Histoire et patrimoine – Journée internationale de la traite négrière — Gokhool : « L’ISM a un rôle énorme pour créer ce sentiment d’appartenance à nos racines »

Le président de la République, Dharam Gokhool, affirme que « le Musée intercontinental de l’Esclavage (ISM) a un rôle énorme à jouer pour combler le fossé et créer un sentiment d’appartenance et de recherche de nos racines en Afrique de l’Est, en Afrique de l’Ouest et à Madagascar. » Il intervenait hier, à l’ISM, à Trou-Fanfaron, dans le cadre du dévoilement des trois bustes d’anciens captifs africains mis en esclavage à Maurice et signés de Froberville. Une cérémonie, qui s’inscrit dans le cadre de la semaine de commémoration de la journée internationale de la traite négrière et de son abolition décrétée par l’UNESCO en 1998. Pour sa part, le Premier ministre suppléant, Paul Bérenger, maintient que « les projets de réparation liés à l’esclavage ont leur raison d’être. »

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Dharam Gokhool fait ressortir qu’« aujourd’hui de nombreux Mauriciens ne ressentent pas d’affinités avec nos frères et sœurs africains ou avec le continent et pourtant, il existe un commerce florissant entre Maurice, l’Afrique de l’Est et l’Afrique du Sud et des institutions, comme le centre Nelson Mandela pour la Culture africaine, et les ambassades font beaucoup dans ce sens. Idem pour les chercheurs et visiteurs de l’île Maurice qui se consacrent à consolider les liens qui nous unissent avec le continent, en particulier l’Afrique de l’Est et Madagascar, où le commerce massif d’esclaves prévalait au XVIIIe siècle. » Poursuivant, il regrette que « nous faisons très peu pour préserver et raviver les traditions culturelles perdues qui existaient et qui étaient transmises à travers les générations parmi les esclaves et les esclaves libres. »

« Combien de Mauriciens, combien de personnes à Maurice accepteraient de se reconnecter avec l’Afrique de la même manière qu’il est envisagé en Afrique de l’Ouest, en particulier au Sénégal, en Afrique du Sud, au Bénin, où la citoyenneté est offerte aux afro-Americains ? Si nous voulons être sérieux et sincères au sujet de la réparation, du retour et de la restitution, alors cette situation doit changer. L’ISM a un rôle énorme à jouer pour combler le fossé et créer ce sentiment d’appartenance et cette recherche de nos racines en Afrique de l’Est, de l’Ouest et à Madagascar », s’enorgueillit le président Gokhool.

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Il a salué le travail du Dr Klara Boyer-Rossol, qui a entrepris des recherches approfondies sur les bustes moulés par Eugène de Froberville et qui a partagé ses connaissances lors du dévoilement des pièces, hier. « Dr Boyer-Rossol a consacré des années à dévoiler les histoires des peuples asservis et sur le travail d’Eugène de Froberville qui nous permet aujourd’hui de renouer avec les visages humains, les voix, et legs de nos ancêtres », dit-il encore. Il concède que les découvertes viennent perturber des informations qui existent dans les livres d’histoires utilisés à l’école. « D’où l’importance d’équiper nos jeunes avec des outils d’analyse et de s’intéresser à l’histoire », s’empresse-t-il de proposer.

Pour sa part, Paul Bérenger avance que « de nos jours ena boukou proze reparasyon avek rezon. » Il rappelle qu’à cette époque, il y avait « réparation ». « Ena ti gagn reparasion ek konpansasion. Sete bann proprieter esklav. Bann esklav zot gete kouma zot pou sirviv. »

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« Et l’ironie, c’est que les propriétaires d’esclaves avaient eu un préavis et lorsque cette période fut raccourcie, ils réclamèrent une compensation additionnelle. Zot ena toupe dimann kompensasion adisionel », trouve-t-il.

Le Premier ministre suppléant a aussi souligné que lorsque les hommes venaient de France pour annoncer l’abolition de l’esclavage, suite à la Révolution française, ils furent chassés. « L’esclavage et l’engagement sont au cœur de l’histoire de Maurice, et tout au long de cette histoire, ils se sont révoltés. Notre histoire est celle du combat et de la résistance qu’il soit l’engagement ou de l’esclavage », reprend-il avec force. Il a aussi fait état de la révolte de 1695 et de l’inscription d’Anna de Bengale dans l’histoire de Maurice. Or, précise-t-il, il y a beaucoup, comme elle, qui ont existé et qui sont tombés dans l’oubli aujourd’hui.

