Zom palab

Sous ses dehors affables, selon certains, mous selon d’autres, il y a une grande violence chez Pravind Jugnauth.

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Certes, il semble très loin de son père, Anerood Jugnauth, connu pour ses discours «écumants», ses menaces sans filtre de «sot lalang» et autres gracieusetés. On savait à quoi on avait affaire.

Mais sous ses dehors feutrés, l’attitude de l’actuel Premier ministre mauricien, totalement dans l’esquive, n’en est pas moins d’une violence très particulière. Car il y a une violence à refuser de parler de certains enjeux, ce qui équivaut à refuser d’en prendre la mesure, et donc, de tenter d’y trouver solution. En anglais, le verbe to address signifie aussi bien parler qu’évaluer et résoudre…

Nous vivons, depuis quelques mois, un feuilleton politico-légal pour le moins sidérant. Pour résumer, un homme, agent réputé très proche du ministre du Commerce et du Premier ministre, est retrouvé mort, partiellement carbonisé dans un champ de cannes. Sa femme, refusant la conclusion de «suicid » hâtivement émise par la police, obtient du DPP l’ouverture d’une enquête judiciaire qui montre rapidement que l’homme a été tué, que la police n’a pas fait son travail, qu’il était au centre d’une vaste affaire de corruption, qu’il serait soutenu par le Premier ministre et le ministre du Commerce pour l’obtention d’une multitude de contrats publics allant de l’érection de barrières sur la plage disputée de Pomponette, à la fourniture de tests pour la Covid-19, en passant par des contrats de nettoyage pour le ministère de l’Education. Avant son décès, l’homme, estimant ne pas avoir reçu son dû, aurait menacé de tout révéler. Depuis, d’autres décès violents et éminemment suspects sont intervenus. Au bout de ces révélations extrêmement graves qui cascadent chaque semaine, que fait le Premier ministre? Il se tait.

Lundi dernier, il s’est contenté de balayer comme pures «palab» les nombreuses accusations et allégations très graves faites par les Avengers au meeting convié à la Louise. On le sait, en créole mauricien, le mot palabres est en général associé aux femmes. Est d’ailleurs entré dans le langage l’expression «fam palab», méprisante et dismissive, s’il en est. La suprême insulte que l’on peut faire à un homme dont on estime qu’il parle un peu trop est d’ailleurs de le désigner comme «enn fam palab». Double peine…

Ainsi, au lieu de prendre la mesure de la gravité de ce qui n’est pas seulement imputé, mais aussi révélé, au lieu de s’adresser à la population pour faire le point, réfuter, expliquer, affirmer sa détermination à faire la lumière, sanctionner si nécessaire, et rétablir vérité et justice, Pravind Jugnauth préfère laisser tomber, dédaigneux, que lui a mieux à faire. Comprenez qu’il laisse les «zom palab» à leur «koz ninport», et que, lui, continue, en «vrai homme», à bosser, à agir.

Voilà donc un homme qui a été prompt à faire arrêter des internautes pour des posts sur internet, estimant qu’ironiser sur le fait qu’il aurait appelé les grands de ce monde pour leur donner des conseils sur la gestion de la Covid-19 était trop insultant pour sa personne. Un homme qui estime cette fois qu’il est trop en dessous de lui de address des allégations qui l’associent à des pratiques frauduleuses et criminelles…

Le ton (la pression?) est quand même monté d’un petit cran en milieu de semaine quand d’un air presque désolé, il a désigné ses adversaires politiques comme des «scavengers». Des charognards. Ces animaux qui se repaissent des cadavres.

«Oppressive language does more than represent violence, it is violence», disait la grande Toni Morrison.

De fait, à deux reprises cette semaine, le Premier ministre a fait savoir qu’il n’avait pas l’intention de répondre à tout cela, mais que quand même, il tenait à prévenir «fer bien atansion»…

Il a repris cette formule hier, suite à l’annonce de la démission de Nando Bodha.

On peut en vouloir à Nando Bodha pour la façon dont il a soutenu et justifié l’éventrage de la ville de Beau-Bassin/Rose-Hill et l’abattage sauvage des arbres pour faire place au métro léger, alors qu’il était ministre du Transport il y a deux ans.

On peut souffler qu’il quitte le bateau du gouvernement, en bon opportuniste, parce qu’il le sent couler.

On peut supputer sur son agenda, et ses possibles ambitions de Premier ministre s’il se joint au MMM.

