Ce que fait la mort…

La mort a cette particularité d’araser les mémoires.
De niveler les aspérités, d’aplanir les angles, d’égaliser les rugosités.
Lorsque quelqu’un meurt, l’heure est en général, dans une forme d’ultime respect, à ne retenir et exprimer que ce qui, dans sa vie, fut beau et bien.
Mais la mort absout-elle de tout ?
Autour du décès d’Anerood Jugnauth et ses funérailles nationales hier, il est légitime que s’expriment autant les louanges que les critiques, voire, dans certains cas, le rejet.
Car au-delà du respect dû à la famille de l’homme et à ceux qui l’aiment dans ces circonstances douloureuses, Anerood Jugnauth n’en a pas moins été un homme public qui a occupé les premiers rangs la vie politique de notre pays pendant près de 63 ans. Et qui a donc, à ce titre, influé d’une manière ou d’une autre sur la vie de chacun de nous.
Les louangeurs rappelleront le parcours de cet homme, né de famille modeste, qui se hissera jusqu’à la Présidence du pays, mais aura surtout exercé comme Premier ministre pendant près de 20 ans. Un homme qu’ils décriront comme « le père du miracle économique » mauricien. Qui a œuvré à l’autonomie de Rodrigues et au retour des Chagos.
D’autres, qui auront souffert à divers titres de sa politique, n’exprimeront que colère et dépréciation.
D’autres encore, tout en reconnaissant à l’homme des qualités et au politique des réalisations importantes, n’en exprimeront pas moins des critiques. Posant la question de savoir si le marasme et la débâcle que nous subissons aujourd’hui n’ont pas aussi leurs racines dans la façon autocratique dont Anerood Jugnauth a exercé le pouvoir, dans la spirale où un chef d’Etat entraîne sa population lorsqu’il lui lance que « moralite pa ranpli vant », quand il s’arroge le droit de passer le pouvoir à son fils sans passer par l’électorat, comme s’il s’agissait de son jouet personnel.
Il y a plusieurs saisons dans la vie d’un être humain.
Certains garderont en mémoire le Premier ministre du « mauricianisme » en 1982. D’autres encore les colères « écumantes » et le vocabulaire injurieux utilisé par celui qui avait certes l’excuse de la vieillesse, mais qui ne se jugeait pas trop vieux pour diriger un pays.
L’Histoire se chargera de voir ce qu’elle voudra bien retenir…
Entre-temps, nous pouvons simplement nous interroger sur notre besoin, dans nos démocraties contemporaines, de continuer à encenser ou descendre des hommes, et de tout placer entre leurs mains, en leur refusant, au fond, la reconnaissance de la complexité et des failles qui les habitent, comme tout être simplement humain.
Alors que l’on commémore cette année le bicentenaire de la mort de Napoléon, on s’aperçoit à quel point cela fait naître des controverses autour de cette figure complexe et incontournable de l’histoire du monde. Et cela est sain. Car il y a plusieurs facettes à l’exercice d’un pouvoir. Et que les identifier, les reconnaître, en discuter ne peut que constituer une avancée.
Ici, nous pourrions peut-être commencer, en marge du décès d’Anerood Jugnauth, par interroger cette conception que le « miracle » économique d’un pays serait le fait d’un homme. Plutôt que de toute une population, avec cet homme.
Se dire qu’il revient à cette population, à l’heure de ce départ, d’aller au-delà de l’émotion pour tenter un bilan dépassionné, et s’interroger vraiment sur ce qu’elle veut pour la suite, les hommes et les femmes qu’elle veut se donner comme inspiration…
Deux autres morts. Une autre histoire.
Les circonstances dans lesquelles les corps de deux jeunes femmes, toutes deux quarantenaires, ont été retrouvés enterrés dans un verger de litchis à Mare d’Albert, suscitent une émotion vive ces derniers jours.
Inévitablement, la question du rétablissement de la peine de mort est remise sur le tapis, comme à chaque fois qu’un crime odieux secoue la psyché publique. Comme si la décision de Maurice de suspendre l’application de la peine de mort en novembre 1995 était toujours à justifier, à re-négocier.
