À l’occasion de la célébration de la fête du printemps cette année, Le Mauricien est allé à la rencontre du secrétaire de la Fédération des sociétés chinoises à Maurice, Yves Chan Kam Lon. Ce dernier souhaite la mise en place d’un « National Organising Committee » pour l’organisation de la fête du Printemps à Maurice afin d’englober l’ensemble de la communauté chinoise. Il nous parle également de son parcours personnel et professionnel, dans lequel beaucoup de familles sino-mauriciennes se reconnaîtront.
Dans quel esprit, célébrez-vous la fête du Printemps à Maurice cette année ?
Nous célébrons l’arrivée de la nouvelle année qui sera celle de l’année du buffle, dans la sérénité et la joie. Grâce aux efforts des autorités gouvernementales sous la direction du Premier ministre, nous avons le privilège de célébrer la fête du Printemps librement en famille et avec des amis parce que le pays est « COVID safe ». Très peu de pays dans le monde peuvent se vanter de pouvoir faire éclater les pétards, participer à des cérémonies religieuses en congrégation et organiser des réunions familiales.
Est-ce que la période de confinement l’année dernière a été une épreuve pour vous ?
Pour moi, c’était surtout une période de recueillement et de travail à la maison. J’en ai profité pour répertorier tous les discours que j’ai prononcés depuis les années 1970 que je compte éventuellement publier. Ce sera un témoignage de l’évolution culturelle et sociale dans la vie mauricienne durant cette période.
Quels sont pour vous les moments forts de la fête du Printemps à Maurice ?
Nous célébrons la fête du Printemps à deux niveaux, d’abord sur les plans traditionnel et spirituel, et ensuite sur le plan festif. La tradition exige qu’avant la célébration du Nouvel An chinois, chaque famille manifeste son respect pour les ancêtres. Ce moment est préparé minutieusement par les familles qui doivent se rendre soit à la pagode des morts qui se trouve au rond-point de Caudan, soit au cimetière. Nous croyons que l’âme de nos ancêtres se trouve dans ces lieux de mémoire.
Comment cela se passe-t-il dans la pratique ?
Nous nous rendons à la pagode pour prier et pour présenter des reproductions en miniature des biens dont ils disposaient de leur vivant. Cela peut être une maison, une voiture ou un autre bien matériel, en papier bien entendu. Auparavant, des artisans en fabriquaient. Aujourd’hui, elles sont disponibles dans les grands magasins. Il nous faut offrir à l’âme de nos ancêtres tout ce dont ils ont besoin pendant l’année. Nous ne dérogeons pas à la tradition. Personnellement, je rends hommage à mon père et à ma mère. Ce sont les seuls parents qui sont inhumés à Maurice. Tous les autres ancêtres l’ont été en Chine.
Vous êtes donc la première génération à vivre à Maurice?
Tout à fait. Je n’ai pas beaucoup de parents à Maurice. Ils sont tous en Chine, Hong Kong ou Taïwan. Mon père est arrivé à Maurice directement de la Chine. J’aurais pu être né en Chine à Meixian. C’est mon frère aîné qui est né là-bas. Il est un vrai chinois. Je suis né en plein centre de Port-Louis à l’angle des rues Edith Cavell et Brown Sequard.
Que vous rappelez-vous de cette époque ?
Je dois vous dire qu’on était très pauvres. Mon père a travaillé pendant des années dans l’entreprise de fabrication de vin appartenant à un oncle. Ce dernier avait mis une petite maison de deux chambres à sa disposition. Nous y avons habité pendant plus de 30 ans avec dix frères et sœur. This was my life. Mon père n’avait aucun bien immobilier à Maurice. Sa philosophie et sa priorité étaient qu’il devait assurer l’éducation de ses enfants même s’il n’avait pas de grands moyens et qu’il fallait parfois emprunter de l’argent. Nous avons survécu et ce n’est que tout récemment que j’ai pu acheter cette maison. Ce qui avait été le vœu de mon père avant de mourir.
Est ce que votre père est votre mère sont arrivés à Maurice ensemble ?
