Daniel Raymond : « Les Mauriciens doivent changer leur perception de la sécurité routière »

Engagé depuis le 23 septembre 2015, Daniel Raymond, conseiller du gouvernement en matière de sécurité routière, en a été le responsable à La Réunion pendant 12 ans. Dans le cadre de la politique d’urgence nationale décrétée en matière de sécurité routière en 2015 et la mise sur pied d’une commission nationale, avec le ministère de tutelle, il s’est fixé pour but de réduire de moitié le nombre d’accidents et de victimes durant la période 2016-25. De janvier à ce jour, il y a eu 156 morts sur les routes, alors qu’en 2016 on en comptait 144.

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En 2015 et 2014, les morts étaient de 135 et 137 respectivement. Une hausse qui inquiète et qui interpelle. Dans un entretien à Week-End, Daniel Raymond explique que les deux années passées ont permis de mettre en place les outils pour amorcer la baisse, mais que celle-ci n’est possible que si les Mauriciens changent leur perception de la sécurité routière et prennent vraiment conscience des impacts économiques, sociaux et surtout humains que les accidents et leurs victimes entraînent dans leur sillage. S’il s’appuie sur le long et lourd héritage engendré par 50 ans de manque d’investissements en la matière, il mesure tout aussi bien que tout changement est sujet à une réalité bien mauricienne, celle des droits acquis, une vision individualiste de la conduite, un manque de communication étatique et surtout, sans le dire, les résistances administratives pour faire bouger les choses rapidement.

Une interview qui devrait réveiller en nous la dure réalité de nous prémunir contre ces accidents qui peuvent aussi bien nous toucher.

Il faut se rendre à l’évidence, les chiffres relatifs aux accidents de la route, plus particulièrement les accidents fatals, sont alarmants. Comment expliquer cette hausse, avec 157 tués en 2017 ?

Les explications sont toujours les mêmes. Ce n’est pas spécifique à l’année 2017, même si le nombre de personnes tuées cette année est plus important. Ce sont toujours les mêmes constats, c’est-à-dire que nous retrouvons à Maurice les mêmes facteurs d’explication que l’on retrouve ailleurs, qui sont la vitesse et l’alcool. En sus de cela, Maurice a un système de circulation, qui en termes de sécurité est extrêmement faible, et des faiblesses de performances en pilotage et en conduite, principalement de la part des usagers des deux roues. Il y a enfin une particularité à Maurice sur la manière dont les gens perçoivent le réseau routier et sa signalisation et sur la manière qu’il doit être utilisé.

Quel enseignement peut-on en tirer ?

L’enseignement que l’on peut tirer ne remet pas en cause la stratégie que nous avons élaborée et prévue sur une durée de dix ans avec une réduction de 50% de tués et de blessés graves. Les mauvais chiffres de 2017 ne remettent pas en question la stratégie et l’objectif. Ils viennent confirmer qu’on doit faire un travail de fond qui n’est pas seulement lié à l’application des lois, le enforcement, car en général la police fait bien son travail. Ce qu’il faut, c’est une refonte complète du système de sécurité routière. On doit mettre en place des outils qui vont faire que les Mauriciens vont avoir une perception différente du risque, du réseau routier et de la circulation. On devra aussi, sur les dix années qui viennent, faire de gros efforts sur la qualité des infrastructures routières.

Vous avez pourtant été recruté avec une mission claire. Peut-on parler de l’échec de la politique de prévention du ministère ?

Le système mauricien a été tel quel pendant 50 ans. On n’a rien changé. Vous avez 280 000 voitures mais des moniteurs d’auto-école qui ne sont pas suffisamment formés, 200 000 motos mais pas de moto-écoles dans la loi, 40 000 poids lourds et pas de poids lourds-écoles dans la loi. Ce n’est pas la faute du conseiller, qui ne peut que proposer, suggérer et dire « Vous devriez faire et mettre en place  » Si on doit parler d’un échec, ce serait, comme l’a dit la Banque mondiale, la faiblesse du management depuis 20-30 ans sur le réseau routier local. La situation dont on hérite aujourd’hui est le bilan de 50 ans de manque d’investissements dans la sécurité routière. Depuis deux ans on investit, on a modifié les lois, on est en train de créer des motos-écoles. On a mis en place des analyses d’accidents, on a mobilisé les entreprises On est en train de faire tout ce qui n’a pas été fait depuis 30-40 ans. On ne peut pas demander aujourd’hui à un gouvernement, quel qu’il soit, d’obtenir des résultats en deux ans, alors que ces deux années ont servi justement à mettre en place la boîte à outils.

