« Y’en a marre » (Sénégal), « Lucha » (RD Congo), « Bour li deor » (Maurice)

DR JIMMY HARMON

C’est du jamais vu à l’Ile Maurice ! Ainsi, deux rendez-vous avaient été programmés pour les samedis 29 août et 12 septembre à la population pour deux marches de grande mobilisation-protestation dans le sillage de la catastrophe écologique Wakashio. L’appel avait été donné par Bruneau Laurette jusqu’ici un quidam. Toute une organisation est mise en marche. Les gens ont répondu présents en masse à son appel. Tous confondus :  jeunes, vieux, hommes et femmes, professionnels, cadres, travailleurs, syndicalistes, ONG et leaders et membres des partis de l’opposition de l’Assemblée nationale. Ils étaient tous munis du quadricolore mauricien. Jamais autant de drapeaux mauriciens ne flottaient fièrement dans notre ciel ! La diaspora mauricienne aussi manifestait. Dans une démarche de comprendre et d’appréhender ces événements, je livre ici les fruits de ma réflexion puisée de la lecture et de la consultation d’une dizaine d’articles de réflexion, de revue spécialisée et d’une thèse de doctorat que le lecteur pourra consulter à la fin de cet article. En analysant les caractéristiques de ces deux marches mauriciennes, notamment celles de la Place Cathédrale pour défiler dans les rues de Port-Louis et le rendez-vous à Beau-Vallon pour se rendre au Mahébourg Waterfront respectivement, on arrive à comprendre qu’on est probablement en train de témoigner de la naissance d’une version mauricienne du phénomène des « Nouveaux Mouvements Sociaux (NMS) ».

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Les Nouveaux Mouvements Sociaux

Le terme ‘Nouveaux Mouvements Sociaux’ est utilisé par les sociologues pour qualifier les grandes mobilisations qui réunissent des individus de plusieurs catégories sociales. Ce sont des mobilisations en dehors des structures organisationnelles traditionnelles telles que les partis politiques ou les syndicats. L’existence des NMS représente une crise de confiance dans la façon dont les questions sociales sont traitées par des leaders traditionnels et la désaffection du système démocratique en général. Ils expriment ce que les gens veulent pour leur avenir. Les NMS ne naissent pas dans des conditions de dictature mais dans des espaces démocratiques qui sont viciés par le système. Ce système est devenu contraignant avec le temps. Le discours revendicatif des NMS n’est pas autour de la lutte des classes mais porte sur des thèmes tels que le dérèglement financier, l’écologie, le genre, les conditions physiques de la vie et la survie de l’humanité. On a vu ces mobilisations avec Occupy Wall Street aux États-Unis, les manifs en Grèce et Portugal, les gilets jaunes en France, les mouvements alter-mondialistes et le mouvement des piqueteros en Argentine. Ces mouvements sont également connectés à l’échelle mondiale, que ce soit par les médias sociaux ou des ambassadeurs itinérants.

Depuis 2010, l’émergence de plusieurs mouvements contestataires portés essentiellement par les jeunes en Afrique sub-saharienne, Afrique du Nord et le Moyen-Orient a été sujette à des études; ceux-ci sont considérés comme des NMS. Ces mouvements ont pour nom Y’en a marre (au Sénégal), un groupe de contestation pacifique sénégalais créé en janvier 2011 par un collectif constitué de rappeurs et de journalistes qui milite pour la bonne gouvernance et s’active à sensibiliser les jeunes à s’inscrire sur la liste électorale; le Balai citoyen (au Burkina Faso), qui a provoqué le départ du président Blaise Compaoré en 2014 avec la pression populaire et la lucha en République Démocratique du Congo qui est un mouvement citoyen qui fut lancé le 1er mai 2012 par des jeunes contre la bureaucratie étatique et les ONG instrumentalisées, et qui s’inspire de la non-violence de Patrice Lumumba, assassiné en 1961. À Maurice, le caractère pacifique des marches a été vivement souligné par les commentateurs et observateurs. Contrairement aux gilets jaunes en France, il n’y a pas eu de casse.

