TÉLÉVISION — « ÉROSION DES VALEURS… »: Pourquoi les méchants fascinent-ils ?

Le décodeur en panne : de quoi obliger les fidèles de chaînes satellitaires à se rabattre sur la MBCTv. Mais un décodeur en panne peut aussi aider – ou forcer ? – à prendre du recul sur l’offre étrangère…
Épisode fictif d’une famille branchée à la parabole. Le papa, toute la semaine, pourra dire aux petits : « Tu ne voleras pas », « Tu seras gentil avec ton ami », « Quoi ! Tu as frappé ton copain ? Puni ! ». Mentir, convoiter… tuer : c’est « mal », point-barre. Mais voilà que gentiment, le vendredi on s’installera devant la télé pour regarder le 12e et dernier épisode d’une septième saison excitante de Dexter (voir hors-texte), tueur en série « humaniste ». Paradoxe ?
Assassin moral
Esthétisme, justice, code de conduite… Dexter Morgan (personnage adapté du roman Ce cher Dexter de Jeff Lindsay) ne tue que les criminels, et ce en « beauté », en « artiste ». Le tout servi par « beaucoup de choses intéressantes », dit la blogueuse Momodjah sur le site www.senscritique.com. Il s’agit de « la belle réalisation, la photo, le suspens, les différentes intrigues, tout ça extrêmement bien mené ». Et voilà que Momodja dans un article intitulé Quand la morale se voit assassinée… traite des principales remarques négatives qu’elle a pu lire, à savoir : « l’héroïsation amorale d’un serial killer ».
Et de se poser la question : « Qu’est-ce qui distingue un bourreau, un procureur qui réclame une peine de mort ou encore un militaire de notre tueur en série ? Tous écoutent les mêmes instincts macabres mais tous ne sont pas poussés par les mêmes motivations bien évidemment et surtout, tous ne se situent pas de la même manière au regard de la loi. » Pour elle, Dexter montrera toute la relativité du bien et du mal.
Relativité, un concept qui n’a rien de léger. Sauf que les téléspectateurs, pour la plupart, n’oseront pas analyser la série… Après tout, le but d’une série est de divertir ! Mais, pourquoi aime-t-on Dexter ? Le blog cultiz.com ne joue pas la profondeur. Dexter, « mec ultra altruiste », « machine scientifique qui lui permet d’avoir un job qui rentre des tonnes de blé », « beau gosse de deuxième génération », « mec qui a des faiblesses à l’intérieur, mais ça ne se voit pas à l’extérieur », « mec qui se bat comme un Dieu », notamment. Mais surtout : « mec qui exprime nos pulsions les plus enfouies ».
C’est l’argument-phare des pro-Dexter. Ne pas montrer le « mal » serait revenir à une télévision aseptisante. Dexter, dans ce sens, fait la lumière. Dexter devient « réaliste ».
Car, « “trop bon, trop con”, prévient la sagesse populaire » selon psychologies.com (« La revanche des gentils »). Pourquoi les méchants fascinent-ils ? Parce que « la méchanceté, à l’inverse de la gentillesse, évoque la toute-puissance, ce qui la rend nettement plus fascinante… Car les méchants osent ce que nous ne permettrions jamais– sauf peut-être, en rêve ».
« Grey zone »
Rien n’est tout blanc, tout noir. C’est le postulat de séries comme Dexter. Un « méchant » n’est jamais totalement méchant. Et qu’un « gentil » n’est jamais gentil, à l’exemple de Luther, de la série éponyme. Le génie machiavélique séduit par son jusqu’au-boutisme. Mais qu’ils s’appellent Dexter ou Cesare Borgia, nouveau « chouchou », l’antihéros de la télé 2013 n’inaugure pas le genre. Du Dallas des années 60, on préférera un JR valsant du glacial ou chaud bouillant plutôt qu’au Bobby Ewing irrémédiablement tiède.
Ying et yang : il n’est pas totalement amoral que de rappeler que le tueur en série peut, lui aussi, aimer son enfant, le déposer à l’école, préparer son repas de midi, et agir comme tout le monde. Tout est relativisé, en effet.
Et cela n’a rien de mauvais, en apparence. Mais à force de filmer des crimes avec calme et décontraction – de la même manière qu’on filmerait « La petite maison dans la prairie » – ne serait-on pas allé trop loin ? Humaniser ne revient-il pas à normaliser… Ou même, à exemplifier ?
Or, il ne suffit pas que de savoir arrondir les angles. Il faut également savoir tirer la ligne et rappeler que le mal est mal, condamnable et sans appel. C’est la dichotomie de base : discerner, et faire passer les circonstances atténuantes au deuxième plan. Quelle responsabilité ? S’assurer que la normalité du personnage criminel ne justifie pas le geste, ne pas verser dans l’apologie du crime. Relativiser, oui. Mais également, poser un absolu : « Tu ne tueras point. »
Sauf que voilà, tout est une question de demande. S’il a, de tout temps – mais peut-être plus encore aujourd’hui – existé des séries à la Dexter, Borgia, Shameless, notamment, c’est qu’il y a toujours eu un engouement pour le trash. Rien de nouveau… Sauf peut-être que les producteurs des 1960 mettaient plus d’eau dans leur vin. Leur question était : la demande doit-elle justifier l’offre ?
Contrepoint
Avoir la télévision de son temps n’implique pas un rejet des valeurs plus « gentilles ». Le psychanalyste Jacques Arènes confie à psychologies.com : « pour éviter l’escalade de la violence nous sortons des relations en miroir où chacun veut rendre à l’autre la monnaie de sa pièce. Et c’est une vraie révolution ! Car, quand Barack Obama tend la main aux Iraniens, loin de faire preuve de faiblesse, il casse le miroir et crée une ouverture. Il ne nie pas le rapport de force, mais il pose que d’autres forces, créatrices, fraternelles, existent. » Voilà qui fait le succès moral, voire commercial d’Intouchables, de Slumdog Millionaire, de Bienvenu chez les Ch’tis pour le cinéma, ou de Ugly Betty, Lost, Felicity, pour la télévision.
Pas de mièvrerie. « La gentillesse n’exclut pas l’indignation et la révolte quand elles sont justes, précise Jacques Arènes. Ce n’est pas de la guimauve, elle implique aussi la conscience du mal, de la jalousie, de l’envie. Elle “fait avec” les forces de désintégration à l’oeuvre dans toutes les relations humaines. C’est en cela qu’elle est efficace. »
Si Dexter allie sanguinaire et esthétisme, cela n’empêche pas le Dalaï-Lama ou l’abbé Pierre, de son vivant, d’oser le « mélange subtil de force et de pacifisme, de résistance et de tolérance ». Les deux types de personnages cohabitent.
Ainsi, les séries au pitch violent ne disparaîtront pas. Et, sans doute qu’elles ne doivent pas disparaître. On pourrait se préoccuper d’autant d’une télévision trop « clean », porteuse d’une société en déni. Il faudrait un peu de trash pour mettre le doigt dans la plaie. Et Dexter n’assassine pas la morale tant que Dexter choque encore. Le « mal » est ailleurs. Dexter choque-t-il toujours ?

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