Implantée à Maurice depuis 2005, Euro CRM fait partie des pionniers du secteur de l’externalisation de services clients sur l’île. Sa fondatrice et PDG, Pia Heitz, revient sur son parcours, son installation « à contre-courant » à Maurice, l’évolution du métier et l’impact des transformations technologiques, notamment l’intelligence artificielle.
Vous êtes arrivée à Maurice il y a 20 ans. Comment est née l’idée de vous implanter ici ?
À l’époque, c’était vraiment un pari. Euro CRM est une entreprise 100% française, que j’ai créée en 2000, il y a 25 ans. En 2005, j’ai décidé de m’installer à Maurice, mais à contre-courant de ce que faisaient les entreprises françaises de mon secteur. À ce moment-là, la majorité des centres d’appels s’implantaient en Tunisie, au Maroc, puis plus tard en Afrique subsaharienne, car ce sont des pays francophones.
Moi, je voulais autre chose. Je cherchais un pays où je pouvais avoir l’avantage de deux langues – le français et l’anglais –, mais aussi un endroit où la concurrence n’était pas déjà saturée. Quand vous allez en Tunisie, au Maroc, vous avez des centaines de centres d’appels, parfois une ville entière dédiée à cette industrie. Je ne voulais pas me retrouver noyée dans un marché ultra-concurrentiel.
Maurice cochait plusieurs cases : la stabilité politique et économique, la démocratie, un bon niveau d’éducation, un vrai multiculturalisme, et surtout une ouverture d’esprit des Mauriciens, habitués à dialoguer avec des étrangers grâce au tourisme. C’est fondamental, parce qu’un conseiller clientèle passe sa journée à parler à des Français. Pour que l’échange soit crédible, il faut connaître la mentalité, l’histoire, les codes culturels… et ici, je sentais que ce serait possible.
Vous ne vous êtes même pas installée à Ébène, pourtant considérée comme “LE” hub du BPO… Pourquoi ce choix ?
Effectivement, j’aurais pu m’installer directement à la Cybertour. C’était logique, c’était “le” symbole du BPO. Mais j’ai pris un pari différent : nous nous sommes installés à Moka, sur un site qui n’était pas destiné au BPO. Nous l’avons transformé, adapté, professionnalisé… Et 20 ans plus tard, nous y sommes toujours. On peut dire que ça nous a porté chance !
Quels étaient vos premiers clients et comment se sont passés les débuts ?
Quand nous sommes arrivés à Maurice, nous n’avions pas encore de très gros clients français prêts à externaliser massivement. En France, nous avions déjà des centres d’appels – notamment en Normandie, dans le Nord du pays, et un autre aux Caraïbes, en Guadeloupe, où nous opérons pour Orange.
Ici, nos premiers clients ont été des entreprises dans les télécoms et l’énergie. Ce sont d’ailleurs toujours nos secteurs forts aujourd’hui. Au début, les choses n’étaient pas faciles : les connexions télécom étaient encore chères, les outils pas aussi performants qu’aujourd’hui, et l’industrie était nouvelle pour les Mauriciens. Il a fallu tout construire.
Le secteur a énormément évolué. Comment votre métier s’est-il transformé ?
Dans mon métier, j’ai envie de dire qu’on ne peut jamais dormir tranquille. Chaque année, on élabore un budget et on se dit : « Cette année, ça va rouler ». Et trois mois plus tard, tout change !
Le secteur de la relation client a été frappé de plein fouet par la digitalisation. Il y a dix ans, on parlait déjà d’accélération technologique, mais aujourd’hui, on la vit. Les clients n’appellent plus autant qu’avant. Ils utilisent leur smartphone, les applications, les FAQ, les chats, les services en ligne… Et donc, la voix, notre cœur historique de métier, diminue.
Les volumes de services clients « de masse », très répétitifs, ont baissé. Ce que faisait auparavant une équipe de 50 conseillers peut aujourd’hui être remplacé en partie par un système automatisé.
Vous dites souvent que vous ne voulez pas être un « numéro parmi X ». Que voulez-vous dire ?
Je refuse que notre entreprise soit juste un exécutant, interchangeable avec n’importe quel prestataire. Donc, nous avons changé de positionnement. Nous ne cherchons plus les missions où l’on fait du volume, mais celles où l’on apporte de la valeur.
Cela veut dire quoi ?
Cela signifie que nos prestations sont plus qualitatives, plus spécialisées, avec des conseillers mieux formés, capables d’accompagner, de conseiller, d’analyser, et non de simplement réciter un script. Les entreprises sont prêtes à payer plus cher pour cela, ce qui nous permet de rester compétitifs.
J’utilise souvent l’image du paquebot : une entreprise, surtout quand elle atteint notre taille, ne se transforme pas en claquant des doigts. Il faut du temps, une vision claire, et embarquer tout le monde.
