Les syndicats ne sont nullement en guerre ouverte avec le gouvernement. C’est ce que soutient Sanjay Sembhoo, président du Conseil des Syndicats (CDS). Dans la présente interview, il aborde ce pilier fondamental qu’est la liberté d’expression. « Le gouvernement agit en fonction des impératifs fiscaux, avec pour souci de rééquilibrer les comptes publics ; les syndicats, eux, estiment que la décision de fixer la Basic Retirement Pension (BRP) à 65 ans va à l’encontre des droits des travailleurs, qui ont le droit fondamental d’avoir une fin de vie décente. Mais soyons clairs : lorsque le gouvernement prend des mesures positives, nous n’hésitons pas à le féliciter. Notre combat est guidé par des principes, non par des caprices !», avance-t-il sans ambages.
Est-ce la guerre ouverte entre les syndicats et le gouvernement en ce moment-ci?
Nullement ! Nous vivons dans une démocratie, et la liberté d’expression en est un pilier fondamental — un espace sacré dans lequel nous nous exprimons.
Le gouvernement agit en fonction des impératifs fiscaux, avec pour souci de rééquilibrer les comptes publics ; les syndicats, eux, estiment que cette décision va à l’encontre des droits des travailleurs et du droit fondamental d’avoir une fin de vie décente.
Mais soyons clairs : lorsque le gouvernement prend des mesures positives, nous n’hésitons pas à le féliciter. Notre combat est guidé par des principes, non par des caprices !
Pourquoi les syndicats sont-ils contre le projet de réforme de la Basic Retirement Pension?
Parce que cette décision est brutale et prise sans consultation. Une rupture du contrat social sans consentement. Le processus manque d’humanité et c’est injuste. Même ceux qui ne font pas un métier physique pénible seront pénalisés, car, arrivés à 60 ans, à Maurice, avec des problèmes chroniques de diabète, d’hypertension et cardiaques, les dépenses de santé augmentent considérablement – tout comme d’autres dépenses. Cette mesure va pousser les citoyens à faire des sacrifices énormes sans espoir, un jour, de voir l’aube de 66 ans.
Pour beaucoup, cette mesure est aussi un hold-up sur les rêves : partir à la retraite plus tôt, enfin faire un voyage ou investir dans un projet. Faire passer une réforme de telle envergure par le budget n’est pas une solution.
D’autre part, on entend les appels des députés et des ministres à « se serrer la ceinture » ou à « se serrer les coudes ». Pourtant, alors qu’on demande à la population de consentir à des sacrifices, aucun effort tangible n’est visible du côté du gouvernement. Prenons, par exemple, le poste de vice-président, les pensions versées aux parlementaires après seulement deux mandats, le nombre de portefeuilles ministériels, ou encore les deux duty-free dont bénéficient les parlementaires par mandat. Un président n’a même pas besoin de compléter cinq ans pour toucher une pension, alors que les employés doivent travailler 40 à 45 ans pour percevoir la BRP. C’est indécent ! L’exemple doit venir d’en haut.
Comment cette mesure empêche-t-elle quelqu’un de partir plus tôt à la retraite ? N’est-ce pas un choix qu’on a toujours eu ?
Oui, en théorie, selon les dispositions légales, chacun peut choisir de partir à la retraite à partir de 60 ans ou même avant. Mais en pratique, ce choix devient beaucoup plus difficile. Sans la pension de vieillesse (BRP) à 60 ans, beaucoup réfléchiront à deux fois avant de se retirer du marché du travail. Pour de nombreuses familles, cela représentera un manque à gagner important, voire une incapacité à subvenir aux besoins de base. Résultat : les gens seront contraints de continuer à travailler.
Cette pression sera particulièrement lourde pour les travailleurs dont les métiers exigent de grands efforts physiques ou une vigilance constante. Pensons, par exemple, à un chauffeur de bus ou de poids lourd qui doit rester concentré pendant de longues heures sur la route, à un maçon qui doit continuer à porter des charges lourdes, ou encore à des techniciens épuisés qui doivent respecter des délais serrés sous pression.
Pensez-vous que cette réforme aura un impact sur la jeunesse mauricienne ?
