DÉFI 2021 DANS L’ÉDUCATION SECONDAIRE : Réparer « l’oubli-bavure » à l’égard du Kreol Morisien

DR JIMMY HARMON

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La nouvelle année 2021 a une double particularité pour le secteur éducatif mauricien. D’abord, c’est la reprise du troisième trimestre pour le primaire et le secondaire du 7 janvier au 6 mars 2021. C’est une première dans l’histoire éducative de l’île Maurice car on débute une nouvelle année avec la fin de l’année académique.

La  pandémie de COVID-19 est venue tout bouleverser. L’autre particularité qui nous intéresse dans cet article, c’est qu’il y a un nombre conséquent d’élèves qui sont en Grade 9 (troisième année du secondaire) actuellement et dont le choix des matières pour l’entrée en Grade 10 n’a pas encore été finalisé à ce jour. Du moins cette liste a été finalisée mais au grand dam de ceux qui étudient le Kreol Morisien. Quand la liste des choix des matières fut connue à la mi-deuxième trimestre de l’année dernière, grande fut la surprise des chefs d’établissements, enseignants, élèves et parents de constater que le Kreol Morisien n’apparaissait pas sur la liste des sujets pour Grade 10 avec la possibilité de prendre cette matière au niveau du Cambridge Examination School Certificate. Il s’agit d’un manquement administratif grave. Cette situation requiert une intervention politique rapide du gouvernement. Les propos tenus jusqu’ici par les officiers du ministère de l’Éducation et surtout (étonnamment !!) l’absence de toute lettre circulaire à ce propos ne donnent aucune garantie que ces élèves pourront finalement étudier le Kreol Morisien en Grade 10. Quoi penser ? Que dire ?

Les faits parlent d’eux-mêmes

Ces élèves qui iront en Grade 10 pour la nouvelle année académique 2021 étudient le Kreol Morisien depuis le primaire. Ils ont fait le choix de continuer à l’étudier lors de leur admission au secondaire. Ce qui représente neuf bonnes années depuis que l’école mauricienne leur donne cette possibilité avec des profs qualifiés, un cursus scolaire, des manuels et un mode d’évaluation de leur apprentissage. C’est donc sérieux. Ils sont la toute première cuvée d’élèves dont les parents avaient fait le choix de prendre le Kreol Morisien comme langue optionnelle qui fut introduite en 2012 au primaire. L’introduction du Kreol Morisien au primaire, obtenue après d’âpres luttes, est venue depuis s’ajouter à la liste des Asian & Arabic languages, notamment l’Hindi, l’Urdu, Tamil, Telegu, Marathi, Mandarin et l’Arabe. Quelque 3000 élèves optent pour le Kreol Morisien à l’entrée au primaire chaque année. À ce jour on dénombre un total de 6000 élèves (Grades 7 à 9) dans les collèges d’Etat et privés qui étudient le Kreol Morisien. Selon des chiffres recueillis avec des enseignants du Kreol Morisien dans les différents collèges du pays, grâce à un networking sur WhatsApp, il y a quelque 1900 élèves qui auraient exprimé le désir de prendre le Kreol Morisien en Grade 10 et éventuellement comme matière au School Certificate. Il est bon de souligner que contrairement à d’autres nouvelles matières, dans le cas du Kreol Morisien il n’y a pas eu de requête habituelle de la part des autorités auprès des établissements pour savoir combien d’élèves opteraient pour le Kreol Morisien en Grade 10. Et pourtant les autorités furent alertées déjà en 2019 de la nécessité de préparer l’introduction du Kreol Morisien en Grade 10 pour l’année 2021. Cela implique la préparation d’un syllabus (curriculum et mode d’évaluation) pour que les parents puissent faire un choix éclairé. Généralement, cela se passe au deuxième trimestre par l’envoi d’une lettre du chef d’établissement aux parents donnant la liste de la combinaison de sujets de la Grade 10 à 13. Les parents sont alors convoqués à une réunion d’explications au collège. C’est lors de cette rencontre que des renseignements additionnels sont donnés. Voilà comment les choses se passent. Sauf dans le cas du Kreol Morisien, les choses n’ont pas pu se produire ainsi. Des parents ont posé des questions mais aucune réponse n’a pu être fournie. Est-ce normal ?  Est-ce possible de traiter ainsi notre langue maternelle ?