Non. Mon père était arrivé en premier. Les relations entre mon père et ma mère relèvent d’une histoire surprenante. Ils habitaient la même région en Chine. Leurs parents les avaient mariés alors que mon père et ma mère étaient encore enfants. Ce qui fait que ma mère, qui est de la famille Chong, est allée habiter chez la famille Chan dans son enfance. Mon père avait donc une obligation vis-à-vis de ma mère. Ils étaient attachés depuis leur enfance. On raconte que mon père avait commencé alors à se laisser tenter par l’aventure et à s’intéresser à la gent féminine. Mon oncle lui a rappelé qu’il était déjà marié en Chine. C’est ainsi qu’il est reparti en Chine pour voir ma mère qui a donné naissance à mon frère aîné en Chine. Ils sont ensuite retournés à Maurice par bateau. Nous avons donc toujours notre maison à Meixian. Mais nous l’avons laissée pour nos parents qui vivent là-bas.
Avez-vous gardé des relations avec vos parents en Chine ?
Je vais vous dire franchement que la misère qu’avaient connue à l’époque les Chinois sous le règne communiste était inimaginable. À Maurice, même si mon père était pauvre, il se faisait un devoir d’envoyer de l’argent et d’autres dons sous forme de produits divers en Chine pour être distribués aux pauvres. Il y avait beaucoup de misère dans ce pays à cette époque.
Par quel moyen cet argent était envoyé en Chine ?
À cette époque, il y avait une personne qui se chargeait de collecter les dons alimentaires ou financiers et de les envoyer en Chine. Je me souviens avoir accompagné mon père lorsqu’il apportait ses dons chez cette personne. Du riz, du lait, des vêtements étaient envoyés en Chine. À mon avis, ces dons qui provenaient non seulement de Maurice mais de la diaspora chinoise à travers le monde ont permis à de nombreuses familles chinoises de survivre. D’autres Mauriciens ont aussi aidé à créer des infrastructures dans des régions pauvres de la Chine. Leong Chin s’était rendu en Chine pour créer un pont dans son village. Je suis heureux que la Chine reconnaisse aujourd’hui la contribution de la diaspora chinoise à son développement. J’ai eu l’occasion de me rendre à Meixian à deux reprises. La première fois, ils étaient encore très pauvres. À cette époque, lorsqu’on allait visiter nos parents en Chine, ces derniers demandaient aux visiteurs d’acheter les produits dont ils avaient besoin. Je me souviens qu’à l’époque on nous avait demandé d’apporter soit une motocyclette, soit une machine à laver en « duty free ». Nous avions choisi d’apporter une machine à laver. Je vais vous faire une autre révélation. Je suis du clan Chan et lorsque j’arrive à Meixian, il faut que j’organise quelque chose pour toute la famille du clan Chan. Il pensait que ceux qui étaient de retour en Chine avaient les moyens de le faire sans compter les « foon pow » qu’il fallait donner à d’autres membres en vue de la famille. C’est une pratique en cours jusqu’à maintenant.
Voulez-vous dire qu’il faut toujours apporter des produits comme des machines à laver ?
Non, ils ont désormais tout ce dont ils ont besoin et sont devenus riches. Aujourd’hui, ils ont tous leur voiture.
Est-ce que vous allez toujours en Chine ?
Nous y allons parfois. Le problème est que nos ancêtres ne sont pas enterrés dans des cimetières comme à Maurice. J’ai un grand-père qui est enterré près d’une montagne. Un autre est enterré près d’une rivière. Les seules personnes qui peuvent nous emmener sur ces lieux sont nos parents chinois. Mon père m’a toujours raconté que mon arrière-arrière grand-père était un général. Il n’avait pas de descendant mais avait beaucoup de terres.
Savez-vous ce qu’il en a fait ?
Il en a fait don à la pagode se trouvant sur la montagne. C’est le temple de Lingquang qui est très populaire à Meixian. J’ai eu l’occasion de visite ce temple il y a peu. Que sont devenus vos frères et sœurs ? Un frère est comptable au Canada, un autre est à Epson, une sœur est infirmière en Angleterre. Même si nous sommes séparés, nous sommes très solidaires entre nous et nous nous entraidons.