Oui. La pression exercée pour faire travailler les gens jusqu’à 65 ans risque de bloquer l’accès à l’emploi pour les jeunes. En ralentissant ainsi le renouvellement naturel des effectifs, on risque de freiner l’adoption de nouvelles technologies, car ce sont les jeunes qui y sont le plus exposés et qui portent les idées de demain. Cela pourrait également entraîner d’autres problèmes sociaux, voire accentuer le phénomène de dépeuplement à travers l’émigration des jeunes. J’ai récemment lu, dans un sondage d’Afrobarometer 2024, qu’environ 70 % de jeunes âgés de 18 à 34 ans ont eu une pensée de partir ailleurs pour un emploi.
Selon l’ONU, 188 406 Mauriciens étaient installés à l’étranger en 2019. En 2030, des estimations indiquent qu’il pourrait dépasser les 200 000.
Le gouvernement rejette cette mesure sur le dos de l’ancien régime, affirmant qu’elle est inévitable ?
À force de jouer cette carte, le gouvernement perdra la sympathie populaire. N’est-ce pas justement cette même population, dans son ensemble, qui a voté massivement pour ce gouvernement, sanctionnant sans appel le précédent ? Huit mois après les élections générales, persister à s’abriter derrière l’héritage du passé relève d’une insulte à l’intelligence des citoyens. La population n’a pas besoin qu’on lui fasse rappeler ce qu’elle sait déjà. Cela dit, c’est chose courante à Maurice, car les gouvernements précédents l’ont aussi fait. C’est une culture que nous devons changer.
Au contraire, il est grand temps de prouver que cette confiance populaire était méritée. Mais au lieu de cela, on constate une stratégie de se cacher et de faire vivre le passé. La population s’attend du gouvernement d’innover ou de penser autrement. Des solutions de facilité — comme repousser l’âge de la BRP ou agiter la menace d’une hausse de la TVA — sont loin d’être à la hauteur des défis. C’est simplement « a balancing of books » et temporaire. Dans quelques années on viendra dire que le BRP à 65 ans n’est plus soutenable ! Ce sera ensuite 67, puis 70 !
Ce qu’il faut, c’est aller au fond des choses : identifier les poches de gaspillage, revoir les dépenses superflues, s’attaquer sérieusement à l’évasion fiscale, repenser la fiscalité, investir dans des secteurs à fort potentiel, et surtout, mettre un terme à l’impunité liée à la mauvaise gestion des fonds publics.
Mais s’est-on véritablement livré à cet exercice ? Et pourtant, cela aurait pu être un véritable projet de société, un « blueprint » pour une réflexion nationale lucide, responsable, visionnaire et porteuse d’espoir. Quelque chose qui susciterait de l’adhésion, contrairement à ce qui se passe avec la BRP.
Après la manifestation du 21 juin, le gouvernement a mis en place deux comités et annoncé un Income Support de Rs 10 000. Mais les syndicats semblent plus remontés que jamais !
Laissez-moi faire la lumière sur la psychologie derrière ce mécontentement.
Dès le départ, il y a eu un faux pas. Le gouvernement n’était pas mandaté pour toucher à la BRP. Même en admettant qu’il s’agissait d’une décision urgente, prise par un gouvernement se voulant responsable, cette responsabilité aurait dû s’accompagner de séances de communication et d’explication, suivies de consultations franches et honnêtes avec les syndicats. Or, le gouvernement a préféré imposer la mesure par le biais du budget.
Ensuite, au lieu de suspendre cette démarche et d’ouvrir un vrai dialogue, il a choisi de créer deux comités, pour réfléchir à une forme de ciblage que les syndicats rejettent fondamentalement. Et pour cause : on sait pertinemment que le ciblage engendrera des injustices. Beaucoup de personnes seront laissées de côté. Que feront ces gens-là ?
Finalement, le gouvernement a annoncé un Income Support de Rs 10 000 pour les familles dont le revenu mensuel ne dépasse pas Rs 20 000. Mais savez-vous que le salaire minimum à Maurice, en incluant la dernière compensation salariale, s’élève à Rs 17 110 ? Vous, qui êtes journaliste, expliquez-moi : quelle famille recevra cet Income Support si deux de ses membres touchent au moins Rs 20 001 ? Et si une personne vit seule et gagne Rs 10 000, elle ne sera pas éligible non plus. Finalement, même à 60 ans, une femme au foyer qui a tout donné pour élever ses enfants et soutenir son foyer restera dépendante… simplement parce que son mari gagne un peu plus que Rs 20 000. Comment croyez-vous que les syndicalistes vont interpréter une telle mesure ? Deux comités pour accoucher de ce type de propositions ?
