Qu’aurons-nous fait de nos enfants ?

Elle s’appelle Shanonn. Avec deux n à la fin et pas de e, elle insiste dessus. Elle a 10 ans, s’agace qu’on lui dise souvent qu’elle ne les fait pas, qu’on croie qu’elle a 7 ou 8 ans. Vous avez peut-être déjà vu Shanonn. Elle dit qu’elle est passée à la télé un soir, pendant le confinement. Parmi une ribambelle d’autres enfants proclamant « Res ou lakaz » sur tous les tons et avec tous les sourires, fiers de participer à la campagne nationale pour mettre en avant la nécessité de respecter le confinement.

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Oui, Shanonn se rappelle, sa maman l’a filmée sur son téléphone portable et envoyé ces images à la télé, elle, montrant une feuille blanche sur laquelle elle avait dessiné des coronavirus rouges et noirs, elle, disant aux Mauriciens d’une voix chantante qu’il fallait rester bien à l’abri dans sa maison.

Aujourd’hui, avec d’autres enfants, Shanonn dort chaque nuit sous une tente en plastique à Riambel, sous la pluie et dans le vent de l’hiver naissant. Aujourd’hui, après avoir appris coronavirus, pandémie, confinement et gestes barrière, Shanonn a appris le mot squatteurs. Dans les journaux, à la télé, c’est ce qu’ils sont, sa famille et elle. C’est le nom qu’ils portent depuis que la police et les bulldozers sont venus écraser les quelques tôles de leur maison.

Shanonn n’est pas une histoire qui s’écrit pour « faire pleurer dans les chaumières ». Shanonn, c’est juste une rencontre avec une de ces « ironies » dont la vie parfois a aussi l’implacable secret. Shanonn, c’est juste une petite fille qui fait partie de ces Mauriciens, dont les maisonnettes  ont été écrasées sur ordre du gouvernement, pour certains en plein confinement, parce qu’ils s’étaient mis en tête de venir occuper des terres de l’Etat ne leur appartenant pas.

Au cours du confinement, beaucoup a été dit, et écrit, sur la façon de s’occuper de la santé physique et mentale de nos enfants pendant cette pandémie, soudain pleine de danger immédiat, de chamboulements des habitudes, de restrictions, d’interdits, d’incertitudes, d’angoisses. A travers le monde, psychologues, pédagogues, spécialistes divers ont fait valoir l’étendue du « emotional blow » de cette situation totalement inédite. Et la nécessité pour les parents de tenter au mieux d’accompagner cela. “During periods of uncertainty and change, what our children need most from us is to feel safe, loved and protected”, a ainsi fait ressortir la psychologue Genevieve von Lob.

Beaucoup de parents se sont prévalus des conseils formulés à cet effet.

Fournir à leurs enfants un espace d’expression et de dialogue afin de valider leurs sentiments et émotions, incluant déceptions, frustrations, inquiétudes et peurs.

Mettre en place un emploi du temps à la maison, car une forme de structure et de consistance a un effet apaisant dans des périodes d’incertitude et de stress.

Impliquer les enfants dans ce processus de planification, car cela peut contribuer à leur donner, malgré tout, « a sense of control ».

Leur proposer d’écrire un journal de leur ressenti, d’écouter de la musique, de faire des gâteaux, voire aménager un coin où ils peuvent se ressourcer quand ils sont trop énervés.

Encourager l’interaction virtuelle en utilisant les ressources internet et les réseaux sociaux, car il est important de se sentir connecté aux autres.

Les accompagner dans leur nouvelle formule d’apprentissage scolaire par visioconférence avec leurs enseignants ou à travers la télé.

Prévoir des activités physiques et des jeux.

Et puis prendre soin de sa propre santé mentale, parce que les émotions sont contagieuses, et que de nombreux experts mettent en avant le règlement en vigueur dans les avions : mettez votre propre masque à oxygène avant d’aider vos enfants à mettre le leur.

Réconfortez-les et rassurez-les par rapport à leur sécurité, dit Denise Daniels, professionnelle du développement de l’enfant. « Parlez-leur de toutes les personnes qui travaillent dur pour assurer leur sécurité ».

Les parents de Shanonn n’ont pu assurer aucun de ces points pour le bien-être de leurs enfants.

Et ce que Shanonn et les autres enfants de son âge ont vu, ce sont des policiers venus détruire leur habitat déjà précaire.

A l’heure où l’on se préoccupe de la longue période (plus de 4 mois) où nos enfants auront physiquement été privés d’aller à l’école, on peut aussi se dire que si cette année aura été très perturbée sur le plan académique, nos enfants n’en auront pas moins gagné par ailleurs sur plusieurs plans, et à travers l’acquisition de certains life skills. Sur le plan de l’apprentissage de la résilience et sur la façon de faire face à l’imprévu et à l’incertitude. Sur la façon de planter ou de faire du pain. Sur la façon de réévaluer ses besoins, sa façon de consommer, son rapport à l’argent, sur la nécessité de l’altruisme et de la solidarité.

Shanonn et les autres enfants de familles de squatters délogés n’ont pas eu ce luxe.

Ce que ces enfants ont vu, eux, c’est l’impuissance de leurs parents à se protéger, à les protéger, face à un pouvoir qui n’a pas su (pas voulu ?) faire la différence entre ce qui est légal et ce qui est juste. Un pouvoir qui peut certainement justifier de vouloir faire respecter la loi en expulsant des personnes qui occupent des terrains qui ne leur appartiennent pas, mais qui ne prend pas compte qu’il y a des personnes aujourd’hui à Maurice qui, réellement, légitimement, en raison d’emplois précaires ou de diverses circonstances adverses, ne peuvent pas se payer un terrain et un toit. Un gouvernement qui, mettant en avant le cas de certains squatteurs qui ont ailleurs où habiter, choisit de raser indistinctement pour ensuite considérer les « genuine cases », entre-temps contraints à dormir dehors. Un gouvernement qui met littéralement la charrue avant les bœufs, en expulsant hâtivement des personnes démunies, mais en donnant généreusement (frauduleusement ?) des terres de l’Etat à des nantis.

A l’heure où le gouvernement ne cesse de rajouter de l’instabilité sur une situation déjà difficile en annonçant samedi dernier la rentrée scolaire pour début août puis, cinq jours plus tard, pour début juillet, beaucoup de parents déplorent, avec justesse, la situation d’incertitude dans laquelle cela les place, eux et leurs enfants. Posons-nous une question.

Posons-nous la question de la violence de l’incertitude parallèlement créée sur Shanonn et sur tous les enfants de squatters qui ont vu ces dernières semaines leurs maisons démolies sans savoir quand ils retrouveraient un toit. La question de ce que crée, chez un enfant, d’être témoin de l’impuissance de ses parents à le protéger face à une telle chose. De ce que génère, chez des enfants, le spectacle et le sentiment d’une colère qui n’a nulle part où aller. 

A force d’opposer le cœur et la raison, alors que la crise actuelle aurait dû nous forcer à repenser nos anciens schémas d’opposition, alors que la Covid-19 et ses conséquences auraient pu nous amener à comprendre que la raison n’a pas forcément besoin d’être sans cœur, rester conscient que cette colère-là, un jour, risque de nous retomber sur la face. Avec plus de haine que nous n’en pourrons contenir.

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