Cette affaire de moto-école, on en parle depuis plus d’un an. À chaque fois, on annonce son ouverture, mais nous sommes à fin 2017 et toujours rien…
C’est un vrai problème de fond et de société. Créer des moto-écoles, ce n’est pas compliqué. Il y en a trois qui sont prêtes aujourd’hui. Mais il faut des lois, il faut réorganiser les tests, il faut que la police se réorganise. C’est cela qui prend du temps. On a conscience aujourd’hui que tout ce qu’on fait concernant les moto-écoles aura un impact sur la sécurité routière, mais aussi sur le social. On fait extrêmement attention sur la manière dont la réforme va être mise en place. Il ne faut pas fragiliser des individus qui utilisent les motos et qui sont parmi les plus défavorisés de la société. Il faut aussi faire attention au marché des deux-roues qu’il ne faut pas perturber. Il faut concilier ces deux facteurs avec la sécurité routière. Je préfère qu’on aille lentement, mais que ce sujet-là soit réglé sur le fond. Et puis, surtout, on passera de la gratuité — parce qu’il n’y avait pas de formation auparavant — à un permis payant. Cela se prépare. Vous avez eu les mêmes difficultés lorsque vous avez mis en place les centres de fitness pour les voitures.

Quels sont donc les problèmes centraux de la sécurité routière actuellement ? Est-ce une question de mentalité ?

Je ne dirais même pas que c’est un problème de mentalité. À la base, votre système de circulation routière est imparfait. Il n’y a pas de règles cohérentes. Chez les usagers mauriciens, faute d’une organisation rationnelle du système, faute de lois très claires et compréhensibles, chacun a trouvé sa manière de conduire. On va rouler à droite, on va dépasser à gauche. Il y a tout un système qui fait que changer les choses à Maurice, ce n’est pas simple. Ce n’est pas la mentalité qui est en cause, mais ce qu’il faut changer c’est la perception que l’on a de la circulation. Par exemple, on ne peut pas considérer que c’est normal de dépasser par la gauche et de rouler sur la droite, alors que la règle c’est on roule à gauche et qu’on double sur la droite. Mais cela est tellement courant qu’elle est devenue une pratique normale qui n’est même plus une infraction dans l’esprit des Mauriciens. La signalisation routière est tellement imparfaite, notamment pour les lignes blanches, qu’il n’y a pas de règles respectées. Le conducteur mauricien a intégré cela. Il a compris que certains signaux que l’on met sur la route ne sont pas adaptés, donc, il improvise. Et le problème, c’est qu’il improvise aussi avec ce qu’il aime, notamment la vitesse. Il faut donc une refonte totale du système. C’est cela qui est en cours. On commence par les moto-écoles, on va continuer avec les auto-écoles, avec le recyclage des moniteurs, le changement des règles concernant les examens et la formation de nouveaux moniteurs. On fera la même chose pour les poids lourds-écoles. Il faut un programme national de formation avec un cadre de référence pour les moniteurs.

Quelle est la cause du relâchement du comportement des Mauriciens sur la route, selon vous ?

Il faut faire attention quand on parle de relâchement. Le problème de la loi à Maurice, c’est que le Mauricien a intégré les limites de la loi. En premier lieu, il a compris qu’un policier ne peut pas être derrière lui tout le temps. Ensuite, il a compris que la loi comporte plusieurs imperfections et quand on fait de petites infractions et qu’on paye de petites amendes, c’est jouable. Donc, il joue avec cela. Ce qu’il ne comprend pas, c’est que les petites infractions conduisent à de gros accidents. La règle en matière de sécurité routière, c’est tout ce que l’on fait en considérant que ce n’est pas important finira par avoir un impact. Et après, nous savons très bien, à Maurice, comme ailleurs, il y a deux grands facteurs d’accidents graves : la vitesse et l’alcool. Aucun Mauricien ne peut dire qu’il ne sait pas à quelle vitesse rouler à Maurice, qu’il ne faut pas boire et conduire. Là, il faut un travail d’information non pas sur la loi, mais sur les conséquences de ces accidents. La plupart des usagers ignorent les conséquences, y compris pénales, et encore moins les conséquences économiques, sociales et physiques. Il faut qu’un proche de sa famille ait été victime d’un accident grave pour qu’il s’en rende compte.

Quelle est la solution pour les motocyclistes, téméraires sur les routes, qui représentent le plus fort taux de morts et blessés dans les accidents de la route ?