Et n’oublions pas que cet Income Support ne durera pas éternellement. Il est prévu pour les cinq prochaines années seulement. À partir du 1er septembre 2030, il n’y aura plus de Income Support.
En passant, il n’y a pas eu grand feu comme pour la BRP, mais sachez que la CSG Income Allowance disparaîtra dans trois ans, tout comme plusieurs autres allocations sociales. Il y a un flou quant à l’avenir du revenu minimum garanti, actuellement fixé à Rs 20 000.
Et pourtant, comparé à l’Europe, l’âge de la retraite est de 65 ans ou plus ?
Justement, parlons-en !
Avec une moyenne de 40 heures par semaine, un Mauricien travaille de 20 à 60 ans pour environ 83 200 heures, et de 20 à 65 ans pour environ 93 600 heures. Cela représente environ 9,5 années de sa vie s’il part à la retraite à 60 ans, et 10,7 années s’il part à 65 ans.
L’Européen, lui, travaille environ 77 220 heures entre 20 et 65 ans, soit environ 8,8 années de sa vie.
Un Mauricien travaillant 40 ans (jusqu’à l’âge de 60 ans) aura déjà donné 0,7 année de plus qu’un Européen opérant durant 45 ans (jusqu’à l’âge de 65 ans) ! Et si tout comme l’Européen, il travaille jusqu’à 65 ans, soit pour 45 ans, il aura travaillé 1,9 année de plus.
Ce calcul ne prend pas en compte les congés, plus généreux en Europe et cette réalité mérite d’être pleinement prise en compte dans toute réforme du système de retraite.
Le Mauricien travaille donc plus d’heures, mais en moins de temps, avec une intensité de travail supérieure. A 60 ans, le Mauricien est déjà épuisé, physiquement et mentalement.
Alors, peut-on vraiment comparer notre train de vie à celui des Européens ? Leur système de santé, leur espérance de vie, leurs lois sur le travail plus protectrices, et leurs allocations de chômage bien plus généreuses, et j’en passe !
Y a-t-il vraiment matière à comparaison ?
J’ajoute que les discours de comparaison avec le Sri Lanka ou la Grèce ne fait pas honneur non plus. On n’est pas dans des situations comparables.
Admettons que le gouvernement ait raison, ne croyez-vous pas que c’est la marche à suivre ?
Non, et cela pour deux raisons fondamentales.
Premièrement, comme je vous l’ai déjà fait remarquer, avant d’introduire une telle mesure, le gouvernement aurait dû envisager des actions pour assainir les finances publiques et identifier des secteurs prometteurs dans lesquels investir, afin de générer des revenus capables de renflouer les caisses de l’État.
Deuxièmement, quelle garantie avons-nous que les économies réalisées en repoussant l’âge d’accès à la BRP seront utilisées à bon escient ? Qui nous dit qu’il n’y aura pas davantage de largesses et de gaspillage de fonds publics ?
Quelle leçon positive tirez-vous de l’évolution de la situation jusqu’ici ?
Je dirais que cela fait des années que je n’ai pas vu les syndicats unis dans un même combat. L’unité syndicale était en gestation avec le licenciement des employés de la LGSC, mais avec la réforme de la BRP, un nouveau cap a été franchi. Sa durée dépendra peut-être de l’issue de la BRP… attendons voir !
D’autre part, aujourd’hui, les citoyens parlent ouvertement des privilèges des élus et des largesses. C’est un bon signe dans une démocratie, car cela montre que le public est plus averti et réclame un changement. Le public veut plus de transparence et de redevabilité.
Pour terminer, les syndicats ne sont-ils pas les brebis qui font le jeu des loups ?
Les syndicats ne font que porter la voix d’une colère qui monte de la base, à laquelle s’ajoute la désapprobation du citoyen lambda. Celui-ci constate, chaque jour, la hausse des prix lorsqu’il fait ses courses.
Si le gouvernement refuse de suspendre sa réforme et d’engager de véritables consultations avec les syndicats, il reste une solution très simple : organiser un référendum national.
Au moins, on saura si le berger a crié au loup inopportunément !