Mais quand un ministre des Affaires étrangères, également secrétaire général du parti au pouvoir, cacique du MSM depuis des années, choisit de démissionner dans les circonstances actuelles, on ne peut nier l’ampleur de ce que cela représente. Il suffit d’écouter ici le sentiment de soulagement, là la jubilation exprimée par les uns et les autres à l’annonce de cette nouvelle hier. Parce que l’on peut minimiser l’affirmation que le pays va très mal comme des élucubrations prévisibles de l’opposition. Mais quand un ministre de premier plan démissionne, ce qui est très peu courant chez nous, en disant qu’il part parce que «la situation dans le pays est devenue extrêmement grave», alors ce n’est plus tout à fait la même chose.

Et ce n’est pas le ton faussement badin (sans jeu de mots…) adopté par Pravind Jugnauth pour parler de la démission de son ex-ministre, qui viendra minimiser ses répercussions. En démissionnant, et quelles que soient ses motivations ultimes, Nando Bodha vient donner un sentiment de confirmation, de validation, à tous ceux qui se désespèrent de voir le chef du gouvernement traiter comme inexistant l’intense sentiment de malaise qui agite le pays. Il vient apporter un espoir que les choses peuvent, soudain, se mettre à bouger.

Bouger dans quel sens?

Dans le communiqué de presse suivant sa démission, Nando Bodha indique hier qu’il compte se lancer dans «un nouveau projet de société qui correspondrait aux aspirations des Mauriciens», car, estime-t-il, «il y a une nouvelle exigence. Notre peuple est très en avance quant à ses attentes en matière de valeurs citoyennes, de bonne gouvernance et de démocratie moderne».

Oui, clairement, il y a une «nouvelle exigence».

C’est ce qu’ont montré les plus de 100 000 Mauriciens qui sont descendus dans la rue en août dernier.

C’est ce que montrent les citoyens qui osent depuis quelque temps intenter des actions en cour contre nos ministres, par exemple dans l’affaire du naufrage du Wakashio.

C’est aussi ce que montrent les partis traditionnels d’opposition quand ils appellent, dimanche 13 février, à une «marche citoyenne». Notez le glissement dans les mots qui fait que nos partis politiques établis organisent non un «meeting géant» comme à leur habitude, mais une «marche citoyenne», terme popularisé, avec le succès que l’on sait, par Bruneau Laurette et Konversasyon Solider à travers les marches de l’an dernier.

Oui, il y a en ce moment à Maurice une effervescence de la volonté de diversification de la représentation politique, avec notamment un nouvel engagement de «simples citoyens» qui jusque-là n’auraient pas spécialement envisagé de descendre dans «l’arène politique». Entre la création d’Idéal Démocrate, mené par Géraldine Hennequin, et celui d’En avant Moris, annoncé cette semaine par Patrick Belcourt, en passant par la nouvelle formation annoncée par l’ex-députée travailliste Nita Deerpalsing, il est clair qu’il se passe quelque chose. Et que même les plus «tranquilles» en ont marre.

Après la tribune virulente de l’écrivain Carl de Souza le mois dernier, refusant d’être décoré par l’actuel gouvernement, un autre homme à la parole habituellement mesurée, a publié cette semaine un réquisitoire corsé. Dans un article intitulé «Esclavage et Nation», à la veille du 1er février, l’ex-président de la République Cassam Uteem écrit sans détour: «Mais de quelle nation mauricienne parlons-nous donc? Le modèle de développement que nous avons choisi demande à être revu. Tant de « déchets humains’ — victimes de la grande pauvreté, la misère et l’exclusion — sont inacceptables. La société mauricienne continue à être minée de l’intérieur par le communautarisme, exacerbé pendant les campagnes électorales. Les Institutions du pays sont toutes, sans exception, perverties et servent les intérêts du pouvoir en place. La fonction publique est devenue la chasse gardée des seuls privilégiés de notre société, avec la bénédiction de la Public Service Commission. La méritocratie a longtemps cédé la place au noubanisme et nous n’osons même pas condamner cette injustice flagrante envers nos concitoyens les plus infortunés. L’Ecole aussi exclut et les opportunités offertes aux enfants ne sont guère égales. Ce n’est pas pardon pour traitement inhumain qu’il faut réclamer aux anciens et nouveaux maîtres. C’est justice ! » s’exclame celui qui fut sans doute le plus respecté et apprécié président de notre République.

Des palabres, ça ?…

SHENAZ PATEL

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