A qui profite le crime ?

Du haut du parking du Monoprix, voilà le triste spectacle qui s’offre au regard : les ruines de ce qui fut l’Hôtel de Ville de Curepipe.
Des bardeaux pourris et défoncés, des bouts de prélart un temps censés protéger la toiture, qui aujourd’hui traînent en pitoyables lambeaux moisis. Effrayant de voir à quel point, en plein milieu de la ville, cet élégant bâtiment est devenu un sinistre eyesore.
L’ironie, c’est quand même quand on voit, sur le site internet de la mairie de Curepipe, cette pimpante et fière description : « Overlooking a small park in the centre of Curepipe, the Hôtel de Ville is one of Mauritius’ best surviving structures from its colonial era. ».
Si c’est ça notre « best surviving », autant dire que nous sommes moribonds…
L’ Hôtel de Ville témoigne pourtant d’une histoire intéressante. Selon les données disponibles, il ressort que cette maison de 10 000 pieds carrés, connue sous le nom de La Malmaison, se trouvait à l’origine à Moka. Et qu’elle aurait été rachetée par la mairie de Curepipe en 1902 et par la suite démantelée et reconstruite à l’identique à Curepipe, pour offrir aux Curepipiens une belle salle des fêtes.
Après une rénovation supposément importante il y a quelques années, l’Hôtel de Ville, devenu dangereux, est totalement fermé depuis 2016. Entretemps, et avec les dégâts supplémentaires occasionnés par le cyclone Berguita, le coût estimé des travaux de rénovation est rapidement passé de Rs 38 millions à Rs 135 millions. Le gouvernement central ayant alloué des fonds, les travaux de rénovation étaient censés démarrer, avec « un peu de retard », en juillet dernier. Mais nous sommes en décembre, et le bâtiment n’en finit plus de pourrir. Comme si l’on attendait qu’il soit définitivement trop tard pour le rénover et qu’il s’écroule de lui-même. Ohhhh, tellement dommage dira-t-on…
« Cela ne vaut pas le coup de rénover les vieux théâtres. Cela coûte plus cher de les rénover que d’en construire de nouveaux ». Celui qui dit cela, dans une récente interview à notre confrère l’express, n’est autre que René Leclézio, chief executive officer de Promotion and Development Ltd. Qui vient d’inaugurer la semaine dernière le flambant neuf Caudan Arts Centre. Construit au coût de Rs 1 milliard… Si cet outil est bienvenu dans notre paysage artistique et culturel assez démuni, il montre aussi clairement que le problème n’est pas l’argent. Oui, de l’argent, il y en a. C’est une question d’approche. Et, en quelque sorte, de dividendes…
Aux yeux du gouvernement central, il y a manifestement peu de dividendes à retirer de la rénovation du Théâtre de Port Louis ou du Plaza. On en parle, on en parle, mais ça ne finit pas d’attendre, et donc d’augmenter. Pour le secteur privé, il y a apparemment plus à gagner à faire du neuf en faisant fructifier le foncier. Mais le Caudan Arts Centre a beau scintiller de modernité et en mettre plein la vue, ce bâtiment n’est pour le moment que cela : une structure grandiose. Pour en faire plus, il va falloir travailler à lui donner une âme. Celle que l’on ressentait quand on assistait à un spectacle ou un concert au Plaza. Celle qui faisait qu’il s’y passait « quelque chose ». Ce n’est pas une mince affaire.
A la Cartoucherie de Vincennes, la grande femme de théâtre qu’est Ariane Mnouchkine a aménagé, au milieu d’un petit bois, des structures en apparence modestes, fondues dans le décor naturel. On s’en approche comme à l’aventure, on discute en buvant un coup autour de vieilles tables en bois, le plancher de la salle de représentation est en béton brut et les gradins de fer pas forcément des plus confortables. Pourtant, il se passe toujours quelque chose de spécial dans ce lieu. On n’en repart pas exactement comme on y est venu.
Nous avons clairement, dans ce pays, un problème avec notre histoire. Cette histoire que nous avons du mal à raconter dans sa complexité. L’Hôtel de Ville de Curepipe témoigne de l’époque coloniale française. Elle témoigne aussi du génie et du savoir-faire architectural de plusieurs catégories de nos ancêtres. « Notice the gable windows, verandah and decorative wooden friezes known as dentelles – all are signature traits of the island’s early plantation architecture », dit encore le site de la mairie de Curepipe.
Même chose pour la caserne Decaen à Port Louis, qui va céder la place au métro léger. Témoin privilégié de la transformation de Port Louis lors de sa construction par nos ancêtres autant colons qu’esclaves, nommée Caserne Decaen après le dernier gouverneur français de l’archipel des Mascareignes, celui-là même qui a déposé les armes devant les Anglais lors de la prise de l’Isle de France en décembre 1810, cet ancien Atelier du Génie a aussi abrité les travaux cartographiques d’un illustre mauricien. Un nommé Lislet Geoffroy, fils de Niama, une princesse sénégalaise réduite en esclavage, un homme qui devint par la suite le premier « homme de couleur » admis à l’Académie des Sciences de Paris pour ses remarquables travaux.
Et quand nous aurons tout détruit de certaines périodes, quelle histoire raconterons-nous, alors qu’il nous reste justement tant de notre histoire à explorer pour comprendre, et peut-être mieux vivre, la société que nous sommes aujourd’hui ? A qui profite le crime ?

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Shenaz Patel

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