L’intelligence artificielle bouleverse votre secteur. Est-ce une menace ou une opportunité ?
Les deux. Et il faut le dire franchement. L’IA supprime un certain nombre de métiers, oui. Toutes les tâches répétitives, standardisées, sont en train de disparaître. Ce n’est pas propre à l’externalisation : ça touche toutes les industries, partout dans le monde. On l’a vu en Tunisie récemment : plus de 6 000 emplois supprimés dans les centres d’appels à cause de l’automatisation.
Chez nous, l’IA a un impact sur certains programmes. Mais nous l’avions anticipé, ce qui fait que nous n’avons pas dû licencier. Nous avons compensé par d’autres types d’activités et par notre croissance.
Mais il y a un autre côté, positif : l’IA améliore le travail du conseiller. Elle lui permet d’avoir des formations plus pointues ; de rechercher plus rapidement des informations ; d’avoir une analyse qualité plus précise ; d’être plus efficace pour aider le client. Donc, le conseiller d’hier n’est plus celui d’aujourd’hui. Avant, une formation classique suffisait. Aujourd’hui, nos conseillers doivent être plus qualifiés, mieux formés, plus agiles.
Mais je reste convaincue qu’il y aura toujours un besoin humain. Quand il y a de la vente, du conseil, des émotions, des questions complexes, le client veut parler à quelqu’un.
Concrètement, quels types de services proposez-vous aujourd’hui ?
Il y a plusieurs pôles : la relation client et l’activité commerciale. Cela inclut la vente, l’accueil client, la fidélisation, ou ce qu’on appelle l’“upsell”, c’est-à-dire proposer au client une offre qui correspond mieux à ses besoins.
Par exemple, nous accompagnons depuis Maurice des jeunes en France qui sont en formation en alternance. Nous contactons des entreprises françaises pour leur trouver un contrat. C’est un vrai métier RH, impossible à automatiser entièrement.
Il y a aussi des comptables malgaches formés au système français qui gèrent l’enregistrement de factures, les rapprochements bancaires, etc.
C’est donc très varié et bien plus complexe qu’on ne l’imagine de l’extérieur. Le cliché du « centre d’appels » où on répète un script avec un casque est dépassé depuis longtemps !
Vous évoquez souvent le manque de main-d’œuvre à Maurice. Comment gérez-vous ce défi ?
C’est un vrai sujet. Le marché de l’emploi à Maurice a beaucoup changé, surtout ces cinq à six dernières années. Il est devenu très difficile de recruter, notamment des jeunes prêts à travailler avec des horaires flexibles. Beaucoup de jeunes, une fois formés, préfèrent partir à l’étranger : en France, au Canada, en Australie… Et je les comprends, ils cherchent des opportunités.
Mais pour nous, cela crée un défi. Pour continuer à nous développer, nous avons dû nous ouvrir davantage à d’autres bassins de talents. Et c’est ce qui nous a conduits à embaucher également à Madagascar. Cela fait maintenant cinq ans que nous travaillons avec des collaborateurs malgaches, ici à Maurice, sur des contrats de plusieurs années.
C’est un cercle vertueux : ils se forment dans notre culture d’entreprise, repartent ensuite avec un métier et des compétences, parfois pour intégrer nos équipes à Madagascar. Sans cette possibilité de recruter des Malgaches, notre croissance aurait été freinée.
Vous avez donc créé une structure à Madagascar. Pourquoi ?
Oui. Madagascar est complémentaire de Maurice. Mais attention : nous n’y faisons pas la même chose. Certains clients ne veulent pas externaliser à Madagascar, car ils perçoivent le pays comme moins stable politiquement. Maurice garde une image de pays fiable et rassurant. Donc, pour certains types de services à valeur ajoutée, ils veulent Maurice.
Madagascar nous permet de gérer des activités qui nécessitent plus de volume, ou des profils spécifiques comme en comptabilité. Cela équilibre notre modèle. Mais je le redis : Maurice reste stratégique. Je garde « Maurice cheville au corps », comme je dis souvent. J’y crois profondément.
Pourtant, Maurice devient l’un des pays les plus chers pour le BPO… Comment rester compétitif ?
C’est vrai. Et je vais le dire très simplement : aujourd’hui, Maurice est l’un des pays les plus chers pour l’offshoring francophone. Quand je parle avec des clients français, ils comparent : la Tunisie est moins chère, l’Afrique subsaharienne aussi… et c’est à deux à trois heures de vol seulement. Donc, oui, il faut se battre. Mais mon rôle n’est pas de pleurer sur les difficultés. Un chef d’entreprise doit croire en son projet et donner une vision.
