Le Dr Sidharth Sharma, CEO de Rose-Hill Transport :«  Il faut repenser globalement le trafic routier à Maurice »

Notre invité de ce dimanche est le Dr Sidharth Sharma, CEO de la compagnie d’autobus Rose-Hill Transport (RHT). Dans l’interview réalisée vendredi après-midi, il résume l’histoire de la compagnie qu’il dirige, parle du métro léger et, surtout, de la nécessité d’un plan global pour régler le problème de la circulation routière a Maurice. Soulignons que RHT vient de signer un contrat avec une société ougandaise pour améliorer le système de transport public à Kampala, en Ouganda, un sujet également abordé dans cette interview.

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l On dit de vous que vous êtes un visionnaire un peu en avance sur les autres à la tête de Rose-Hill Transport…
— On a souvent tendance à se focaliser sur le responsable d’une entreprise en oubliant qu’il est entouré d’une équipe. En plus, dans le cas de Rose-Hill Transport, cette compagnie innove depuis l’origine. Au départ, en 1954, quand on a fermé le chemin de fer qui n’était plus profitable, ceux qui ont créé la compagnie, la première de transport public organisé, faisaient partie de toutes les composantes de la société mauricienne. De la fermeture du train et jusqu’au début des années 70, la période a été celle des vaches grasses pour le transport public. Après, le pays est passé par une phase de revendication sociale et politique avec une série de grèves. On demandait des comptes aux dirigeants, au patronat. Rose-Hill Transport n’a pas fait grève et a continué à assurer le transport sur la route no. 1, parfois sous la protection de la police.
l Pourquoi est-ce que RHT n’a pas suivi la grève des employés de l’industrie du transport?
— Parce que mon grand père considérait que les gens avaient besoin du transport public pour aller travailler. Les choses sont devenues plus difficiles encore dans les années 80 parce que les subsides du gouvernement aux compagnies d’autobus ne suffisaient pas, avec les recettes, pour faire face aux coûts d’opération. Puis en 1983, les subsides ont augmenté mais ça n’a pas suffi et 5 des 8 compagnies existantes ont dû fermer et elles ont été remplacées par des autobus individuels. Il n’y a pas eu assez de planification dans l’attribution des routes aux autobus. La compétition entre autobus donne lieu parfois à des pratiques inacceptables, comme le fait que certains autobus roulent trop vite pour devancer leurs concurrents. Mais malgré le contexte difficile, RHT, sous la direction de mon grand-père, puis de son fils, Sanjiv, a continué à avancer. Dans les années 90, nos revenus baissaient, le marché était en train de s’effriter et sans une diversification, il n’y avait pas d’avenir pour la compagnie. Il fallait trouver d’autres manières pour nous démarquer de la concurrence  et nous avons déterminé 4 piliers: que le bus soit à l’heure, qu’il soit propre, absolument safe, et avec un service impeccable. J’ai pris la relève après la disparition de Sanjiv en 2012 et comme je suis passionné par l’innovation et l’entreprenariat, j’ai continué sur la même voie en utilisant les techniques modernes. Comme le GPS, totalement méconnu à l’époque, pour pouvoir suivre nos autobus. Nous nous sommes lancés en même temps dans des projets stratégiques à la périphérie de notre principale activité, développé des systèmes de gestion et de contrôle de notre flotte que nous avons ensuite commercialisée. C’est ainsi que sont nées nos compagnies subsidiaires ICL et TMSL. Nous sommes des entrepreneurs qui ne sont jamais satisfaits et qui veulent toujours aller plus loin. C’est ainsi que nous avons été la première compagnie mauricienne a offrir le wifi gratuit dans nos autobus, en 2008, permettant à ceux qui disposent d’un ordinateur portable de travailler pendant le trajet ; nous avons offert les journaux ; créé des cartes de fidélité ; proposé des films, la formule petit déjeuner.
l Est-ce que le public est disposé à payer plus pour du confort et de l’innovation, ou est-ce qu’il veut seulement être transporté d’un point à un autre ?
— Oui, le public a suivi, et ces innovations ont eu un tel succès que les autres compagnies d’autobus les ont adoptées. Cela a marché avec notre service spécialisé, le Premium, lancé en 2013, avec de nouveaux autobus, plus de sécurité, de multiples systèmes de freinage, plus de confort. Avec l’air climatisé, l’infotainment sur des écrans dédiés, la distribution de journaux. Nous avons également créé une ligne hotline où les passagers peuvent faire leurs doléances. Tous les mois, on fait une analyse des doléances pour y répondre; parfois, en invitant les personnes qui ont téléphoné à rencontrer nos équipes.
l Quelle est la principale doléance faite par les passagers sur votre hotline ?