Le ministre des Arts et de la Culture, Mahen Gondeea est revenu sur l’insurrection de 1695. Selon lui, « kan nou koz 1695, nou pe koz lor enn moman kot bann zom ek fam esklav ti lev kont enn sistem ki ti pe kas zot lekor ek zot dignite. Zot ti leve, pa parski zot ti sir ki zot pou gagn laviktwar, me pars ki zot ti sir e ki zot pa ti pou res trankil divan linzistis. »

Il a salué le soutien de Rezistans ek Alternativ et celui du gouvernement, « dan batay pou ki listwar sa revolt-la gagn so vre plas dan nou memwar kolektif. »

La cérémonie d’histoire a aussi vu le vernissage d’une exposition sur la révolte de 1695, par les étudiants du département des Beaux-Arts, du Mahatma Gandhi Institute sous la direction de leur professeur, le plasticien, Krishna Luchoomun.

Par ailleurs, la semaine de commémoration sera marquée par une série d’événements. L’entrée est gratuite mais sur inscription.

Questions A

Klara Boyer-Rossol (Historienne et curatrice) : « L’idée, c’est de retourner de manière durable cette collection à Maurice »

À Maurice dans le cadre du prêt à long terme, soit de cinq ans renouvelables, de trois des 58 bustes d’esclavisés affranchis à Maurice et moulés par Eugène Huet de Froberville, par le Château de Blois en France, l’historienne spécialiste de l’esclavage et curatrice d’exposition, Klara Boyer-Rossol, affirme dans un entretien accordé à Le-Mauricien que l’idée est « de retourner de manière durable cette collection à Maurice dans un esprit coopératif de collaboration. » Selon elle, ce retour peut prendre diverses formes. Cependant, précise-t-elle, « nous ne sommes pas encore dans le cadre d’une restitution. Donc, ce n’est pas une demande de gouvernement à gouvernement puisqu’elle n’est pas une collection spoliée. »

Trois bustes de la collection de Froberville sont désormais visibles à Maurice. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Il s’agit d’un premier retour de la collection originale de l’ethnographe franco-mauricien Eugène Huet de Froberville. Nous travaillons à ce qu’une cinquantaine de bustes restants les rejoignent. La collection est conservée, encore aujourd’hui, au musée du Château royal de Blois en France, mais elle avait été rassemblée, ensuite moulée, en 1846, donc il y a plus de 180 ans, à Port-Louis et aussi sur le site de l’ancienne usine sucrière de La-Baraque.

En tout, il y a 63 moulages de visages survivants, donc sur les personnes elles-mêmes. C’était pour lui, une collection qu’il avait présentée comme son trésor ethnologique. Qu’il considérait comme une collection scientifique, soit des bustes anthropologiques, et ils étaient utilisés pour étudier, soi-disant, les races d’Afrique orientale.

À partir de 1847, ils ont été acheminés en France et conservés dans sa collection personnelle. Suite à sa mort, ils ont été vendus et ont atterri non loin de son château, au museum de Blois. En 1940, pendant la Seconde guerre mondiale, ils ont été transférés au Château de Blois.

J’ai pu retracer tout l’extérieur de la collection. Ils étaient restés endormis sous les combles dans le grenier du château pendant 80 ans. En 2018, je les y ai retrouvés et j’ai commencé une collaboration avec le château.

Au même moment, j’ai accédé aux archives privées Froberville. C’est six ans de recherches. En mettant en perspective les archives et les bustes, j’ai pu reconstruire l’histoire de cette collection, l’histoire des esclavisés eux-mêmes, qui sont des ancêtres de Mauriciens.

J’ai pu même retracer des descendants, notamment la famille Lily qui sont des descendants de captifs  libérés en mer, et envoyés en 1840 à Maurice par les Britanniques, où ils ont été engagés comme des travailleurs. Cependant, ils n’étaient pas libres de rentrer chez eux. Ils ont été enregistrés avec des noms qu’on leur a donnés à Maurice, dont le nom du bateau Lily, qui les a amenés. Certains l’ont gardé comme un patronyme. Ils l’ont transmis, et jusqu’à aujourd’hui, il y a des Mauriciens, des Français, des Franco-Mauriciens qui portent ce nom. C’est comme cela que j’ai pu travailler avec des descendants, leur transmettre l’histoire de leurs ancêtres, et leur montrer les visages de ceux-là, qui sont arrivés sur ce bateau Lily.

Ces bustes permettent d’incarner une histoire, de la réhumaniser, et de rencontrer d’anciens esclavisés, dans ce qu’ils étaient. Ce sont leurs vrais visages. Les empreintes ont été prises sur leurs visages. Ce ne sont pas des sculptures mais des représentations. C’est très fort! Il y a même parfois des cils et des cheveux qui ont été captés dans le plâtre : c’est leur ADN. C’est comme des reliques.