Chapeau aux effrontés

Le coup d’envoi de l’édition 2020 du Festival Kiltir ek Langaz Kreol Morisien, avec une conférence dans la matinée du samedi 5 décembre à l’hôtel Labourdonnais à Port-Louis, a été très riche en enseignements sur comment les choses se passent sur le terrain. Ce qui a été rapporté et décrit durant cette conférence par des enseignants du Kreol Morisien travaillant dans les collèges d’État est un élément extrêmement pertinent pour tous ceux qui s’intéressent au phénomène des langues en société. Ainsi, les profs racontent qu’au retour des fiches pour le choix de sujets en Grade 10, certaines matières ont été biffées et remplacées à la plume par ‘Kreol Morisien’ par les élèves. Chapeau à ces effrontés ! C’est la démonstration pure et simple du mécontentement généralisé. Il n’y a pas eu de débordement tel que sit-in, grèves ou autres formes de protestation habituelle mais il y a eu un sentiment d’affirmation chez nos jeunes. S’ils sont encore trop jeunes pour comprendre tous les enjeux, cependant l’action qu’ils ont posée montre que nous n’avons aucune raison de désespérer de nos jeunes. Aussi, les profs du primaire et du secondaire ont expliqué comment le Kreol Morisien est une matière de plus en plus prisée par les parents. Ils disent que tous les élèves doivent avoir la possibilité d’étudier le Kreol Morisien et non pas qu’ils aient à choisir entre le Kreol Morisien ou les langues orientales. La question de médium a inévitablement surgi durant la discussion. Il y a eu un plaidoyer pour le Kreol Morisien comme médium d’enseignement pour les matières non-langues telles que les mathématiques, le civisme, la sexualité entre autres. Cela en dit long sur l’avenir de cette langue au sein de l’école.

Kreol Viva à la University of Kansas

L’avenir, il est du côté de ce qui se pense et se dit à l’Université de Kansas. Quelle heureuse coïncidence, dirions-nous, que durant le Festival Kreol (du 5 au 13 décembre), notre compatriote Nicolas Natchoo, chargé de cours au Mauritius Institute of Education (MIE), soutenait sa thèse de doctorat sur le Kreol Morisien dans la soirée du 9 décembre par un viva sur zoom. Tous ceux qui eurent l’honneur d’assister à ce viva réalisent à quel point le Kreol Morisien reste un élément incontournable dans l’île Maurice en devenir. La thèse du doctorant a pour titre : ‘A creolizing curriculum:multicultural education, ethnopolitics and teaching Kreol Morisien’. La question du curriculum Kreol Morisien est posée dans toute sa complexité par le jeune doctorant mauricien. La problématique se résume dans cette phrase qu’on relève dans son ‘abstract’: ‘Kreol Morisien […] that unsettles the official categorizations of culture and ethnic identity long represented as stable, bounded and fixed by cultural curriculum’. Le verbe ‘unsettles’ dit bien que le Kreol Morisien bouleverse les catégorisations bien étanchées. C’est probablement tout cela qui est derrière cet oubli-bavure du Kreol Morisien sur la liste des sujets pour la Grade 10.

Quoi faire pour réparer l’oubli-bavure ?   

Pour qualifier le tort que cette situation fait subir à nos élèves et leurs parents, cela m’a emmené à créer un mot composé « oubli-bavure ». On se retrouve devant un oubli et une bavure. L’oubli est considéré comme une défaillance de la mémoire. Sauf que dans le cas présent, les autorités furent prévenues. Aucune action ne fut prise. C’est là un cas type de l’oubli expliqué par le père de la psychanalyse, Sigmund Freud. Pour Freud, à côté du simple oubli d’un nom propre, il existe des cas où l’oubli est déterminé par le refoulement. Je pense que c’est de cela qu’il s’agit. C’est la manifestation des séquelles du colonialisme : le Kreol a toujours été refoulé. Pourrait-on avoir une autre explication ?  Comment le Kreol Morisien a-t-il pu se retrouver dans cette situation avec une administration aussi bien rodée que l’éducation nationale avec ses cadres compétents. Cela a entraîné la bavure dont nous avons pris connaissance lors de la conférence à l’hôtel Labourdonnais. Il est urgent que l’on remédie à cette erreur. Dans ce cas il faut de la volonté politique. On ne peut se cacher derrière Cambridge. Il faut que la ministre de l’Éducation, elle-même VPM, intervienne. Cet oubli-bavure met l’État mauricien en porte à faux avec toutes les conventions internationales par rapport au respect des droits et devoirs sociaux, économiques et culturels. Quand les récriminations de l’assistance à la conférence montaient, j’avais émis l’idée que l’introduction du Kreol Morisien en Grade 10 (SC) et 12-13 (HSC) pourrait aussi être une occasion de penser comment décoloniser notre système éducatif tout en restant avec Cambridge. On peut envisager d’approcher des instances internationales comme l’UNESCO pour nous aider à mettre sur pied des dispositifs locaux pour monter un programme national en Kreol Morisien avec l’apport de l’Université de Maurice, la MIE et le Mauritius Examinations Syndicate (MES). Sur ce, souhaitons qu’une lettre circulaire arrive le plus rapidement possible dans nos établissements au début de ce troisième trimestre
rassurant nos élèves de la Grade 9 qu’ils pourront prendre le Kreol Morisien en Grade 10.

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