Fin mai dernier, l’association Kinouété présentait une étude inédite : Graduated Reintegration: Empowering women, girls and young people. Cette ONG, qui compte deux décennies de présence sur le terrain, se spécialise dans l’encadrement, l’accompagnement et le soutien aux femmes détenues, et ex-détenues, autant que les jeunes également, qui passent par la case prison. Soutenue financièrement par l’Union européenne (UE), cette étude exclusive met au grand jour des obstacles majeurs que rencontrent les interviewés, notamment dans la société active, pour trouver de l’emploi, auprès de leurs proches et amis. « Ce sont des bases sur lesquelles, nous le souhaitons, que les autorités concernées, avec notre collaboration, utiliseront pour œuvrer vers une meilleure politique de réinsertion et de réintégration au sein de la population », indique Pauline Bonieux, présidente de l’ONG.
Parlez-nous de Kinouété ?
Créée en 2001, l’association Kinouété œuvre pour la réinsertion sociale et professionnelle des personnes confrontées à l’incarcération. Nous intervenons directement en prison, mais aussi à l’extérieur. À travers un accompagnement individualisé, la mise en place de programmes de soutien psychologique, de formation, de médiation familiale et d’accompagnement vers l’emploi, Kinouété agit sur les causes profondes de la récidive.
Nous accompagnons l’individu dans un processus de changement, mais au bout du compte, c’est lui qui doit faire le travail. C’est lui qui doit décider de changer de vie. Notre action repose sur la conviction que la réinsertion réussie est non seulement un droit, mais aussi une nécessité pour construire une société plus juste, inclusive et résiliente.
Kinouété est une organisation non gouvernementale profondément ancrée dans une vision humaniste. Nous croyons que chaque personne a de la valeur, et qu’elle a droit au respect et à la dignité. Nous abordons chaque détenu ou ex-détenu avec un regard de non-jugement. Notre rôle n’est pas de juger – cela relève du système judiciaire – mais de redonner confiance, pour que chaque individu puisse croire en ses capacités et en un avenir meilleur.
Nous croyons que chacun est capable de changer pour le meilleur. Notre mission est de créer un environnement – intérieur et extérieur – propice à des choix de vie plus sains. Le regard que l’on porte sur une personne est crucial : il peut l’enfermer dans son passé ou ouvrir la voie vers d’autres possibilités. En prison, certaines femmes nous disent souvent : Enn zour laport pou ouver. Elles vivent avec cet espoir. Il nous revient, à nous tous en tant que société, d’ouvrir ces portes.
– Aujourd’hui, quels sont les défis que l’association rencontre ?
– Les défis sont nombreux. Kinouété fait face à des ressources limitées (en personnel, en financement, en infrastructures) pour répondre à une demande croissante. Le regard social reste empreint de stigmatisation et de préjugés, ce qui freine considérablement la réinsertion. Malgré les démarches de plaidoyer, peu d’employeurs acceptent d’embaucher des personnes ayant un casier judiciaire.
La rechute fait malheureusement partie du processus de réhabilitation. Pour l’éviter, il faut renforcer nos capacités. Nos équipes doivent continuellement se former pour répondre à des problématiques complexes et en constante évolution : addictions, traumatismes, délinquance… Les professionnels spécialisés restent rares.
Autre difficulté majeure : l’absence d’une stratégie nationale forte pour la réinsertion sociale. Sans coordination entre ONG, institutions publiques et secteur privé, il est difficile d’agir efficacement.
La réinsertion est multifactorielle : logement, emploi, soutien familial et ancrage communautaire sont essentiels. Les ex-détenus sortent souvent sans ressources, sans abri, sans lien social. Il faut agir dans l’urgence pour répondre à des besoins fondamentaux. Par exemple, il n’existe pas encore d’abri de nuit pour les femmes.
Souvent désocialisées, les personnes ayant été incarcérées peinent à reprendre des habitudes simples : décider à quelle heure se lever, quoi manger, ou comment se présenter à un entretien. La stigmatisation aggrave leur isolement.
C’est pourquoi une stratégie nationale, intégrant tous les acteurs concernés, est essentielle. Elle permettrait de mieux coordonner les efforts et de réduire significativement la récidive, pour le bénéfice de l’ensemble de la société.
– Que faire pour que le regard change sur les ex-détenus ou ceux qui sont encore incarcérés ?
