PENSEURS DU SUD, N0.12   Marcelle Lagesse (1916-2011) : De la Psyché ‘Zilwaz’

Dr Jimmy Harmon

- Publicité -

Le dernier numéro de la rubrique ‘Penseurs du Sud’ portait sur Lincoln Mali, homme d’affaires africain qui pense le « leadership » autrement (Rubrique No.11, Forum – Le Mauricien, 1er juin 2023). De ces onze numéros, à ce jour, nous avons découvert deux femmes. Il s’agit de ‘Charlotte Maxeke (1874-1939) : femme qui pense, qui panse le monde’ (Rubrique No.2, Le Mauricien, 12 novembre 2021) et ‘Gayatri C. Spivak : Changeons les choses par « Affirmative Sabotage » (Rubrique No.6, Le Mauricien 29 septembre 2022). Pour ce douzième numéro, nous évoquerons une troisième femme. C’est Marcelle Lagesse (1916-2011), journaliste et autrice mauricienne d’une dizaine d’ouvrages (contes, romans, et pièce de théâtre). Plusieurs de ces ouvrages ont figuré au programme de littérature française pour les épreuves du School Certificate tels que La Diligence s’éloigne à l’Aube, Le Vingt Floréal au Matin  et Cette Maison pleine de fantômes et Une jeune femme au Mont Limon. Cependant, on retrouve aujourd’hui très peu ou presque plus de mémoires ou de thèses au niveau des études universitaires sur les ouvrages de Marcelle Lagesse. Elle sombre progressivement dans l’oubli. Or, les œuvres de Marcelle Lagesse méritent d’être relues et étudiées à la lumière des progrès des sciences humaines (histoire, philosophie, lettres et anthropologie). Il y a une telle densité et description de la profondeur de l’âme humaine (la psyché) chez cette écrivaine qui la rapproche de la plume d’une psychanalyste du terroir (les îles). C’est ce que je mets en exergue en reprenant quelques aspects saillants dans Cette Maison pleine de fantômes (2001) et Une jeune femme au Mont Limon (2009).

 

Journaliste et écrivaine

Marie Rita Marcelle Caboche naquit le 7 février 1916 à l’île Maurice. Mariée jeune à Gaston Lagesse, elle devint veuve. Elle décida alors de suivre son père nommé administrateur des îles Salomon, appartenant à l’archipel des Chagos. La jeune Marcelle y restait de 1938 à 1942 avant de revenir à Maurice où elle s’installa définitivement. Elle travailla pour subvenir à ses besoins, entama une carrière de journaliste. Marcelle Lagesse travailla pour le Journal officiel du Public Relations Office de 1942 à 1950. En parallèle, elle écrivait aussi des articles pour trois quotidiens mauriciens, Le CernéenLe Mauricien et Advance qui, pendant la Deuxième Guerre mondiale, en raison de la pénurie de papier, s’étaient alors regroupés en une feuille commune tout en gardant néanmoins leur autonomie. Après la guerre, Marcelle Lagesse continua à collaborer au Mauricien et ce, jusqu’en 1961. Elle rejoignit Action, journal ayant comme fer de lance   Roger Merven dans les années 50. Action parut de 1957 à 1964. Ensuite, sollicitée par Advance, journal du Parti Travailliste et indépendantiste sous la direction de Marcel Cabon, Marcelle Lagesse y collabora en écrivant des chroniques hebdomadaires jusqu’en 1971. En 1987, elle se consacra à la rédaction de l’histoire de la Mauritius Commercial Bank Ltd puis à des recherches sur sa propre famille avant l’installation de celle-ci à l’île de France. Elle publia ses recherches en 2004, à l’âge de 88 ans. Elle mourut le 8 mars 2011, à 94 ans.

« Terrible secret » & « Passé »

Cette maison pleine de fantômes – en feuilleton en 1963 dans le journal Action et comme roman en 2001. Le personnage principal, Marie-Francoise Lehelle est, avec Jean Grelu, la seule rescapée de l’explosion du moulin à poudre de Baie-aux-Tortues (Balaclava) qui produisait de la poudre à canon pour l’empire français. L’explosion se produisit le 20 septembre 1774 et aurait fait 300 victimes. Mais l’auteure dans sa postface s’excuse auprès du lectorat pour son erreur car elle découvrit par la suite en consultant l’unique journal de l’époque Annonces, Affiches et Avis Divers pour les Colonies des Iles de France et de Bourbon (1774) qu’il y eut cette explosion mais causant seulement 11 morts et 29 blessés. Cette information est confirmée aujourd’hui par les toutes dernières recherches archéologiques et historiques qu’on peut trouver dans la publication The Moulin à Poudre Cultural Landscape. History and Archeology (CRSI, University of Mauritius, 2018). On y apprend que la cause de l’explosion vint d’un esclave qui fumait sa pipe et son corps fut retrouvé là. Tout le roman de Marcelle Lagesse tourne autour d’un « terrible secret » de Marie-Francoise Lehelle. Elle pense que c’est John Wall, jeune homme qu’elle avait rencontré au Bal du Gouverneur donné en l’honneur de l’épouse de Pierre Poivre, qui aurait mis le feu au moulin. John Wall est Francais par sa mère et Anglais par son père mais sert sous le drapeau anglais. Marie-Francoise Lehelle et John Wall eurent une relation intime et au lendemain de l’explosion, il disparut. Alors, Marie-Francoise s’auto-analyse et dit : « Je suis pourtant assez lucide pour comprendre que ces détails n’ont aucune importance puisque je ne suis prisonnière que de moi-même » (p.7) et plus le temps passe elle se dit : « Quand nous regardons ainsi en arrière, mille faits que nous croyions sans importance surgissent et s’imposent. […] la chaleur d’un matin d’été, le parfum d’un buisson en fleurs… » (p.29).

