En ce jour de manifestation…

Il est clair que nous sommes à un moment charnière dans l’histoire de notre pays. La manifestation de samedi qui promet de réunir énormément de personnes indique que les Mauriciens n’en peuvent plus d’un système malsain et pourri qui privilégie les puissants au détriment de tout le monde. Les plus cyniques diront que si les Mauriciens ont enfin décidé d’agir c’est parce que l’économie est à plat, ce n’est pas tant l’idéalisme qui les motive mais la peur des lendemains. Il n’empêche qu’il y a un mouvement de fond, une nouvelle collectivité de citoyens de tous bords qui réclame un véritable changement sinon même une révolution. La question est de savoir ce qui nous attend. Mais avant d’aller plus loin, il est utile d’analyser ce que sont, à mon avis, les obstacles majeurs au changement.

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(1) Les facteurs d’ordre structurels. On a tendance à croire qu’il suffit de se débarrasser des politiques qui sont au pouvoir pour construire une autre société. Mais on sait bien que nos politiques, ceux des grands partis, sont les produits d’un même système de domination. Remplacer les uns par les autres ne mènera à rien. L’absence d’une véritable alternative est un problème chronique. Les partis qui sont porteurs d’un discours différent et qui souhaitent effectuer une vraie réforme, peinent à trouver des électeurs. Le peuple, dit admirable, préfère les vieux et indécrottables dinosaures. Il faut ajouter à cela que sommes insérés dans un ordre politique et économique global et que le choix des gouvernants n’est pas uniquement l’affaire du peuple, elle est intimement liée sinon même déterminée par les intérêts et les priorités de forces externes. Il faut rappeler, par ailleurs, que nous assistons à un virage à droite dans le monde, la conflagration néo-libéralisme, nationalisme et autoritarisme prend de l’ampleur. On voit mal Maurice, dans les circonstances, résister à cette vague de fond.

(2) La mentalité, dite mauricienne. Ce concept de ‘mentalité mauricienne’ peut sembler flou et particulièrement subjectif. Mais on va se risquer à dire que le citoyen mauricien est en général passif, qu’il est loin d’être un idéaliste, qu’il s’accommode assez facilement de l’injustice. Nous pratiquons une culture du pragmatisme, nous savons le monde imparfait mais nous sommes prêts à des compromis aussi longtemps qu’on nous accorde ‘nou bout’. On peut ainsi catégoriser les Mauriciens en trois groupes, les ‘roder bout’, les opportunistes, qui sont à la solde du pouvoir, personnages sans dignité et sans conscience qui sont prêts à tout pour s’enrichir, pour intégrer le sérail du pouvoir ; le Mauricien indifférent ou passif, s’il s’émeut en privé des divers scandales, il ne peut pas ou ne veut pas agir, par peur des représailles, par choix de la facilité. Et finalement les révoltés, une minorité, qui s’engagent à fond, pour le ‘changement’. Entre ces deux pôles, il y a donc ce ventre mou mauricien, une énorme masse de Mauriciens indifférents, une masse silencieuse, qui se laisse porter par le vent des alliances et des mésalliances politiques, sans ossature, qui se complaît dans sa zone de confort, une masse qui a les clés du destin de notre pays entre les mains. On ne peut s’attendre à grand-chose d’elle.

(3) La logique communale. Tous ces Mauriciens, surtout des jeunes, qui s’activent sur le net et ailleurs, pour réclamer le changement, sont admirables. Ils se font les apôtres du mauricianisme, un véritable élan du coeur qui célèbre notre humanité au-delà des différences. La solidarité des uns et des autres après le naufrage du MV Wakashio démontre que le mauricianisme n’est pas un vain mot. Mais cela ne doit pas occulter le fait que nous demeurons un pays profondément divisé et les politiques ont su puiser dans ces différences pour maintenir leur emprise sur le pouvoir. On constate, par exemple, que durant les élections le réflexe communal reprend le dessus, l’appartenance à la communauté, à la religion joue un rôle fondamental dans le choix des uns et des autres. Il faut préciser que l’appartenance à une religion n’est pas un problème, c’est une couleur de plus dans le magnifique kaléidoscope mauricien mais c’est son instrumentalisation à des fins de pouvoir qui est néfaste. Tant qu’on n’arrivera pas à transcender ces différences, à penser en tant que Mauriciens, notre pays n’évoluera guère.