Maurice ne peut plus se battre sur le bas coût. Cette époque est finie. Les salaires augmentent, la vie est plus chère – et c’est normal. Le pays évolue. Donc il faut pivoter vers des métiers à valeur ajoutée, comme l’ont fait d’autres secteurs à Maurice : le textile, l’agroalimentaire, l’hôtellerie haut de gamme… Cela demande plus de formation, plus de compétences, plus d’innovation.
Vous tirez la sonnette d’alarme sur la formation technologique des jeunes. Quel est le problème, selon vous ?
Pour moi, c’est très clair : Maurice manque cruellement de formations technologiques de haut niveau. Nous avons besoin d’écoles d’ingénieurs, de filières techniques fortes, de centres de formation en intelligence artificielle, en informatique, en développement, en data. Je rencontre tellement de jeunes Mauriciens brillants, qui finissent à Polytechnique, à Centrale, à Cambridge, et qui partent – parce que l’écosystème de formation n’existe pas ici.
Pourquoi serait-il impossible d’avoir à Maurice ce que d’autres pays ont mis en place ?
Et je précise : je ne parle pas uniquement d’écoles privées hors de prix. Il faut des parcours accessibles, co-construits avec le privé, et alignés sur les besoins du marché.
Votre message au gouvernement est donc direct ?
Oui. Je lance un appel clair, constructif, mais urgent : il faut revoir la politique de formation technologique et d’ingénierie.
Nous avons besoin de former plus de développeurs, d’ingénieurs, de techniciens IT, de créer des filières publiques solides en STEM (Science, Technologie, Ingénierie, Mathématiques), de rapprocher les entreprises des institutions de formation.
Ce n’est pas normal qu’on trouve plus facilement des informaticiens très bien formés à Madagascar, où il y a moins d’emplois, qu’à Maurice, où il y a une demande énorme ! Il faut une stratégie nationale sur la formation et l’emploi des jeunes.
Quel regard portez-vous sur la jeune génération mauricienne ?
J’ai beaucoup d’affection pour les jeunes qui travaillent avec nous. Beaucoup sont brillants, pleins d’idées, ouverts au monde. Mais il y a aussi, il faut le dire, un défi culturel : le rapport au travail.
Le pays s’est développé vite. Il y a du confort, de la consommation, des opportunités. C’est très positif. Mais certains jeunes veulent tout, tout de suite, sans passer par les étapes.
Je le dis avec bienveillance : il faut redonner le goût de l’effort. Il faut construire, apprendre, être fier de contribuer. Parce que sinon, à quoi sert d’avoir des centres commerciaux pleins si les entreprises n’ont plus de talents pour tourner ?
Comment décririez-vous votre management ?
Mon rôle n’est pas de tout décider. Au contraire, j’ai des managers extraordinaires. Ici, je leur donne beaucoup d’autonomie parce que le marché bouge tellement vite que si on attend les décisions de Paris, c’est trop tard.
La clé, c’est la confiance, la communication et une vision partagée. Chez Euro CRM, tout le monde sait où on va, et pourquoi. Et j’ai la chance d’avoir une équipe fidèle. Certains sont avec moi depuis 20 ans. Ils ont commencé au téléphone et aujourd’hui, ce sont des dirigeants. C’est ma grande fierté !
Les règles en France sur la prospection téléphonique vous freinent-elles ?
Oui, la France réglemente beaucoup – parfois trop. Sur la prospection téléphonique, les règles sont devenues très strictes. On s’est dit : « C’est fini, c’est la mort du métier ! ». Puis, nous nous sommes adaptés.
Avant, on appelait les prospects. Aujourd’hui, on ne peut appeler que si la personne a exprimé un besoin. C’est plus sain, plus éthique. Ça réduit les volumes, mais ça améliore la qualité. On fait de la vente conseillée, pas de la vente forcée.
On a aussi développé des solutions internes, en utilisant le data marketing. On ne subit plus le marché : on crée nos propres leads, nos propres campagnes. On devient plus autonome.
Après 25 ans, que retenez-vous de votre aventure à Maurice ?
J’en retiens une aventure humaine incroyable. Quand je repense à nos débuts, avec un métier presque inconnu ici, et que je vois aujourd’hui les talents qui ont grandi avec nous, je suis émue.
Ce qui me touche le plus, ce sont les hommes et les femmes qui ont fait ce chemin avec moi. Des collaborateurs fidèles, passionnés, courageux, que je n’ai jamais retrouvés avec la même intensité ailleurs. Maurice m’a beaucoup apporté.
Et l’avenir…
Nous allons continuer à investir dans la technologie, la formation, des services plus pointus et plus intelligents. L’avenir appartient aux organisations qui savent se réinventer. Et chez Euro CRM, on n’a jamais cessé de le faire.
Jean Marc Poché