Pour les descendants, le fait que grâce à ces archives, j’ai pu retracer leurs noms, leurs origines, et même leurs récits de vie reconstitués, cela permet d’apprendre à les connaître, d’aller à leur rencontre, et de donner des connaissances inédites sur l’histoire des esclavisés africains parce que ce qui a été mis en lumière  jusqu’aujourd’hui c’est l’esclavage en tant que système servile et moins l’histoire des esclaves eux-mêmes, leur origine, leur culture, leur langue. Et là, nous sommes devant des données inédites, parce que d’une part, ces archives étaient restées privées, et la collection, dans l’oubli.

Il y a déjà une exposition dématérialisée au rez-de-chaussée du musée.

C’est le premier retour que nous avons fait de manière symbolique. L’exposition a été ouverte en septembre 2023. J’étais co-commissaire de l’exposition mais tout le texte, c’est moi qui les ai écrits.

Tout est fondé sur mon travail historique notamment les récits. À la demande, je les ai reconstitués en écrivant à la première personne, pour que cela soit plus personnalisé. Nous les avons traduits en kreol morisien. Nous avons fait des mises en voix par des acteurs, des professionnels de la culture mauricienne, mais aussi des descendants Lily. Ils ont prêté leur voix pour raconter l’histoire de ses ancêtres. Donc c’est vraiment un travail de collaboration.

C’est un projet qui est à la fois scientifique, culturel, patrimonial, presque social. Cela a permis de réunir des historiens, comme moi, des personnels du patrimoine, des conservateurs, mais aussi des descendants, des membres de la société civile et des artistes. Nous avons même reconstitué des cinq musiques transmises par ces personnes que Jeanne de Froberville, qui était musicienne aussi, avait retranscrite. Nous les avons reconstituées avec le conservatoire national de musique de l’île Maurice. J’espère que nous puissions en faire un album, parce que j’ai identifié une vingtaine de partitions.

Sommes-nous avec des personnes mises en esclavage à Maurice, ou des affranchis envoyés sur l’île ?

Ce sont seulement les Lily qui ont été affranchis et envoyés à Maurice. Ils sont vingt-et-un et le total moulé. Cela veut dire que la majorité était d’anciens esclavisés à Maurice. Deux des trois, Pierre et Benjamin le sont. Certains l’ont été pendant dix, vingt ans, avant leur affranchissement, à partir de 1835.

Mais Eugène de Froberville arrive à son étude, en 1846, soit dix ans après l’abolition. Donc au moment où ils sont interrogés et moulés, ils ne sont plus en situation d’esclavage. Ils sont affranchis. C’est très fort, parce qu’en plus d’être leur vrai visage, nous avons très peu d’iconographies d’anciens esclavisés à Maurice. C’est un trésor patrimonial pour le pays.

Nous remarquons que les bustes ne sont pas de la même couleur. Est-ce dû à l’usure du temps, le travail de restauration ou les matériaux de fabrication de l’époque ?

C’est du plâtre, mais pour certains, il avait mélangé de la poudre colorée, notamment rosée. Pour d’autres, il les avait peints. Pour d’autres encore, c’était laissé tel quel. Il y a une très grande diversité. Chaque buste est unique. Je pense qu’il a essayé certaines techniques sur les uns, pas sur les autres, etc.

Est-ce que cela a un lien avec la couleur de la peau de ceux dont il a moulé le visage ?

Oui, parce qu’il a fait un nuancé de couleurs. Il voulait les colorer selon leurs vraies couleurs. En tout cas, comme il le percevait. Il ne voulait pas, par exemple, les peindre tous en noir. Il voulait donner leur coloration. Et je pense que certains ont été colorés, mais les pigments se sont détériorés avec le temps. Donc, nous ne voyons pas bien ce que cela a donné. Certains sont restés blancs.

Notre projet, c’en est un de conservation également. Une grande partie des bustes a déjà été restaurée. Et dans le cadre du projet du retour, tous le seront.

Est-ce qu’on pourra retrouver les couleurs d’origines ?

Non, mais par contre, les sources écrites nous donnent ces informations.  Elles sont nuancées. Nous pourrions peut-être mais je pense qu’il faut les laisser telles que. Mais il serait intéressant de connaître l’intention de Froberville.

Ces bustes sont sur un prêt de longue durée. De combien de temps ?

Nous sommes sur un prêt de cinq ans renouvelables, mais l’idée, c’est que cela devienne une sorte de prêt permanent, voire même une donation à un moment donné. L’idée, c’est de retourner de manière durable cette collection à Maurice.

Quelles en sont les conditions de conservation ?

Ce sont des bustes originaux, en plâtre, qui ont près de 200 ans, donc c’est très fragile, il faut faire attention.