Quelles sont les études que vous avez faites de votre côté ?
J’ai eu la chance de faire des études à l’université d’Aix-en-Provence. Après quelques années de dur labeur, j’ai obtenu un DEA en lettres modernes avec spécialité en linguistique et phonétique. Je travaillais sur un PhD lorsque mon père m’a demandé de rentrer au pays. À Maurice, j’ai été admis au MGI comme Education Officer après un entretien. Après un mois comme enseignant, le directeur m’a demandé de faire des recherches. Ce qui m’a permis d’acquérir de l’expérience en matière de recherche et d’écrire des discours. C’est ainsi que je suis devenu Reseach Fellow. J’ai aussi plusieurs diplômes et certificats que j’ai obtenus en Aix-en-Provence. J’ai commencé mon PhD sur le créole mauricien. J’ai eu l’occasion de travailler avec Philip Baker, Peter Stein et d’autres linguistes. À l’époque, j’avais voulu démontrer que le créole est une langue à part entière. J’avais démontré que le créole avait non seulement son vocabulaire, mais également sa syntaxe et son intonation. J’avais alors prévu que le créole allait devenir une langue. Aujourd’hui, je pense qu’il faudrait maintenant développer un atlas linguistique de Maurice. Il est important de savoir quelles sont les langues parlées dans chaque région de l’île. Cela est important pour l’enseignement des langues étrangères.
Comment êtes-vous arrivé à la National Library ?
Lorsque j’étais à Aix-en-Provence, j’avais obtenu un poste de moniteur à la bibliothèque. J’avais mis cela sur mon curriculum vitae. M. Hazareesing qui l’avait constaté m’avait alors demandé de l’aider à monter une bibliothèque. Je lui ai dit oui, à condition que je fasse des études de bibliothécaire. C’est ainsi que j’ai obtenu une bourse à l’University College pour des études de bibliothécaire. À mon retour, j’ai monté deux bibliothèques au MGI. C’est depuis cette époque que j’ai commencé à m’intéresser à la création d’une bibliothèque nationale. Par la suite, j’ai eu une bourse Fulbright à Columbia aux États-Unis. C’est fort de toutes ces études, aussi bien en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis, que je me suis attelé à créer la Bibliothèque nationale.
C’était donc une nouvelle aventure qui vous était confiée ?
C’était plutôt une nouvelle mission que je tenais à cœur. À l’époque, Maurice était un des rares pays à ne pas disposer d’une bibliothèque nationale. L’archipel des Seychelles avait sa bibliothèque nationale. J’ai été nommé directeur de la National Library au début de 1999 et en décembre 1999, la bibliothèque était inaugurée. Nous avons commencé « from scratch ». À l’époque, on m’avait demandé pourquoi j’étais si pressé. — À quoi j’ai répondu que ce n’est pas que j’étais pressé, mais je savais exactement ce que je voulais. Comme vous savez, il y a quatre types de bibliothèque : académique, spéciale, publique et nationale. Je pense que j’avais les compétences nécessaires pour créer la bibliothèque nationale. J’ai eu beaucoup de plaisir à diriger la bibliothèque entre 1999 et 2011. Je garde un très bon souvenir des membres du personnel avec qui j’entretiens une belle amitié.
La bibliothèque disposera bientôt d’un son propre bâtiment…
Depuis très longtemps, on me l’avait promis. À l’époque, comme j’avais suivi une formation en Library Building and Design, j’avais proposé un plan pour un bâtiment de sept étages. Il semble que le nouveau projet sera moins ambitieux, mais il faut que la bibliothèque dispose de son propre bâtiment. Vous êtes également actif au niveau de la fédération des sociétés chinoises.
Pouvez-vous nous en parler ?
