Maurice, à l’instar de nombreux pays du monde, observe en ce 1er décembre la Journée mondiale de la lutte contre le Sida (World AIDS Day). Les derniers chiffres communiqués par les services du ministère de la Santé attestent de 10 030 Mauriciens vivant avec le virus. Un chiffre symbolique, car dépassant la barre des 10 000, pour une population comme la nôtre. Au-delà des statistiques, les conditions de vie et de traitements des Personnes vivant avec le VIH (PVVIH) interpellent tout autant.
Nicolas Ritter, figure emblématique dans cette lutte, tant sur le plan national que régional, et à l’international, livre dans cette interview ses lectures et commentaires sur la situation actuelle de l’épidémie. L’activiste de première heure et qui marque résolument sa présence tant sur le terrain qu’à la table des discussions partage ses inquiétudes et non sans raison quand il déclare que « plus 6 000 personnes ignorent qu’elles sont séropositives et continuent à transmettre le virus ! Pire encore : même parmi ceux qui connaissent leur statut, le nombre de personnes qui sont positives au VIH mais qui sont hors des soins, ou en échec thérapeutique, est honteux pour un pays comme le nôtre ! » Il souligne « ce n’est pas seulement dégradant et triste, mais surtout cela nourrit aussi l’épidémie. En effet, une personne sous traitement ne peut plus transmettre le VIH. »
Loin d’être alarmiste sans apporter d’avenues de solutions, Nicolas Ritter poursuit son militantisme auprès des autorités concernées afin que « tous les PVVIH puissent bénéficier des accès aux soins et traitements, et de cette manière, permettre d’avoir une épidémie réellement sous contrôle. » Car, comme il le mentionne que « tant que nous laissons ce réservoir de personnes non diagnostiquées ou en échec virologique continuer à transmettre, dire que l’épidémie est contrôlée relève de la pure fiction ! »
Quelle est la situation de l’épidémie à Maurice ?
L’épidémie est repartie à la hausse depuis 2021. En 2024, le nombre de nouvelles infections détectées a atteint 549 cas, soit +43,7% en un an — le chiffre le plus élevé depuis 14 ans. Mais ce qui m’inquiète davantage, c’est ce que nous ne voyons pas.
Le ministère communique sur 12 500 personnes vivant avec le VIH (plutôt que 14 000 selon les chiffres du HIV Action Plan 2023-27). Cet ajustement à la baisse crée une illusion : le taux de dépistage s’améliore sur le papier, sans que nous ayons réellement atteint plus de gens. La réalité est que plus de 6 000 personnes ignorent qu’elles sont séropositives et continuent à transmettre le virus !
Pire encore : même parmi ceux qui connaissent leur statut, le nombre de personnes qui sont positives au VIH mais qui sont hors des soins, ou en échec thérapeutique, est honteux pour un pays comme le nôtre. Ce n’est pas seulement dégradant et triste mais surtout cela nourrit aussi l’épidémie. En effet, une personne sous traitement ne peut plus transmettre le VIH.
Le problème est clair : le succès du traitement médical masque nos échecs en termes de prévention et du dépistage précoce. Les cas augmentent chez les jeunes et les usagers de drogues et nous avons besoin de plus de données sur celles et ceux qui consomment des drogues de synthèse — populations plus difficiles à atteindre et encore plus invisibles. Tant qu’on laisse ce réservoir de personnes non diagnostiquées ou en échec virologique continuer à transmettre, dire que l’épidémie est contrôlée relève de la pure fiction !
La barre des 10 000 PVVIH et la transmission sexuelle « constante et inquiétante » : que faut-il retenir ?
Oui, les 10 030 cas détectés depuis 1987 constituent un seuil psychologique fort pour une population de 1,3 million d’habitants. Mais c’est une distraction. Le vrai problème n’est pas le nombre absolu — c’est le fait qu’une partie des 14 000 PVVIH de Maurice ignorent toujours leur statut, ne sont donc pas sous traitement, et peuvent donc toujours transmettre le VIH.