Mais ce qui est particulier dans cette affaire, c’est qu’au moment où le premier cadavre a été découvert, l’homme de 37 ans qui a reconnu avoir enterré là le corps de sa concubine quelques mois plus tôt, était interné à l’hôpital psychiatrique Brown Sequard pour dépression. Quand, quelques jours plus tard, la police découvre le corps d’une deuxième femme à quelques mètres du premier, et que l’homme reconnaît l’avoir tuée et enterrée, l’attention se focalise totalement sur la question de sa « dépression ».
Certains craignent manifestement que l’homme « prenne prétexte » d’un état mental perturbé pour se tirer d’affaire. Ce qui ne sera pas le cas puisque mercredi dernier, le panel de médecins et psychiatres l’ayant examiné a conclu que sa santé mentale lui permet de faire face à une procédure judiciaire. Et qu’il a subséquemment comparu devant la cour de Mahébourg pour être inculpé provisoirement sous deux charges d’assassinat.
Ce qui interpelle, alors même que ce mois de mai a marqué le Mental Health Awareness Month, ce sont les positions affichées dans le cadre de cette affaire par rapport à la maladie mentale.
Ainsi, quelle surprise, pour dire le moins, d’entendre lundi dernier, sur une radio locale, le Dr Satish Boolell, ancien médecin légiste en chef de la police et consultant en médecine légale dans le privé, déclarer ceci : « Non, mais la dépression n’est pas une maladie selon moi, c’est un état d’esprit »….
Vraiment ?
Le factsheet de l’Organisation mondiale de la Santé dit pourtant bien que « la dépression est une affection courante dans le monde, qui touche plus de 264 millions de personnes. Quand elle perdure et que son intensité est modérée ou sévère, la dépression peut devenir une maladie grave. Elle peut entraîner une grande souffrance, altérer la vie professionnelle, scolaire et familiale de la personne concernée. »
A Maurice, nous savons la charge du tabou qui pèse sur celles et ceux qui se refusent ou à qui l’entourage refuse de se faire soigner parce qu’aller voir un psy équivaudrait à être fou. Nous savons la charge de la stigmatisation.
Pourtant, l’urgence est plus que jamais là. Parce que la charge de la dépression et des autres pathologies mentales qui était déjà en augmentation constante dans le monde voit une accélération inquiétante avec la pandémie de Covid-19.
Ainsi en France, un rapport rendu public le 27 mai dernier par le groupement d’intérêt scientifique Epi-Phare montre que la crise sanitaire et ses confinements successifs ont entraîné une hausse conséquente des souffrances psychiques, de la dépression et de l’anxiété, avec une consommation accrue de médicaments y relatifs. Les anxiolytiques ont progressé sur la période de mars 2020 à avril 2021 avec 3,4 millions de prescriptions de plus qu’attendu (+15%), tout comme les hypnotiques (somnifères) avec + 1,4 million (+26%), et les antipsychotiques avec + 440 000 (+23%). « On n’a jamais vu des augmentations de cet ordre-là, c’est exceptionnel », souligne le rapport Epi-Phare.
Ces dernières semaines, la jeune tenniswoman Naomi Osaka a créé le buzz en refusant d’assister aux rencontres de presse post-matches à l’Open de Paris. Ce, dit-elle, parce qu’elle ressentait le besoin de protéger sa santé mentale. Après s’être vue infliger une amende de $15 000 pour ce refus, la jeune joueuse de 23 ans a annoncé le 31 mai qu’elle se retirait du tournoi.
Critiquée par certains, Osaka a aussi reçu une vague de soutien, venant notamment de Nike, des tenniswomen Serena Williams, Martina Navratilova, Billie Jean King, du comédien Will Smith. Le nageur olympique Michael Phelps a salué sa décision en disant que cela pourrait constituer « a breakthrough for the mental-health world ».
A Maurice, nous devrions prendre garde à ce qu’un crime, tout odieux qu’il soit, ne fasse pas progresser la stigmatisation des maladies mentales.
Au Parlement ces dernières semaines, nous avons hélas eu droit à des débats bêtement personnels et antagonistes lorsqu’a été débattu le Mental Health (Amendment) Bill. Et nous sommes encore très loin de reconnaître pleinement à quel point nous péchons au niveau de l’accessibilité aux soins psychologiques et psychiatriques.
« Dans le pire des cas, la dépression peut conduire au suicide. Chaque année, près de 800 000 personnes meurent en se suicidant. Le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les 15-29 ans », indique aussi l’OMS.
Nous sommes aussi responsables de nos vivants…

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