Ce n’est pas une question de témérité. Ce qu’on appelle témérité, c’est la prise de risque. Je prends des risques car je ne sais pas que je prends un risque. Je n’ai pas appris. Quand je roule à 80 km/h, je ne sais pas comment se comporte une moto à 80 km/h. Je ne sais pas comment freiner et comment faire une manœuvre d’urgence. Bref, on ne sait pas comment se sortir d’une situation difficile à cette vitesse-là Or, le problème est qu’ils se tuent à cette vitesse-là. Et tout le problème des moto-écoles, c’est d’expliquer qu’une moto ne se conduit pas comme un vélo ni comme une voiture. Ce n’est pas une question de témérité. C’est une question d’incompétence et de prise de risque qui résultent d’un manque de savoir et de savoir-faire. La formation est la seule solution. On n’apprend pas à piloter par la communication. Il faut aller dans une moto-école.

Les routes mauriciennes ne seraient-elles pas également en cause de la hausse des accidents ?

J’ignore quelle est la part exacte des infrastructures dans les accidents de la route. Ce qui est évident, en revanche, c’est qu’il y a des faiblesses énormes dans la conception de certaines infrastructures et plus généralement dans la signalisation routière. Sur ce sujet, il y a un gros retard qui a été pris et il faut absolument avoir un plan audacieux de mise aux normes de la signalisation verticale pour les panneaux et horizontale au sol. Cela ne sert à rien d’avoir une ligne blanche quand 90% des conducteurs ne la respectent pas. Il faut redonner du sens à la signalisation en faisant comprendre aux conducteurs de Maurice que la signalisation est là pour les aider, pas pour les contrarier. Pour être comprise et respectée, la signalisation doit d’abord être cohérente. Par exemple, moi, j’estime qu’à Maurice la limite de vitesse en ville est trop élevée. 60 km/h c’est un non-sens en termes de sécurité routière. Il ne faut pas tout mélanger et raisonner uniquement en termes de fluidité. 60 km/h ne permet pas aux gens de rouler plus vite et d’arriver plus tôt. Avec 60 km/h en ville, c’est inscrit dans la mentalité que la vitesse n’est pas un problème. Or, la vitesse est un sérieux problème.

Que proposez-vous comme limitation de vitesse en zone habitée ?

Il faut qu’on rejoigne les normes internationales de 50 km/h. Et dans certains endroits, là où il y a beaucoup de passages cloutés, par exemple près des écoles ou des hôpitaux, l’on fasse ce qui se fait dans le monde, soit inscrire des zones à 30 km/h.

Au vu du nombre de piétons fauchés, n’est-il pas nécessaire d’instaurer une loi plus dure pour les piétons ?

Pourquoi vous partez du principe que les piétons sont responsables des accidents ? Non, l’infrastructure et la vitesse sont les deux éléments clés des accidents des piétons. Je ne pense pas qu’il faille verbaliser le piéton. Il faut le responsabiliser. Mais pour cela, il faut lui apprendre à circuler et lui donner les moyens de circuler. On constate dans beaucoup d’endroits que personne n’a pensé à la circulation des piétons. Il n’a pas de place pour circuler et la signalisation privilégie les automobilistes. Ces derniers n’ont pas été instruits pour cohabiter avec les piétons et ils ne les considèrent même pas. Si un piéton est accidenté, ce n’est pas parce qu’il ne fait pas attention, c’est parce qu’il se retrouve au cœur d’un système où le comportement inconscient des automobilistes n’a pas intégré qu’un piéton est prioritaire, parce qu’il est fragile et vulnérable. C’est juste une question de courtoisie, de respect.

Vous trouvez les automobilistes mauriciens courtois ?

J’ai été témoin de quelques signes de courtoisie, je ne peux pas dire qu’elle est inexistante. Mais l’on confond à Maurice courtoisie et politesse. La courtoisie au volant, c’est rouler moins vite et accepter de partager l’espace. Ainsi, même si les autres usagers, de mon point de vue, se comportent mal, moi je vais bien me comporter. Si chacun d’entre nous tient ce raisonnement, l’attitude sera plus positive, on va avoir moins d’accidents. Malheureusement, aujourd’hui, on a plus tendance à rejeter la faute sur l’autre. Ce n’est pas moi, donc je n’ai pas à changer ma conduite.

Ne pensez-vous pas que l’élimination du permis à points a fait plus de mal ?

