ce constat, corroboré par des études de marché, indique une dépendance systématique rendant toute rupture d’accès à ces technologies extrêmement coûteuse en matière de reconversion industrielle et de réorganisation des chaînes d’approvisionnement. Le domaine de la publicité numérique, crucial pour la monétisation des données et l’innovation marketing, concentrerait environ 80 % des investissements mondiaux sur des plateformes américaines, consolidant ainsi leur influence globale. Le domaine de la cybersécurité, d’une valeur de plusieurs dizaines de milliards de dollars, s’appuie également majoritairement sur des solutions américaines, exposant ainsi l’économie mondiale à une vulnérabilité stratégique. En somme, hormis la Chine, l’intégralité de l’écosystème numérique mondial dépend largement des technologies américaines, et toute restriction unilatérale provoquerait une crise systémique aux répercussions durables sur la production, l’innovation et la stabilité géopolitique.
Il serait concevable que, dans un premier temps, les partenaires internationaux, conjuguant diplomatie et rigueur économique, parvinssent à négocier des exemptions ou des ajustements temporaires. L’Union européenne, par exemple, pourrait activer des dispositifs transatlantiques non coercitifs – tels que l’initiative Digital Compass – afin de maintenir un accès, même limité, aux technologies américaines, tout en amorçant une transition vers des solutions alternatives. Dans un tel cas, le compromis demeurerait précaire, temporaire, mais augmenterait la résilience collective face aux agressions arbitraires sous l’ère trumpienne, Acte II. Et dans une hypothèse plus radicale, si Washington persistait dans son offensive numérique sans compromis, les économies affectées se verraient contraintes d’investir massivement dans des écosystèmes alternatifs. Le Japon, l’Union européenne, la Corée du Sud, et même certaines économies émergentes, se trouveraient alors dans l’obligation de constituer des infrastructures numériquement souveraines, telles que des clouds nationaux, des logiciels libres (open source) et des normes de cybersécurité indépendantes. Une telle réorganisation provoquerait une fragmentation du marché mondial, créant, au moins deux grands pôles : un modèle américain et un ensemble de systèmes régionaux diversifiés. Des prévisions indiquent que, durant cette phase de transition, la compétitivité de certains secteurs serait réduite de 15 à 20 %, en raison des investissements massifs nécessaires à la reconversion. Enfin, il se pourrait même que les nations affectées, s’unissant dans une coalition internationale, recourussent aux instances de règlement des différends – notamment l’Organisation mondiale du commerce (OMC) – pour contester la légitimité des restrictions imposées unilatéralement par les États‑Unis. Ce recours juridico-diplomatique, si long et tellement incertain, en considérant amener Washington à assouplir sa posture afin d’éviter une condamnation collective s’apparenterait davantage à bailler aux corneilles plus qu’autre chose. Malgré cela, cette stratégie permettrait, possiblement, à moyen terme, de restaurer un équilibre dans le commerce numérique international, même si elle ne parvenait qu’à pallier partiellement les effets de l’ultra-protectionnisme numérique outre-Atlantique.
Si l’offensive numérique américaine se concrétisait, les entreprises étrangères verraient leurs coûts augmenter considérablement. La flambée des frais des services numériques – cloud, logiciels d’entreprise, plateformes publicitaires, entre autres – forcerait le redéploiement des chaînes de production vers des infrastructures alternatives, détournant ainsi des investissements de l’innovation et freinant temporairement la croissance économique de plusieurs points de pourcentage dans les pays dépendants de ces technologies. Au niveau sociétal, la restriction d’accès aux services essentiels – allant des plateformes de santé en ligne, de sites d’information aux outils d’éducation numérique – déstabiliserait des systèmes entiers, en particulier dans les économies développées, dégraderait le niveau de vie, accentuerait les inégalités et compromettrait l’accès aux services publics essentiels, aggravant une crise sociale déjà alourdie par l’hyperinflation et le chômage structurel. Géopolitiquement, si Washington imposait un contrôle unilatéral sur les technologies critiques, l’Europe, l’Asie et les économies émergentes renforceraient leurs alliances régionales. L’Union européenne accélérerait sa transition vers l’autonomie technologique, tandis que des partenariats bilatéraux se forgeraient, par exemple, avec le Japon ou la Corée du Sud, pour compenser l’absence d’accès aux technologies américaines. Ce rééquilibrage favoriserait le renforcement de l’ordre multipolaire émergeant dans lequel la rivalité entre deux grands pôles – l’un centré sur Washington et l’autre sur un ensemble d’économies alternatives, hormis Pékin – redéfinirait fortement les rapports de force internationaux et imposerait une transformation radicale des systèmes économiques et des alliances globales, ouvrant la voie à une ère multipolaire d’innovation technologique à marche forcée.