— Le bus n’est pas à l’heure ! Et bien souvent, le retard n’est pas de notre faute mais dû à des conditions externes : congestion routière, embouteillages. Pour moi, tout en étant l’épine dorsale de l’économie, le bus est l’enfant pauvre du transport public à Maurice. Nous véhiculons les travailleurs vers les usines, les entreprises et les bureaux. Nous emmenons les Mauriciens à leur lieu de travail et de détente. Nous connaissons leurs demandes et besoins, mais nous ne sommes pas écoutés des autorités. Depuis des années, nous demandons qu’aux heures de pointe, la priorité soit accordée aux autobus qui doivent faire face à toutes sortes de concurrence : les voitures privées, les minibus avec ou sans licence et les taxis marrons. Nous ne sommes pas entendus.
l Vous citez parmi vos concurrentes les voitures privées. Le Mauricien ne devrait pas avoir une voiture ?
— Il est normal que chaque Mauricien aspire à avoir une voiture pour se déplacer. Mais il faut réglementer l’usage de la voiture dans un pays qui est une île à la superficie très limitée et où on ne peut multiplier les routes à l’infini. Savez-vous que 17,000 voitures ont été vendues à Maurice en 2019, ce qui équivaut en termes de parkings à la superficie de 35 stades !
l Est-ce que, pour vous, la solution aux embouteillages serait de limiter la circulation des voitures a Maurice ?
— Je n’attaque pas la liberté de mouvement, je m’interroge sur les raisons qui font que notre trafic routier est engorgé. Il faut réglementer l’usage des voitures. Est-ce qu’il est normal de voir des files de voitures avec un conducteur venir grossir tous les matins et après-midi les nombreux embouteillages de nos routes ? Ceux qui veulent à tout prix aller au travail dans leur voiture dans les villes devraient avoir une taxe à payer pour les décourager, comme c’est le cas ailleurs. Le parc automobile ne peut pas continuer à augmenter de 5% par an, ce qui est déjà insoutenable dans un pays où on autorise les véhicules de plus de 20 ans à circuler avec les risques d’accidents que cela comporte. Sans compter nos dépenses sur les produits pétroliers et le prix écologique de ces embouteillages. Il faut repenser l’aménagement urbain en favorisant le vélo, la mobylette et les piétons dans les centres-villes où les voitures seront remplacées par un transport public organisé, donc efficace.
l Arrivons au métro qui, après un an d’activité, a transporté 2 millions de passagers, disent triomphalement ses responsables. Est-ce que comme il a souvent été dit, le métro est une menace pour les compagnies d’autobus ?
— Si le métro ne met que 22 minutes pour relier Rose-Hill à Port-Louis, il faut quand même dire qu’il a une route particulière, ne touche pas tous les arrêts d’autobus et qu’il faut surtout pouvoir arriver aux stations de métro pour le prendre. C’est prématuré de juger de l’efficacité du métro. On pourra le faire quand il aura desservi Curepipe. Avec l’arrivée du métro, j’estime que RHT a perdu 8,000 passagers par jour : nous sommes descendus de 40,000 à 30,000 et sommes maintenant à 22,000 passagers, alors que les coûts fixés sont restés les mêmes. Ceux que nous avons perdu comme passagers utilisent le métro – qui a une ligne exclusive, sans obstacles, où le trajet est plus rapide – et les taxis marrons.
l Est-ce que les taxis et vans marrons sont vraiment un gros concurrent pour les autobus ?
— Absolument. Par exemple, sur la route St-Patrick, les taxis marrons font jeu égal avec nous qui transportions 10,000 passagers avant et 5,000 aujourd’hui. On a fait des études qui démontrent qu’il y a plus de 200 personnes qui opèrent comme taxis marrons. Il y a même parmi des gens qui ont des jobs réguliers qui utilisent leurs voitures pour faire le taxi train !
l Je comprends votre ressentiment mais aussi celui qui doit aller à son travail et qui prend un taxi marron parce que votre autobus n’arrive pas à l’heure.