Une jeune femme au Mont Limon (1996) raconte le retour d’Amandine sur l’île Rodrigues après seize ans d’absence. Elle fut envoyée à Maurice par sa mère pour entreprendre ses études chez les sœurs de Lorette. Elle hérite une maison située au Mont Limon dans laquelle ses parents sont décédés de la malaria. Cependant, elle apprend que des choses étranges en relation avec sa mère se sont passées dans cette demeure. Finalement, elle prit connaissance d’une lettre de sa maman. Un homme, que la population locale qualifie « d’ermite », rôde sur l’île cherchant son père disparu. On comprend que ce père disparu a, en fait, été tué par le père d’Amandine en raison d’une relation entre sa mère et cet homme. Amandine est troublée par ce passé : « Mais ce n’était plus l’avenir que je craignais, c’était le passé ». (p.17) ou encore : « Sur cette île je me sentais prisonnière des souvenirs et des êtres ». (p.54). Les doutes, regrets et remords que le « terrible secret » de Marie-Francoise, d’un côté, et « le passé » emprisonnant d’Amandine, de l’autre, sont des formes d’expression de l’inconscient.

La piste Furlong

Dans un dossier paru sur le site https://ile-en-ile.org/lagesse, Robert Furlong, en collaboration avec Yvan Martial et Pascal Lagesse, nous fait une présentation des œuvres de Marcelle Lagesse. Le premier nous met sur la piste de l’inconscient qui est le socle de l’écriture chez Marcelle Lagesse. Ainsi, Furlong nous donne sa source. Il cite une chronique de janvier 1965 dans Le Mauricien par Marcelle Lagesse : « Quand on arrive à voir en rêve tout le déroulement d’un conte, peut-on parler de subconscient ? Lorsque je me lance dans un roman et que je bute contre une situation inextricable, je puis tout abandonner et m’endormir avec confiance. En rêve, la situation se dénoue, j’attrape des points de repère, des personnages apparaissent et tout redevient facile. Mystère… ». Au fait, on pourrait dire que tout cela relève de la psyché.

De la Psyché ‘Zilwaz’ (Iloise)

La psyché se définit comme un ensemble des processus conscients et inconscients propres à chaque individu. Cet inconscient se manifeste souvent sous forme de rêves, de l’imaginaire, de lapsus, ou d’actes manqués. Les romans de Marcelle Lagesse nous révèlent une psyché propre aux îles : la présence de l’eau comme limite à l’errance, et de l’intensité des contraintes qu’elle exerce sur le comportement de tous. Robert Furlong nous rapporte que conformément à ses souhaits, les cendres de Marcelle Lagesse ont été immergées dans la rade de Port-Louis à la pointe du Caudan. Elle était convaincue d’avoir été marin dans une vie antérieure. C’est ce que j’appellerai de la « psyché zilwaz (iloise) ». L’emploi du mot « zilwaz » en langue et orthographe créole est pour bien faire ressortir que c’est une psyché marquée par un environnement politique et social propre aux îles qui ont connu la colonisation. Elle révèle l’état d’âme de l’individu pendant et après la colonisation. Le domaine de l’ethnopsychiatrie peut nous aider à saisir la particularité de cette « psyché » car l’ethnopsychiatrie ne se limite pas seulement à l’efficacité thérapeutique mais tient compte de l’environnement de l’individu et considère surtout que toute personne a un savoir sans « représentants savants ». Tobie Nathan, psychologue et premier fondateur du Centre d’ethnopsychiatrie en France parle de la quintessence de cette ethnoscience, qui est liée au « savoir » du peuple. Aussi, les recherches montrent que l’analyse psychologique d’un certain type d’espace illustre que la forme géographique particulière du monde dans lequel nous vivons implique nécessairement une incidence sur notre vision positive ou négative de ce monde.

Et alors ?

Ma conclusion est simple. Que nos universitaires retournent aux publications de Marcelle Lagesse et creusent. Je suis sûr que nous y trouverons les trésors du boucanier.

Références

Corina Julie & Patricia Potage. Analyse critique, Une jeune femme au Mont Limon par Marcelle Lagesse, ELP LTD, 1998.

E.J. Alnot Buton, Analyse critique. Cette maison pleine de fantômes, EOI, 2005.

Entretien avec Tobie Nathan, Questions d’ethnopsychiatrie, Outre Terre 2005/2 No.11, pp.575-581, Ed. Outre-Terre.

Robert Furlong, Marcelle Lagesse, 1916-2011. https://ile-en-ile.org/lagesse

Stéphane Gombaud. Iles, insularité et îléité Le relativisme dans l’étude des espaces archipélagiques. Thèse de Doctorat. Faculté : Géographie. Université de la Réunion, 2007.

 

 

 

- Publicité -
EN CONTINU
éditions numériques