Et c’est pour cela qu’il y a énormément de contraintes. Il faut que cela soit conservé dans un lieu climatisé pour un contrôle de la température et du taux d’humidité. Là, nous les avons mis sous vitrine climatisée, mais vous imaginez, pour trois bustes, déjà, cela représentait une certaine logistique.

Pour 50, il faudra aménager toute une aile du musée. Cela coûte aussi et nous manquons de moyens. J’espère que nous prendrons conscience de l’importance de ce trésor patrimonial pour Maurice et que nous disposerons de plus de financement pour pouvoir mener à bien ce projet et faire revenir de manière durable ces bustes à Maurice.

Qu’en est-il de leurs expositions à la lumière ?

La lumière abimera la coloration mais certains ne sont pas colorés. Le plus important dans le cadre de la conservation c’est le contrôle de l’humidité et la température.

Y a-t-il une demande faite au gouvernement ou tout autre organisme ?
Il n’y a pas eu de demande. Pour le moment, c’est un prêt, dans le cadre d’une convention entre le musée du Château de Bois et l’ISM.

Nous ne sommes pas encore dans le cadre d’une restitution. Donc, ce n’est pas une demande de gouvernement à gouvernement. C’est un peu une collection qui reste ambigüe parce qu’elle n’est pas une collection spoliée. Elle n’a pas été volée. Elle a été constituée par un ethnographe franco-mauricien. Même si nous ne sommes plus en situation d’esclavagiste et de domination, il s’agit quand même pour la plupart d’anciens esclavisés. Donc, cela a tout son sens qu’elle rentre à Maurice. C’est une collection qui invite au partenariat, à la coopération.

Dans ce sens-là, c’est un très beau projet de collaboration patrimoniale franco-mauricienne. Mais encore une fois, le retour peut prendre diverses formes. Ce n’est pas forcément qu’un transfert de propriété. Cela peut être un prêt de longue durée. Cela peut être une donation. Pourquoi pas ? Ce qui compte dans ma perspective, c’est que cela rentre à Maurice dans un esprit coopératif de collaboration. À mon sens, cela a un vrai gain.

Est-ce que l’exposition est ouverte au public ?

Il sera ouvert au public jeudi, mais sur réservation pour une visite guidée de 13h30 à 16 heures. Par la suite, ce ne sera pas ouvert.

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Rencontre avec Benjamin, Pierre et Dionokea dit Snap Lily

Lors de son intervention à l’occasion d’une cérémonie dans ce sens à l’ISM, mardi, le président de la République, Dharambeer Gokhool a émis le souhait que les bustes qui sont au Château de Blois soient retournés à Maurice avec les manuscrits de Froberville. Quant à la curatrice et historienne spécialiste en histoire Klara Boyer-Rossol, elle souligne que l’idée est de retourner l’ensemble de la collection à Maurice. Pour l’heure, l’île Maurice est en possession de trois bustes d’anciens esclavisés affranchis Benjamin Pierre et Dionokea, moulés dans du plâtre par l’ethnologue Eugène Huet de Froberville. Rencontre.

De ces trois hommes deux avaient été esclavisés à Maurice. Il s’agit de Benjamin et de Pierre.

Benjamin, dont le nom a été donné à Maurice, serait né vers la fin du XVIIIe siècle au Nord-Ouest de l’actuel Mozambique. Il devait être très jeune lorsqu’il fut amené, lors d’une marche forcée, qui pouvait durer entre quatre et six semaines, « probablement comme captif, de son pays natal vers la côte ».

C’est après plusieurs années sur la côte d’Afrique orientale que Benjamin fut déporté à  Maurice, probablement entre 1810 et 1830 dans le contexte de traite illégale des esclaves. Il avait peut-être la cinquantaine, en 1846, lorsqu’il fut interrogé.

Quant à Pierre, également nom donné à Maurice, il  est né au début du XIXe siècle dans l’actuel Malawi. Il aurait fait une longue marche forcée de deux mois pour arriver jusqu’à la côte swahilie (l’actuelle Tanzanie) et c’est là, qu’il fut sans doute esclavisé « peut-être comme travailleur dans des plantations qui se développaient le long du littoral ». « Il fut déporté à Maurice sans doute entre les années 1810 et 1830 dans le contexte de la traite illégale des esclaves (…). En 1846, il était chauffeur à l’usine sucrière de La-Baraque lorsqu’il fut interrogé par Eugène de Froberville ».

Quant à Dionokea, nom d’origine, dit Snap Lily, né vers 1826-1829 dans l’actuel Mozambique, il était un captif, vendu par sa famille, embarqué à bord du navire brésilien Le José et transféré par la patrouille britannique à bord du Lily et conduit jusqu’à la colonie de Maurice.

 

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