Vers une nouvelle « communauté » ?

C’est une nouvelle marée humaine qui a déferlé hier sur Mahébourg.

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Après la marche du 29 août à Port Louis, à l’appel de Bruneau Laurette, celle prévue hier à Mahébourg revenait au collectif Konversasion Solider, qui avait organisé la manifestation du 11 juillet dernier à Port Louis. Et l’élan était le même.

A quelques différences près.

La différence majeure tient probablement au fait que cette fois, les partis politiques d’opposition n’avaient pas mobilisé leurs troupes comme ils l’avaient fait pour la marche du 29 août. Peut-être ont-ils commencé à réaliser que lorsqu’elle scandait « Bour li deor » à Port Louis, la foule parlait de Pravind Jugnauth, mais qu’au-delà de ce Premier ministre là, c’est aussi de tout un système, dont ces partis font partie, dont la foule criait son ras-le-bol.

Hier, à Mahébourg, ce sont donc encore plus largement des citoyens non partisans d’un parti politique en soi qui ont choisi d’être présents en masse, à l’exception des militants de Rezistans ek Alternativ (ce qui a aussi, vraisemblablement, freiné la participation de certaines personnes non-désireuses de s’associer au politique). Si l’on ajoute à cela les militants syndicaux menés par Rashid Imrith et ceux sur qui Bruneau Laurette exerce un attrait qui ne cesse de grandir, cela fait un certain nombre de personnes auxquelles se rajoutent des dizaines de milliers de citoyens.

Venus à nouveau dire leur ras-le-bol face au gouvernement mais aussi, et surtout, leur volonté non de remplacer un homme par un autre mais d’œuvrer à un changement en profondeur de notre système.

A la différence de la manif du 29 août, celle d’hier à Mahébourg avait un agenda. Placée sous le slogan ‘Pou Nouvo Moris’, elle visait, d’après le programme officiel, à mettre en avant les revendications en faveur des habitants de Mahébourg et du sud-est, à célébrer la vie, la solidarité, la liberté et le mauricianisme.

On peut rester dans les anciens schémas de lecture de la société mauricienne et de ses dynamiques. Mais il y a clairement des choses qui ont changé ces derniers temps, à la mesure d’une modernité qui évolue de plus en plus vite. A Maurice en particulier, un système communal qui avait plus ou moins « bien marché » depuis l’indépendance a fini par montrer, cruellement et très concrètement, l’ampleur de ses limitations pour faire face aux exigences et aux complexités du monde d’aujourd’hui. Si ce système profitait plus ou moins à un nombre suffisant de personnes, l’actualité récente a montré à quel point il met en danger et plonge dans l’angoisse et la détresse des Mauriciens appartenant à toutes les catégories, sociales et ethniques. C’est bien pour cela que le naufrage du Wakashio et la marée noire subséquente ont créé un tel déclic. Du coup, le politique semble avoir complètement ré-investi notre quotidien.

Mardi dernier, à Sainte-Croix, dans le cadre du pèlerinage au caveau du Père Laval, c’est une homélie très « politique » qu’a livrée Mgr Piat. Face au Premier ministre présent pour l’occasion, il a déclaré d’emblée que si beaucoup de personnes, chaque année, viennent à Sainte-Croix pour déposer leur souffrance devant le Père Laval et lui demander des grâces, «aujourd’hui nous voulons déposer la souffrance que notre peuple vit en ce moment. Oui, le peuple mauricien souffre » a-t-il insisté.

Il a ainsi évoqué tour à tour le manque de logements pour les plus pauvres, la recrudescence du commerce de la drogue, le stress du Covid-19 et le naufrage du Wakashio. A ce chapitre, il s’est fait l’écho de ceux qui estiment qu’il y a « beaucoup d’incertitudes et de zones d’ombre autour de ce naufrage ». Pour Mgr Piat, « c’est toute cette souffrance qui était derrière les critiques, la colère, la grande déception » qui se sont manifestées le 29 août. « C’était le cri d’un peuple qui aime son pays passionnément et qui pleure de le voir secoué par de telles vagues ». Or, dit le Cardinal, nous devons nous écouter, être solidaires et nous entraider car nous avons une origine commune, une dignité commune, une maison commune et un destin commun.

De quoi se mêle Mgr Piat? peuvent demander certains. Quelle différence y a-t-il entre lui et ceux qui tiennent des discours politiques à Grand Bassin ? Peut-être le fait qu’il ne se fait pas la voix d’un soutien électoral. Et que les leaders religieux sont des marqueurs moraux. On ne peut ainsi oublier à quel point Mgr Margéot, avec Cassam Uteem, joua un rôle décisif pour ramener le calme lors des émeutes meurtrières de février 1999.
Beaucoup de dynamiques sont actuellement à l’œuvre au cœur de notre pays. Il est encore trop tôt pour savoir sur quoi elles vont déboucher. Et la forme exacte que pourrait prendre ce « Nouvo Moris ». L’euphorie de l’instant ne peut faire oublier que nous sommes toujours confrontés à des « réalités », ethniques notamment, qui n’ont pas disparu au gré d’une manif. Mais il est intéressant de voir que l’une de ces dynamiques concerne les jeunes, présents en très grand nombre hier à Mahébourg.

Dans l’édition du 9 septembre 2020 de l’hebdomadaire britannique The New Statesman, un passionnant article se penche sur « How millennials turned away from religion and embraced new lifestyle cults ». Il fait référence à l’ouvrage Strange Rites, new religions for a godless world, publié le 16 juin 2020. L’essayiste Tara Isabella Burton y explore un curieux paradoxe: 72% des Américains qui disent aux sondeurs qu’ils n’ont pas de religion disent aussi qu’ils croient en « quelque chose », la moitié disant qu’ils s’adressent régulièrement à une puissance supérieure, et autant qui font confiance à une force spirituelle pour les protéger.

Les milléniaux (de l’anglais millenials), regroupent les personnes âgées aujourd’hui entre 20 et 37 ans. On les appelle aussi les « digital natives », vu que cette génération est née avec les nouvelles technologies et le digital.

Tara Isabella Burton estime que les milléniaux ne sont pas en train d’abandonner la foi, mais bien de la ré-inventer pour qu’elle convienne à leurs propres modes de vie, dans une dynamique qui consiste à mêler et assortir diverses traditions et innovations spirituelles, esthétiques, philosophiques et expérientielles. Un remix qui mêle philosophie zen, yoga, wellness, fitness, pratiques végétariennes, utilisation de plantes et de remèdes naturels, implication écologique, rapport à la nature. Allergiques à toute doctrine et à l’idée de vérité absolue, ils valorisent l’expérience personnelle face à l’expertise et privilégient l’authenticité émotionnelle.

Et pourtant, écrit Burton, leur scepticisme face à l’autorité n’a pas diminué leur besoin d’appartenir, de faire partie de quelque chose de plus grand, de plus haut qu’eux. Ils ont faim de ce que les êtres humains ont toujours désiré : un besoin de sens dans le monde et un but personnel au cœur de ce sens, une communauté avec laquelle partager cette expérience, et des rituels pour amener le pouvoir de cette expérience au sein de leur vie quotidienne, réalisable.

Hier à Mahébourg, c’est cette « communion »- là que l’on a pu voir à l’œuvre.
Il sera intéressant de voir comment elle va s’articuler pour la suite. Mais une nouvelle énergie est clairement à l’œuvre. Et cela est déjà passionnant…

 

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