– Il faut sensibiliser l’opinion publique à travers des témoignages, des récits de réinsertion réussie, dans les médias, les écoles, les lieux publics. En allant à la rencontre des détenus, on réalise qu’ils sont souvent des personnes ordinaires, avec un parcours différent, certes, mais chacun digne d’écoute et de respect.
Nous devons aussi travailler avec les entreprises, les institutions éducatives et les collectivités pour promouvoir une culture de la seconde chance. Cela doit être appuyé par des politiques publiques concrètes visant à garantir l’égalité des chances et à lutter contre la discrimination.
Si la société ne croit pas qu’une personne peut changer, si elle lui enlève la possibilité de devenir meilleure, alors n’avons-nous pas perdu notre humanité ? Nous croyons que la justice doit être un processus de réparation, pas seulement de punition.
– Quels sont les objectifs de l’étude que vous avez présentée ?
– Kinouété a lancé cette recherche pour mieux comprendre les mécanismes qui freinent ou empêchent la réinsertion durable des jeunes et des femmes ex-détenus. L’étude s’appuie sur des données solides et contextualisées, recueillies auprès de 59 participants : ex-détenus, membres de leurs familles, professionnels de la réinsertion et citoyens.
Elle met en lumière des problématiques majeures : santé mentale, emploi, logement, stigmatisation, ruptures familiales, ou encore l’absence de services post-carcéraux structurés. L’objectif est de proposer des pistes d’action concrètes, tant en matière de politiques publiques que de coordination institutionnelle.
-En quoi le projet financé par l’Union européenne vous aide-t-il à faire avancer votre travail ?
– Le projet Graduated Reintegration: Empowering women, girls and young people, financé par l’Union européenne, a été une véritable opportunité pour Kinouété. Il a permis de renforcer l’accompagnement des bénéficiaires, notamment durant la période critique de transition entre prison et retour en communauté.
Il a introduit une approche plus holistique, centrée sur les besoins psychosociaux des bénéficiaires, afin de prévenir les rechutes. L’objectif est de favoriser leur stabilité mentale et économique, en travaillant sur l’emploi et l’entrepreneuriat.
Notre équipe pluridisciplinaire – Case Management Officers, Community Mobilisers, Psychological and Well-Being Officers – agit de manière concertée, en étroite collaboration avec les familles et les communautés.
Le projet a aussi permis de consolider notre réseau de partenaires, publics et privés, pour améliorer la qualité des services. L’étude intégrée confirme nos constats de terrain et propose de nouvelles pistes à explorer.
Un accent particulier est mis sur les jeunes : environ 52% des personnes incarcérées à Maurice ont moins de 30 ans, souvent pour des délits liés à la drogue. Grâce au projet de l’UE, nous atteignons les jeunes les plus vulnérables, non seulement en prison, mais aussi dans leurs communautés. Nous organisons des événements dans des zones d’intervention ciblée pour rendre nos services accessibles. Nous travaillons également avec les familles, offrant du soutien, de la médiation et des conseils.
– Pouvez-vous expliquer simplement comment fonctionne votre programme d’éducation par les pairs ?
– Depuis un an, nous menons des programmes d’éducation par les pairs, à l’intérieur et à l’extérieur des prisons.
En milieu carcéral, les pairs éducateurs sont formés, en collaboration avec le département du Welfare, sur des thèmes comme la communication, la gestion des conflits, la prévention du suicide, l’estime de soi et la santé mentale. Ces pairs éducateurs deviennent ainsi des ambassadeurs qui soutiennent les autres détenus dans les moments de tension et de détresse.
Dans la communauté, d’anciens détenus formés interviennent à leur tour auprès d’autres ex-détenus. Grâce à leur vécu, ils créent un lien de confiance et deviennent des modèles de changement. Ce programme favorise la prise de conscience, l’estime de soi et l’autonomisation. Il permet également de retrouver d’anciens bénéficiaires perdus de vue ou qui n’avaient pas pu être suivis.
-Qu’est-ce qui vous motive dans votre travail au sein de Kinouété ?
– Ce qui me motive profondément, c’est de voir des personnes retrouver leur dignité, leur place dans la société, reconstruire leur vie, renouer avec leurs proches, ou simplement décrocher un emploi. Chaque petit pas en avant est une victoire contre l’exclusion.
Travailler chez Kinouété, c’est participer à un changement social fondamental : faire en sorte qu’aucun être humain ne soit abandonné, et que chacun ait une vraie chance de se réinventer.