(4) Le problème moral et spirituel. On voit en la politique l’expression la plus abjecte de l’immoralité. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. C’est un problème qui concerne toutes les strates de la société. Nous cultivons un matérialisme effréné, nous faisons le culte de la compétition, nous sommes assoiffés de pouvoir, on méprise les faibles et on vénère les forts, on perpétue et on invente de nouvelles hiérarchies et on est surtout prêts à tout faire pour ‘réussir’. Moralité pa ranpli vant, cette devise est le mot d’ordre, qu’on le veuille ou pas, de nombreux Mauriciens. Alors quel sens donner au changement alors que nous reproduisons dans le microcosme de nos vies les méfaits qui se produisent à grande échelle ? À quoi peut-on donc s’attendre, en prenant en considération tous ces obstacles au changement ? Il y a à mon avis, cinq scénarios possibles.

(a) Le scénario miracle. Des dizaines des milliers de Mauriciens qui manifestent et qui poussent les politiques à la démission. Ensuite émerge une nouvelle force politique qui parvient à se faire élire et qui entame une profonde restructuration de notre société. Au bout de quelques années, l’île est radicalement transformée et elle devient un modèle pour le monde, un havre de paix qui cultive la justice, l’égalité et la méritocratie. Autant dire, tout de suite, que cela pourrait bien être une chimère…

(b) Démission du MSM, au bout de quelques semaines de manifestations. De nouvelles élections peu après et on retrouve les partis de l’opposition aux leviers du pouvoir. L’illusion durera quelques mois avant le retour de la frustration et de la colère. Le népotisme et la corruption sont inscrits dans les gènes de ces partis et ils ne pourront s’en débarrasser. On passera ainsi du pire au moins pire. Du moins pour un temps.

(c) Un retour à la ‘normalité’. Le mouvement de révolte, au bout de quelques mois, s’essouffle. On parvient entre-temps à trouver un vaccin contre le virus. L’économie reprend son envol. Les nombreux scandales, MV Wakashio sont relégués dans les oubliettes de l’histoire. On reprend les mêmes et on recommence. On rétablit le système de marchandage politique, des miettes au peuple, qui s’en contente alors que les puissants peuvent se vautrer dans la jouissance du pouvoir. Tout est au mieux dans le pire des mondes…

(d) Une lutte entre le gouvernement et les citoyens qui s’étale sur de longs mois, qui crée une profonde instabilité au sein de la société. Un pouvoir aveugle et claustrophobe, incapable d’écouter et de comprendre la souffrance du peuple et un peuple déterminé à pousser le pouvoir à la démission. Nous nous retrouvons face à une situation volatile et explosive, qui pourrait à tout moment sombrer dans le chaos.

(e) Le scénario catastrophe. Le gouvernement, accroché comme un diable au pouvoir, s’engage dans une logique de répression. Le mouvement dégénère et le gouvernement décide d’instaurer l’état d’urgence. On entre alors de plain-pied dans la période la plus sombre de notre histoire, démocratie bafouée, libertés supprimées, on ouvre grandes les portes à la dictature.

Nous sommes sur une pente glissante et je suis plutôt pessimiste quant à la possibilité d’un vrai changement. Il y a des forces convergentes et puissantes, internes et externes, qui participent à la sclérose de notre société, des forces comme on l’a souligné plus bas, qui sont structurelles. Mais cette manifestation est une victoire, elle démontre que le Mauricien est enfin éveillé, qu’il est prêt à sortir de sa torpeur. Il est fort probable que cela ne mène à rien mais il s’agit là d’un pas, d’un petit pas, dans la bonne direction, un message fort et simple lancé aux puissants : on ne se laissera plus désormais faire.

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