RUBEN SANDAPEN
Cent ans après l’émergence de la physique quantique, 2025 a été décrétée par les Nations Unies l’Année internationale des sciences et technologies quantiques. La physique quantique nous a d’abord permis de comprendre la matière, en particulier le comportement des électrons dans les matériaux. Toute l’électronique moderne (ordinateurs, téléphones portables, etc.) découle de cette compréhension. Elle nous a aussi permis de comprendre que la lumière est constituée de particules élémentaires, appelées photons, qu’on peut manipuler pour créer le laser qui a d’innombrables applications au quotidien. La physique quantique nous a appris que certaines particules subatomiques possèdent des « spins » qu’on peut manipuler avec des champs magnétiques : c’est la physique de l’Imagerie par Résonance Magnétique (IRM), un outil de diagnostic médical aujourd’hui indispensable.
En se référant à ces progrès technologiques, on parle de première révolution quantique. Si on évoque une première révolution, c’est qu’il y en a une deuxième. On est en train de la vivre en ce moment même. Cette deuxième révolution utilise les concepts fondamentaux de la physique quantique pour traiter l’information. Pas l’information dans le sens courant (comme au journal télévisé) mais l’information comme objet physique, quantifiée en q-bits, un q-bit étant une superposition quantique de bits. Les ordinateurs quantiques, dont les premiers prototypes font déjà la une des nouvelles, manipulent l’intrication entre q-bits pour traiter l’information, promettant ainsi une rapidité de calcul phénoménale : un ordinateur quantique pourra effectuer en quelques secondes un calcul qu’un ordinateur classique (comme celui qu’on utilise au bureau) prendrait des milliards d’années à effectuer. On parle aussi de cryptographie quantique pour transmettre l’information de façon ultrasécuritaire, et de métrologie quantique pour améliorer la précision des mesures physique.
Les mots sont dits : superposition, mesure et intrication. Mais que veulent-ils dire?
Si on lance une pièce de monnaie en l’air, on peut, en principe, calculer avec les lois de la mécanique classique de Newton, la face sur laquelle la pièce va retomber. Mais ce calcul est compliqué et, pour des raisons pratiques, on renonce à le faire. On a alors recours à la notion de probabilité. Si la pièce de monnaie est non-biaisée, il y a autant de chance qu’on obtienne pile ou face à chaque lancée. On dit alors que les probabilités d’obtenir pile ou face sont égales, chaque probabilité étant égale à 50%. Si la pièce est biaisée, la probabilité d’obtenir une face est supérieure à 50%, ce qui signifie que la probabilité d’obtenir l’autre face est moins que 50%. Par exemple, pour une pièce biaisée cote face, la probabilité d’obtenir face peut être 80% et celle d’obtenir pile 20%. Remarquons qu’il existe aussi des états intermédiaires « ni pile, ni face » lorsque la pièce virevolte dans l’air. Mais on ne s’intéresse pas à ces états bien qu’ils existent.
Revenons aux probabilités. Elles caractérisent de l’information manquante sur l’évolution de l’état de la pièce. Elles apparaissent parce qu’on renonce à suivre d’instant en instant cette évolution trop compliquée. On pourrait se passer de ces probabilités si on avait le temps et la puissance de calcul pour suivre d’instant en instant cette évolution. Dans la vie de tous les jours, les probabilités sont utiles. Par exemple, lorsque la météo nous dit qu’il y a 80% de chance qu’il pleuve demain, cela suffit pour prendre une décision pratique : ne pas oublier son parapluie.
Imaginons maintenant une pièce quantique. Contrairement à la pièce ci-dessus (qu’on qualifiera désormais de classique), elle ne possède que deux états observables: pile ou face. On n’observe jamais d’autres états comme pour la pièce classique qui virevolte dans l’air. C’est une première différence. Il y a une deuxième différence : Si on observe face (ou pile), cela n’implique pas que la pièce était dans cet état avant d’être observée. Ceci n’est pas vrai en physique quantique. Avant l’observation, la pièce quantique peut être dans une superposition d’états pile et face en même temps. Lors de l’observation, cet état s’effondre soit vers l’état pile ou l’état face avec des probabilités que la physique quantique permet de calculer. Contrairement aux probabilités classiques, les probabilités quantiques ne caractérisent pas de l’information manquante. Bien au contraire, qu’elles nous disent tout ce qu’il y a à savoir sur notre pièce quantique. Elles sont fondamentales. On ne peut se passer d’elles.