Le noyau dur

Qu’ils soient des NMS en Europe, Amérique Latine ou en Afrique, le noyau dur des contestataires est issu des « fractions » des classes moyennes ou tout simplement de « nouvelles classes moyennes », des universitaires écolos, des jeunes qui sont d’un niveau d’instruction élevé, des entrepreneurs culturels et qui jouissent d’une sécurité économique relative. Le terme « decommodified » est utilisé pour qualifier une autre catégorie de citoyens qui n’est pas forcément dépendante des règles du marché. Ils sont une nouvelle catégorie qui tombe en dehors de l’analyse marxiste de la valeur marchande ou du surplus value. Des éléments des anciennes classes moyennes viennent se joindre aussi aux mouvements. Ce qui donne une alliance sociale. Un fait notable : l’absence de la masse des travailleurs dans les NMS. L’Assistant Professor Lisa Mueller, Director of African Studies au Macalester College aux Etats-Unis, donne une analyse très pertinente des NMS dans Political Protest in Contemporary Africa (Cambridge University Press, 2018). Elle qualifie cette classe moyenne de « generals of the revolution » et les « poor » comme des « footsoldiers of the revolution ». Qu’en est-il alors du profil sociologique de ceux présents aux marches du 29 août et du 12 septembre ? Le noyau dur de ces marches est-il la « nouvelle classe moyenne » mauricienne ? Qui est cette « nouvelle classe moyenne » ? Certains analystes trouvent que l’analyse de classe est une grille de lecture européenne et non applicable aux pays africains ou des sociétés post-coloniales avec la complexité de l’ethnicité.

Action, Méthode et Vocabulaire

N’étant pas alourdis par des structures, les NMS ont le sens de la spontanéité et de la proactivité. Ce sont des mouvements avec une direction horizontale. Il suffit que quelques animateurs prennent les choses en main et agissent. Il n’y a pas de comité central, de bureau politique et autres structures par lesquels on doit passer pour valider les décisions. C’est la thématique du combat qui fait bouger et mobilise. Ce n’est pas le « parti » qui mobilise comme tel est le cas avec les partis politiques. Les NMS sont davantage une alliance oppositionnelle ad hoc et monothématique. Les méthodes utilisées sont innovantes et s’appuient sur les nouvelles technologies et les moyens de communication tels que WhatsApp, Facebook, Twitter et autres. À Maurice les deux marches ont ratissé large en termes de participation, et la thématique centrale était le Wakashio. Facebook a été un moyen de communication pour la forte mobilisation. Une autre particularité des NMS se situe sur le plan du vocabulaire. Le langage et les slogans sont articulés autour des formes négatives telles que « stop », « touche pas », ou « nulle part ». À Maurice c’est « bour li deor » (vire-le). Ce cri scandé plusieurs fois, devenu slogan, exprime le refus de tout compromis et rejette toute négociation et n’envisage aucune possibilité de progrès, d’amélioration et de réforme du système actuel. Cependant, les NMS sont finalement obligés de concilier avec le système car la diversité d’intérêts en son sein fait que des contradictions surgissent assez vite. Certaines de ces contradictions ont été identifiées par des commentateurs locaux déjà au lendemain de la marche du 29 août.

La troisième alliance

Les analystes politiques observent que d’importantes fractions des élites politiques en Europe œuvrent pour un « second type d’alliance », celle de « la droite et de la gauche traditionnelles ». Les élections présidentielles en France nous l’ont montré avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Ils observent aussi qu’une « troisième alliance » se base sur une stratégie qui unit la gauche traditionnelle et les nouveaux mouvements sociaux en mettant l’accent sur les nouvelles classes moyennes. Verra-t-on la même situation à Maurice ? Serait-ce la troisième force ? Alors qu’on envisageait à ce jour cette troisième force comme une rupture totale et l’absence de toutes alliances avec les partis traditionnels qui ont déjà fait des alliances. Il se pourrait que le mouvement Wakashio débouche sur une reconfiguration et recomposition politique. Attendons voir !

Références

Burawoy, M. (2012). ‘A new sociology’. 2nd Forum for the International Sociological Association in Buenos Aires, August 1, 2012.

Durac, V. (2013): Protest movements and political change: an analysis of the ‘Arab uprisings’ of 2011, Journal of Contemporary African Studies, 31:2, 175-193

Elongué, C. & Kojo Vandyck, C. (2019). Social Movements and Social Change in Africa. WACSERIES, OP-ED, N0.3, April 2019.

Maier, S. (1987). Challenging the Boundaries of Institutional Politics: Social Movements Since the 1960s”. In: Changing Boundaries of the Political (Essays on the Evolving Balance between the State and Society, Public and private in Europe), Cambridge University Press.

Mayol, P. (2011). Les mouvements sociaux africains. CCFD – Terre Solidaire – service Afrique.

Pier-St Louis, M. (2009). L’altermondialisme en Afrique sub-saharienne: Étude de cas des organisations paysannes au Kenya. Mémoire de Master en Sociologie. Université du Québec, Montréal.

Puschra, W. & Burke, S. (2013). The future we the people we need. Voices from New Social Movements in North Africa, Middle East, Europe and North America.  International Policy Analysis, Friedrich Erbert Stiftung.

Radosveta K (2015). Les nouveaux mouvements sociaux : le cas du mouvement écologique en Bulgarie. Droit. Thèse de Doctorat.  Université de Bourgogne, 20

Touraine, (1984). Les mouvements sociaux : objet particulier ou problème central de l’analyse sociologique?. In: Revue française de sociologie, 25-1. pp. 3-19.

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