— Donnez-moi la possibilité d’organiser le transport avec plus de bus ou même des taxis, et il y aura moins de retard. A Singapour, le MTR opère le métro, les autobus et les taxis. Nous devrions pouvoir opérer une compagnie de taxis complémentaire avec nos autobus, mais ce n’est pas possible parce que les lois mauriciennes concernant le trafic routier sont vieilles, dépassées, et ne correspondent pas aux besoins du pays. Maintenant, je ne vois que ce qui me semble logique et il est possible que les taxis et les autorités ont un autre point de vue. Je pense que Maurice a besoin d’un mass transit system que le circuit d’autobus réorganisé aurait pu fournir, mais le choix des autorités s’est porté sur le métro, financé en partie des fonds publics, et il faut le rentabiliser. Il faut le rendre incontournable, indispensable. Il faut qu’il y ait un système de feeder bus qui emmène les passagers de leur domicile aux gares de métro et d’autobus pour aller travailler. Il faut que l’automobiliste ait des avantages de confort, d’efficacité, de gain de temps et d’argent pour quitter sa voiture chez lui pour aller prendre le métro. Ces conditions doivent également exister pour que l’automobiliste utilise l’autobus pour aller vers les localités que ne dessert pas le métro, c’est-à-dire plus de la moitié du pays Il faudrait que, comme pour le métro, les autobus aient priorité en toute sécurité sur nos routes. Un bus transporte quand même 60 passagers, alors qu’une voiture n’en transporte qu’au maximum 5, et très souvent une seule personne. La surface routière est extrêmement restreinte et il arrive que les voitures ne cèdent pas le passage aux autobus…
l Comme certains autobus qui, non seulement ne cèdent pas le passage aux voitures, mais bloquent la circulation pour prendre des passagers, parfois hors des arrêts.
— Je n’en disconviens pas. Mais il faut repenser le trafic routier à Maurice. Nous sommes arrivés à un stade de développement qui fait que pour venir de Curepipe à Rose-Hill en voiture, je prends deux fois plus de temps qu’il y a cinq ans! Les embouteillages sont un frein pour le développement et la croissance économique du pays. La solution est de rendre le transport public incontournable avec la gratuité et on peut le faire. Aujourd’hui, les employeurs sont obligés de rembourser le transport de l’employé de son domicile à son lieu de travail. Si cette somme était versée directement à l’Etat qui le reverserait aux autobus et au métro, on pourrait organiser un système de transport de masse beaucoup plus efficace. Comme ça, le travailleur aurait un système de transport efficace, fiable, sécurisé depuis son domicile jusqu’à son lieu de travail en utilisant le bus, les taxis ou le métro. Il n’aurait plus à voyager dans des taxis marrons qui ne sont pas faits pour transporter des passagers, qui n’ont ni permis et ni assurance, ce qui est source de gros problèmes en cas d’accident. Il faut créer un système qui fera dire aux automobilistes qu’il est trop coûteux de prendre sa voiture pour aller travailler, ce qui règlerait un de nos principaux problèmes de circulation : la congestion routière. Il faut également une politique de parking qui décourage l’utilisation de la voiture et incite à prendre les transports publics. Il faut revoir le système en fonction des réalités d’aujourd’hui, pas selon les lois votées pour régler les problèmes d’avant-hier. Il faut revoir la mobilité urbaine en intégrant toutes les possibilités qui existent. Un métro sans un bon système de feeder bus, sans des parkings autour des gares, est difficilement rentable dans un petit pays comme Maurice. Il fallait quelque chose d’adapté.
l Pourquoi est-ce que c’est après avoir lancé le métro qu’on s’est rendu compte que le système de feeder bus ne convient pas ? Est-ce que tout cela n’aurait pas dû avoir été proposé, étudié et décidé avant ?
— Cette situation autour du métro existe parce que chacun travaille de son côté, dans son petit coin. Avec l’UBS, RHT avait écrit au précédent ministre du Transport pour lui dire que nous souhaitions faire partie du projet métro léger. Mais cet intérêt n’a pas été étudié, peut-être parce qu’il a des raisons ou des considérations que je ne maîtrise pas dans ce dossier. Nous sommes toujours ouverts, intéressés, et s’il y a quelque chose que nous pouvons faire, nous sommes disponibles. D’autant plus que tout cela n’a qu’un objectif : améliorer les conditions de vie des Mauriciens.
l Est-ce qu’on n’aurait pas pu faire les choses autrement en demandant, par exemple, aux compagnies d’autobus de participer à l’élaboration du projet en apportant leur expérience du public voyageur et de ses demandes ? Est-ce qu’on n’aurait pas pu faire le métro en y associant les compagnies d’autobus ?