Concrètement, cela signifie qu’environ 7 500 personnes vivant avec le VIH sont en mesure de transmettre le virus lors de relations sexuelles ou de partage de seringues. C’est là que réside l’épidémie active.
Selon les derniers chiffres, 49,3% des nouveaux cas sont attribués à la transmission hétérosexuelle — un changement majeur par rapport au passé où l’injection de drogues dominait. Cela ne stigmatise personne : c’est simplement la réalité biologique. Une personne sans diagnostic et sans traitement transmet le virus infiniment plus efficacement qu’une personne sous traitement avec une charge virale indétectable !
Ce n’est pas une question morale — c’est une question de science (U=U : Undetectable = Untransmittable).
Franchir les 10 000 cas dépistés est statistiquement symbolique. Mais le véritable enjeu épidémiologique réside dans cette masse de personnes ignorant leur statut ou sans accès au traitement efficace. Chaque jour passé dans cette ignorance recèle un risque de transmission. Chaque jour où elles ne sont pas traitées, l’épidémie poursuit sa dynamique.
Pour quelles raisons en sommes-nous là ?
Plusieurs facteurs expliquent cette situation.
Notre prévention s’est essoufflée. Les messages sont souvent trop génériques, peu adaptés aux réalités des jeunes, des couples, ou des usagers de drogues. Les outils existent – préservatifs, dépistage, PrEP, réduction des risques – mais ils ne sont pas accessibles partout ni bien intégrés dans notre société.
Nos lois sur les drogues sont restées axées sur la répression. La criminalisation pousse les usagers dans la clandestinité, les éloigne des programmes de substitution, des seringues stériles et des services de santé. Résultat : quand l’accompagnement diminue, les transmissions par injection repartent à la hausse !
La stigmatisation et la discrimination freinent l’accès aux soins. La peur d’être jugé, rejeté ou criminalisé fait que certaines personnes se font dépister sur le tard, cachent leurs pratiques ou abandonnent les suivis médicaux et thérapeutiques. Cette double stigmatisation – VIH et drogues, VIH et sexualité – reste un obstacle majeur.
Notre système de santé est sous pression. Même si le traitement est gratuit, les conditions d’accueil, les horaires de consultations ou le manque de confidentialité peuvent décourager les patients. Quand il faut choisir entre perdre une journée de travail pour le suivi ou manger, beaucoup reportent ou abandonnent.
Que faut-il faire pour changer la donne ?
Les solutions existent. Ce qui manque surtout, c’est la volonté de les déployer massivement.
Il faut d’abord dépister plus tôt et plus largement : renforcer le dépistage communautaire, l’auto-dépistage, et intégrer encore le test VIH dans encore plus de services et chez les professionnels de santé travaillant dans le privé. Nous devons absolument améliorer la qualité de nos données si nous voulons être réactifs et efficaces.
Le traitement doit devenir plus simple et humain : faciliter l’accès aux anti-rétroviraux partout sur l’île, les rendre accessibles en pharmacie de ville, renforcer la confidentialité et continuer à former le plus de gens possible pour éviter les attitudes stigmatisantes.
La prévention sexuelle doit entrer dans le XXI e siècle : rendre la PrEP encore plus accessible, à celles et ceux qui en ont besoin. Une nouvelle molécule administrée seulement 2 fois par an est désormais accessible pour 40 USD l’injection. Saurons-nous nous saisir de ce Game Changer et déployer ce traitement préventif de façon efficace ? Rendre accessibles préservatifs et lubrifiants là où les gens en ont réellement besoin, et offrir une éducation sexuelle complète et basée sur les droits et la santé dans les écoles.
De même, la politique des drogues doit être réformée en profondeur : passer de la répression et au jugement moral à la santé publique, avec la réduction des risques comme pilier – échange de seringues, offre plus large de produits de substitution aux opiacés, généralisation de la naloxone pour contrer les overdoses, accompagnement psychosocial renforcé… Entre autres alternatives et pistes de réponses.
Enfin, les personnes vivant avec le VIH doivent être au coeur des décisions. Toutes les stratégies durables ont un point commun : elles sont pensées avec et par les personnes concernées, pas seulement pour elles.