Bien sûr, les pièces quantiques n’existent pas. Cependant, certaines particules élémentaires peuvent exhiber un comportement quantique similaire. Par exemple, les photons, les particules de lumière mentionnées plus haut, possèdent deux états de polarisations. Ce qu’on a dit plus haut pour les états pile et face d’une pièce quantique reste vrai pour les deux états de polarisation du photon.
Einstein était inconfortable avec la nature fondamentale des probabilités quantiques de même que l’effondrement instantané d’un état quantique par l’acte d’observation. Il ne niait pas que les prédictions quantiques étaient correctes mais il pensait que la théorie quantique était incomplète. Pour Einstein, les probabilités quantiques étaient une conséquence d’une théorie classique sous-jacente cachée. Bohr, un autre géant de la physique, lui pensait que la physique quantique était complète et qu’il n’avait pas de théorie classique sous-jacente cachée. En 1935, Einstein, Podolsky et Rosen (EPR) publièrent un papier dans lequel ils considèrent une paire de particules dans un état quantique dit intriqué. La physique quantique dit que l’état commun des deux particules demeure intriqué à moins qu’une mesure soit effectuée sur l’une des deux particules. Alors, l’état intriqué s’effondre et on en déduit instantanément l’état de l’autre particule. Ceci reste vrai quelle que soit la distance entre les deux particules. Une particule peut être sur terre et l’autre sur la galaxie d’Andromède. Cette sorte d’action mystérieuse à distance conduira EPR à conclure que la théorie quantique est incomplète. L’article d’EPR fut immédiatement réfuté par Bohr. De 1927-1935, le débat entre Bohr et Einstein demeurait sur le plan philosophique.
En 1964, John Bell découvre qu’il est possible de trancher expérimentalement le débat. Par la suite, dans les années 80, Alain Aspect, John Clauser et Anton Zellinger effectuèrent des expériences avec des photons. Ces expériences qui mesurent des corrélations statistiques sur des paires de photons dont les polarisations sont intriquées donnèrent raison à Bohr: la physique quantique est complète et il n’y a pas de théorie classique cachée. Pour leurs travaux, Aspect, Clauser et Zellinger obtinrent le prix Nobel de physique en 2022.
Les questions philosophiques sont essentielles pour faire progresser la science à condition de leur apporter des réponses scientifiques, c’est-à-dire expérimentalement vérifiables. Et comme c’est souvent le cas dans l’histoire des sciences, de nouvelles technologies suivent les découvertes fondamentales. C’est ce qu’on vit en ce moment même avec la deuxième révolution quantique ou les notions de superposition, de mesure et d’intrication quantiques sont cruciales.
2025 : cent ans depuis l’émergence de la physique quantique. Et on n’est qu’au commencement.
Biographie
* Titulaire d’un doctorat en physique théorique de l’université de Manchester, Grande Bretagne, Ruben Sandapen est professeur titulaire à l’université Acadia au Canada où il enseigne, entre autres, la physique quantique. Son domaine de recherche est la physique théorique des particules. Il est aussi responsable du groupe de travail scientifique, éducation et formation, au sein de l’institut canadien de la physique nucléaire. Originaire de l’île Maurice, il est présentement un African Diaspora Carnegie Fellow à l’université de Maurice.
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ACCROCHE
« Imaginons maintenant une pièce quantique. Contrairement à la pièce ci-dessus (qu’on qualifiera désormais de classique), elle ne possède que deux états observables: pile ou face. On n’observe jamais d’autres états comme pour la pièce classique qui virevolte dans l’air. C’est une première différence. Il y a une deuxième différence : Si on observe face (ou pile), cela n’implique pas que la pièce était dans cet état avant d’être observée. Ceci n’est pas vrai en physique quantique. »
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