Grosso modo, le système de répression actuel est basé sur le même mécanisme que l’ancien. Ce que je reproche à celui-ci, c’est qu’il n’est pas expliqué. Le permis à points avait l’avantage d’être un système qui était connu. On allait sur Internet pour savoir comment cela fonctionnait et tout de suite cela engendrait un sentiment de crainte chez l’automobiliste. Mais le système en place aujourd’hui, qui a pourtant le même niveau de sanctions, n’est pas connu et semble ne pas susciter la même crainte. On n’a pas communiqué assez et on n’a pas su dire aux Mauriciens qu’on a supprimé le permis à points et on l’a remplacé par un autre système aussi répressif. Le Mauricien a seulement retenu la suppression du permis à points. La faiblesse du système actuel c’est le manque d’information auprès des usagers de la route. Je pense néanmoins qu’un système de pénalité par les infractions n’a de sens que si la formation initiale est efficace. Il faut aussi que les stages de réhabilitation, après un retrait de permis, aient la même puissance éducationnelle. Pour l’heure, la formation est encore faible et les étapes qui l’accompagnent sont aussi faibles. Le système global de prévention et de répression doit encore être amélioré.

À Maurice, lorsqu’on fait un accident fatal, le conducteur est arrêté, mais son permis ne lui est pas enlevé comme c’est le cas dans d’autres pays. N’est-ce pas une anomalie ?

Cette question mérite une réponse à deux volets. Lorsqu’il y a un accident fatal avec une forte alcoolémie à la clé, le juge peut retirer le permis immédiatement. Tout ce qui a trait à l’alcool est traité à part et la loi relative à l’alcool va s’appliquer indépendamment de la procédure en cour, qui jugera sur l’homicide involontaire à un autre stade. Mais un conducteur peut renverser quelqu’un sans être alcoolisé ou sans avoir forcément commis une infraction grave. Cela peut être juste une erreur, une imprudence. Donc, la sanction n’est pas forcément le retrait du permis. C’est ce qu’on appelle la personnalisation des peines. Chaque type de faute au pénal a une sanction qui lui est propre en fonction des circonstances. Ce qu’on peut par contre regretter éventuellement, c’est le temps que prend la procédure judiciaire entre le moment de l’accident et le jugement de la cour.

Quelles sont concrètement vos propositions pour réduire durablement le nombre d’accidents sur nos routes ?

Nous avons élaboré une stratégie étalée sur dix ans axée sur dix piliers : il y a la recherche, la formation, l’éducation, le renforcement des lois, la communication. Parmi ces dix piliers, il y a aussi les routes plus sûres, des véhicules plus sûrs et ce que j’appelle l’Académie de la sécurité routière, c’est-à-dire diffuser les connaissances. Rien dans ces dix piliers ne doit être modifié. La stratégie est en place. Il nous faut l’accord du Mauricien et son adhésion à la cause de la sécurité routière.

Et qu’en pensent les Mauriciens, selon vous ?

La question n’est pas ce qu’ils pensent de la stratégie et des propositions. La question est plutôt de savoir si la société mauricienne est prête à accepter 700 victimes d’accidents de la route par an ? Est-ce qu’elle est prête à faire les frais des Rs 6 à 8 milliards que ces accidents et accidentés coûtent à l’économie locale chaque année ? Est-elle disposée à vivre avec 500 nouveaux handicapés lourds chaque année ? Aucun Mauricien ne veut être dans la liste des victimes de 2018 ou plus tard. Mais aucun d’entre eux ne veut faire l’effort de changer radicalement son comportement sur la route pour dire : je suis d’accord ! Tous vont dire encore une fois : ce n’est pas de ma faute mais celle du conseiller à la sécurité routière qui ne nous comprend pas. Mais la réalité des choses est tout autre, lorsque vous ouvrez le journal et que vous lisez « il allait se marier », « il quitte une femme et un bébé de sept mois », tout cela est bien réel. Il y a une destruction sociale derrière chaque accident. Il y a des familles brisées à cause d’un accident. C’est dramatique. Tant qu’on ne comprendra pas que lutter contre l’insécurité routière c’est faire une œuvre de bienveillance pour des individus et leurs familles, on n’avancera pas. Il n’y a pas de raison de ne pas se préoccuper de la sécurité routière. Ne vous méprenez pas, cela ne concerne pas que les autres, cela nous concerne, concerne nos enfants, nos proches. Après, il est toujours trop tard.

Le mot de la fin ?

L’usager de la route mauricien n’a pas le choix s’il veut vivre dans une société où la sécurité, en règle générale, devient un élément majeur de sa revendication « je peux et veux être en sécurité ». Comme il s’assure de sa sécurité alimentaire ou de sa sécurité à la maison, il lui faut aussi sa sécurité routière.

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