Votre évaluation du niveau de stigma envers les PVVIH qui sont des UDI (Usagers de Drogues Injectables) ?
C’est sans aucun doute la stigmatisation qui est parmi la plus élevée du pays : c’est une réalité.
Elle combine plusieurs couches de discrimination : la peur et l’ignorance autour du VIH, les préjugés moraux sur l’addiction considérée comme un vice plutôt qu’un problème de santé, et la criminalisation qui fait risquer l’arrestation et l’humiliation.
Concrètement, une personne vivant avec le VIH et qui consomme des drogues par voie injectable cumule souvent le rejet familial, la discrimination sociale, des difficultés pour trouver un emploi et des attitudes négatives, même dans les services de santé.
Certes, quelques équipes médicales et ONG font un travail remarquable. Mais globalement, le stigmate reste massif et alimente directement l’épidémie en empêchant les gens d’accéder aux soins.
Comment vivent les PVVIH à l’heure actuelle à Maurice ?
La réalité est très contrastée.
Certaines personnes vivant avec le VIH vont relativement bien : diagnostiquées tôt, traitées efficacement, avec une charge virale indétectable, un emploi stable et une vie familiale équilibrée. Pour elles, le VIH est devenu une maladie chronique gérable.
D’autres, en revanche, vivent dans une grande précarité : logement instable, chômage, consommation de produits de plus en plus dangereux, violences, problèmes de santé mentale…
Bref, une succession de soucis. Pour ces personnes, chaque rendez-vous médical, chaque prise de médicament représente un combat supplémentaire.
Beaucoup vivent aussi leur statut dans le silence et la peur : peur d’être découvert au travail, dans la famille, dans le quartier. Cette fatigue psychologique constante s’ajoute au reste et pèse lourd, au final.
Autrement dit, nous avons réussi la partie médicale pour certains – les traitements efficaces et gratuits – mais nous sommes loin de garantir une vie digne, sereine et sans discrimination pour toutes les personnes vivant avec le VIH.
De quoi ces personnes ont-elles besoin aujourd’hui ?
De trois choses simultanément : des médicaments, de la dignité et des droits.
Concrètement, cela signifie des soins de qualité, simples et proches : accès continu aux antirétroviraux, suivi des co-infections comme les hépatites, services plus humains avec des horaires adaptés.
Ces personnes ont autant besoin de respect et de sécurité : ne plus être humiliés ou infantilisés dans les structures de santé, être protégés contre les discriminations au travail, dans l’accès au logement, aux assurances…
Ils et elles ont besoin de soutien pour vivre, pas seulement survivre : groupes de parole, soutien psychologique, aides sociales pour les plus vulnérables, programmes de réduction des risques dignes pour ceux qui consomment des drogues.
Nous avons encore chaque année des enfants qui naissent avec le VIH et la prise en charge pédiatrique du VIH reste un défi pour de nombreux parents.
Et surtout, les personnes concernées doivent être pleinement associées aux décisions qui les concernent. Rien ne devrait se décider sur le VIH sans que les personnes vivant avec le VIH soient à la table des discussions, à tous les niveaux !
Le VIH, couplé aux addictions de drogues injectables, entraîne d’autres complications. Parlez-nous en.
Quelques aspects cruciaux méritent en effet d’être mentionnés.
Le lien VIH-hépatites-drogues : de nombreuses personnes qui s’injectent des drogues sont aussi touchées par l’hépatite C : plus de 90%, selon les données recensées. Sans traitement des deux infections, on laisse ces personnes avec une charge de maladie très lourde.
L’urgence de protéger les services communautaires : dans un contexte mondial où les financements pour le VIH diminuent et où les programmes de prévention sont menacés, la pérennité des ONG et des services de proximité est stratégique pour la riposte.
Le message U=U (Indétectable = Intransmissible) : c’est une révolution scientifique et sociale. Une personne vivant avec le VIH, sous traitement et avec une charge virale indétectable, ne transmet plus le virus par voie sexuelle. Le fait que ce message ne soit pas encore largement diffusé à Maurice entretient inutilement la peur, le rejet, la stigmatisation…
Propos recueillis par Husna Ramjanally