Je suis entré à la fédération par hasard, alors qu’elle organisait la première World Chinese Conference, en 1982. On m’avait alors demandé de donner un coup de main à M. Tang. C’est ce dernier qui m’a embarqué dans l’aventure. À cette époque, je n’étais même pas membre de la fédération et j’apportais une aide volontairement. Ce n’est que bien plus tard que ma société a demandé son admission à la fédération. J’étais par conséquent un simple membre, et c’est après le décès de M. Tang qu’à la demande de Mario Hung, j’ai été nommé secrétaire. Je dois d’ailleurs rendre hommage à M. Tang qui, grâce à son dévouement et à son travail, a réussi à créer le centre culturel de Baie-du-Tombeau. Comment expliquer que ne soit plus la fédération qui organise le banquet de gala ? Je vous signale que la fédération continue d’organiser son banquet annuel. Nous organisons également un défilé tous les ans. Le dernier banquet a eu lieu le 7 février dernier. Plusieurs personnalités, dont sir Anerood Jugnauth et plusieurs ministres, ainsi que des parlementaires de l’opposition, étaient présents. Nous les remercions pour leur présence. Par ailleurs, la fédération s’apprête à inaugurer un musée dans la cour du centre culturel.
Quelles sont vos relations avec l’ambassade de Chine?
L’ambassade nous a beaucoup soutenus dans le passé. Mais depuis la création de l’United Chinese Union, nos relations ne sont plus les mêmes. D’ailleurs, l’actuel ambassadeur de Chine n’a jamais visité notre centre culturel, malgré nos invitations, ni même participé à nos banquets annuels. Nous sommes blessés par cette attitude. Nous aurions souhaité que l’ambassade traite toutes les organisations chinoises de manière équitable.
Comment se présente la communauté chinoise à Maurice ?
Il y a plusieurs groupements au sein de la communauté chinoise. Le conflit entre la Chine communiste et la Chine nationaliste est toujours présent à Maurice. Il y a des organisations qui sont pro-Taïwan et d’autres pro-Chine communiste. La fédération des sociétés chinoises a toujours adopté une « One China Policy ». Cela a été le cas depuis M. Tang. Nous avons déjà organisé des China Week, des China Day, et nous ne reconnaissons pas Taïwan car il faut vivre avec les réalités du jour. Il faut reconnaître qu’il y a un conflit entre la fédération et l’United Chinese Union. Nous acceptons que cette dernière soit une fédération, tout comme nous sommes une fédération. Le problème est que pour toutes les fêtes nationales, il y a un « National Organising Committee », sauf pour la fête du Printemps.
Pourquoi ne pas instituer un National Organising Committee dans lequel siégeraient les deux fédérations, la nôtre et l’United Chinese Union, qui auraient pris la présidence alternativement ?
Le rôle du président de limite à prendre la parole le jour du banquet national. Les deux fédérations continueraient à fonctionner de manière autonome, sauf pour le banquet, où on aurait pu fédérer tous les membres des sociétés chinoises. La fédération aurait pris la présidence une année et l’United Chinese Union l’année suivante.
Comment se porte la Chinese Speaking Union ?
Il y a un problème à ce niveau. L’union ne fonctionne pas comme il le faut et les procédures ne sont pas suivies. Je ne peux pas entrer dans les détails puisque je suis vice-président. Le trésorier a soumis sa démission. Que peut-on souhaiter pour cette année ? Je souhaite que la population soit satisfaite. Le peuple est souverain. S’il n’est pas satisfait, il a le droit de réagir. Vox populi, Vox dei. Ensuite, il est important que l’éducation occupe une place importante dans la vie des Mauriciens. Il faut que l’éducation soit documentée et inculquée de manière professionnelle dans toutes les écoles. Il ne faut pas que l’éducation soit organisée au petit bonheur dans certaines écoles. C’est à travers l’éducation que la population peut se développer. L’éducation doit permettre aux jeunes non pas de copier les autres, mais de créer et de raisonner. Je peux me citer moi-même en exemple. Aux Etats-Unis, dès la maternelle, les enfants ont des projets à réaliser. J’ai été « part time lecturer » à l’université, et dès le premier jour, les élèves m’ont demandé des notes. Je leur ai fait comprendre que je ne donnais pas de notes. Ni en France, ni au Etats-Unis on ne donne de notes. Les professeurs donnent des références sur lesquelles les étudiants doivent travailler par eux-mêmes. Mon vœu est que les Mauriciens puissent vivre heureux et retrouver leur sourire d’antan et leur sens de l’hospitalité. Mais actuellement, il y a trop de problèmes.