— Evidemment qu’on aurait pu. Certains disent même qu’on aurait dû le faire. Mais les décideurs avaient probablement d’autres priorités, d’autres logiques. Il y a tellement de services qui se développent par rapport à la mobilité en Inde, en Asie, en Afrique. Mais il est difficile de le faire à Maurice en l’absence d’un cadre légal adéquat. Les gens ne font pas tous du 9h-16h comme c’était le cas il y a 15 ans. Il y des gens, par exemple, dans la cyber cité d’Ebène, qui seraient intéressés par un service de transport jusqu’à tard dans la nuit. Mais cela nous coûterait trop cher en raison des lois du travail actuelles qui interdisent de passer l’overtime directement à l’utilisateur à travers le prix du billet. Les lois n’ont pas suivi la progression de la société, il faut les revoir. Nous à RHT, nous voulons devenir un service provider au transport de masse et proposons déjà, à travers nos filiales, des solutions de géolocalisation, de billetterie et, bientôt, du bus terminal management. Avec notre expérience dans le transport public, nous voulons faire profiter de ce que nous savons faire. Nous avons développé des liens avec des sociétés mondiales, travaillons sur des projets en Afrique.
l Pourquoi ne pas avoir mis cette expérience et les instruments que vous avez développés à Maurice dans la gestion du métro ?
— Si notre contribution est demandée, nous ne la refuserons pas. Nous sommes réceptifs à toute proposition et serons fiers de pouvoir mettre notre expertise au service de notre pays.
l Vous n’arrivez pas à convaincre localement de la justesse de vos propositions concernant le trafic routier, mais vous venez de signer un accord avec la société ougandaise Tondeka Metro Company pour améliorer le système de transport public à Kampala !
— Le projet de Kampala est une approche holistique du transport associant le métro, les autobus et les taxis et en intégrant tous les acteurs de ce secteur pour le plus grand bénéfice des passagers. Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain. Cela fait six ans que RHT est présent sur le marché africain. Nous avons d’abord été au Mozambique, puis à Kigali, et maintenant à Kampala.
l Vous n’êtes pas frustré de ne pas être écouté à Maurice alors qu’on vous accueille à bras ouverts en Ouganda ?
— Non. Nous avons développé des choses à Maurice qui nous ont permis d’aller sur le marché africain. Nous avons su saisir les opportunités qui s’offraient à nous. Il était clair qu’avec le marché local qui se rapetisse assez rapidement, il fallait trouver d’autres débouchés en Afrique. Maintenant, nous n’allons pas nous arrêter à Kampala, mais continuer notre prospection des possibilités en Afrique.
l Donc, l’avenir de RHT n’est plus à Maurice, mais en Afrique ?
— Nous sommes ouverts à toute opportunité qui pourrait se présenter à Maurice, qui est la vitrine de notre entreprise. Nous allons continuer à améliorer ce que nous faisons à Maurice dans cette conjoncture difficile où nos recettes, en raison de tout ce que nous avons dit, ne sont pas suffisantes pour couvrir nos dépenses. Il faut, donc, chercher d’autres débouchées. Nous avons investi dans le parking d’Ebène, nous sommes partenaires dans le projet en cours de réalisation du Victoria Terminal et sommes attentifs aux possibilités qui pourraient se présenter. Cependant, les lois du travail datées n’encouragent pas à prendre des risques et à entreprendre. Mais comme ceux qui ont été les pionniers de RHT et ceux qui sont venus après, je suis de nature optimiste et nous avons d’autres projets concernant le transport. Il faut que le cadre légal change à Maurice ainsi que les mentalités. Il faut mettre ensemble les énergies, les idées et les propositions de tous les acteurs qui travaillent, pour le moment, chacun dans son petit coin, pour dégager un plan global. Il faut une bonne synthèse de tout ce qui existe. Les secteurs public et privé doivent plus se parler. On ne pourra pas faire des choses en solitaire dans notre petit pays insulaire.
Pour revenir à RHT, l’avenir est difficile et nous avons face à nous beaucoup d’obstacles. Mais nous sommes imaginatifs, innovants, avons des ressources, une bonne équipe et nous suivons une voie tracée par ceux qui ont créé la compagnie en 1954. Je suis optimiste parce que je suis sûr de notre capacité à faire du business. Avec ce qu’il faut de réalisme.

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