Professeure Christine Chinkin, de la London School of Economics : « La femme doit faire entendre sa voix, haut et fort »

À l’invitation du Mauritius LSE Society Trust Fund, la professeure Christina Chinkin, avocate, enseignante en droit international et directrice du Centre on Women, Peace and Security de la London School of Economic (LSE), vient d’effectuer un bref séjour à Maurice. Grâce au président du LSE Society Trust Fund, John Chung, nous avons pu rencontrer la professeure Chinkin à la veille de son départ pour l’interviewer.

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Peut-on dire qu’en dépit d’un changement — en tout cas apparent — des mentalités, des conférences internationales organisées, des conventions internationales signées, des lois adoptées et des progrès enregistrés, la bataille de l’égalité hommes-femmes est loin d’être gagnée ?

La réponse à cette question est oui et non, dépendant des périodes, des pays, des lois qui sont votées et surtout appliquées. Par exemple, la traite des humains – plus particulièrement celle des femmes et des adolescentes —, qui remonte à la nuit des temps, continue, surtout avec le nombre de conflits qui existent à travers la planète. Il est à noter que si ce trafic augmente en temps de guerre, où les hommes utilisent les femmes comme butin de guerre et comme marchandise d’échange, il existe aussi en temps de paix avec les réseaux de prostitution. Et ces réseaux sont en développement. Cependant, avec une série d’initiatives locales, régionales et internationales, une prise de conscience de l’existence de ce problème et de son ampleur existe aujourd’hui, pas suffisamment à mon gré, mais elle existe.

 Revenons-en, si vous le voulez bien, à la première question sur la situation du combat pour l’égalité hommes-femmes…

Il y a eu des avancées substantielles dans plusieurs domaines au siècle dernier, comme par exemple le droit de vote, qui a été longtemps réservé aux hommes. Et ça on l’a oublié ! Mais beaucoup de ces avancées n’ont pas remis en cause les structures mêmes de l’organisation de la vie sociale, politique et économique, qui sont toujours dominées par le système patriarcal, qui existe depuis la nuit des temps. Aujourd’hui, le taux de femmes participant aux prises de décisions politiques est autour de 20% au niveau des Parlements. Ce taux n’est pas plus élevé au niveau des entreprises et des administrations. Il reste du chemin à parcourir.

Question bête : comment se fait-il que cette situation puisse exister dans un monde dont les habitants sont en majorité des femmes ?

La réponse est que le système patriarcal continue à diriger le monde. Je vous l’ai dit, c’est un système qui remonte à la nuit des temps et qui fait malheureusement partie de la manière dont fonctionne la société. Tous les pouvoirs sont entre les mains des hommes et ils ne veulent pas, en dépit de leurs discours, je ne dis pas les céder, mais les partager. Et quand je parle de pouvoirs, j’inclus aussi celui des religions et des extrémistes qui se retrouvent dans ce concept soigneusement entretenu selon lequel la femme est inférieure à l’homme.

En vous écoutant, on a l’impression d’entendre un discours en vogue dans la dernière partie du siècle dernier…

Vous avez raison, le discours n’a pas changé, comme le combat d’ailleurs. Certes, depuis le temps dont vous parlez, des choses ont changé et des avancées ont été enregistrées. Laissez-moi citer en exemple mon cas personnel : je suis aujourd’hui professeure à l’université, mais quand j’étais étudiante en droit, il y a plus de 25 ans, cette éventualité ne pouvait pas être envisagée. Je crois qu’à l’époque je n’ai même pas pensé que c’était possible et que la seule chose que je pouvais faire était d’intégrer un cabinet. Aujourd’hui, les choses ont changé, d’une certaine manière, mais pas suffisamment. Le fait que l’écart entre les riches et les pauvres est en train de se creuser augmente aussi le taux d’inégalité entre les femmes et les hommes. On ne peut pas dire que rien n’a changé, la situation de certaines femmes — une minorité — a changé, s’est améliorée, mais quand on se penche sur des problèmes globaux, on est obligé de se poser des questions. En ce qui concerne l’éducation, par exemple, savez-vous que deux tiers des êtres humains illettrés sont des femmes ? Regardons la proportion des femmes qui, malgré les quotas, sont des parlementaires ou font partie des gouvernements

On ne peut s’empêcher de vous rappeler que la Grande-Bretagne, votre pays, a actuellement comme Premier ministre une femme !

Sans commentaires ! Même en Grande-Bretagne, qui fait partie de celles qu’on qualifie de grandes démocraties, nous avons moins de 25% de femmes qui siègent au Parlement.

 Mais, question posée des milliers de fois au siècle dernier: Les femmes n’ont-elles pas une grande responsabilité dans la perpétuation  de cette situation d’inégalité ? Ce sont les femmes qui élèvent leurs enfants — garçons et filles — à respecter le système patriarcal en place qui maintient l’inégalité !

Vous avez raison, mais c’est un sujet très complexe. C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de femmes qui se mettent debout pour participer à la lutte. Mais le problème est qu’il faut qu’elles soient éduquées pour pouvoir prendre conscience de la situation d’inégalité dont elles sont victimes. Il faut donc que le système éducatif apprenne à tous ses élèves que les hommes et les femmes sont égaux et ont les mêmes droits dans tous les domaines. Et ce combat pour une éducation qui tienne compte de ces valeurs ne doit être menée que par des femmes, mais faire partie d’un projet éducatif et social qui concerne tous les êtres humains.

Comment l’homme a-t-il pu créer, faire accepter et propager à travers les siècles la notion que la femme est inférieure à lui ? Et, surtout, la femme l’a-t-elle laissé faire ?

Il faudrait remonter le cours des siècles pour la réponse à cette question. Cela a été fait petit à petit en faisant circuler des mythes sur la supériorité des hommes — surtout physique —, donc l’infériorité des femmes. Et surtout en prenant le contrôles des ressources économiques et politiques souvent par la violence et les femmes ont laissé faire. Les hommes ont donc pris le pouvoir et ont créé les structures nécessaires non seulement pour les perpétuer, mais pour que les femmes les acceptent et croient que c’était le meilleur système. Et pour maintenir ce système en place, les hommes ont utilisé tous les pouvoirs à leur disposition, y compris celui des religions. Mais les temps ont changé et même si les femmes ayant pris conscience de cette situation d’inégalité sont numériquement moins nombreuses, le combat continue et il progresse.

Avec le même objectif que celui défini depuis le siècle dernier : l’égalité dans tous les domaines ?

Oui, l’objectif final est le même, mais je crois que ce qui est important, pour le moment, c’est de se battre pour le maintien des acquis car, comme je l’ai déjà dit, il y en a eu dans ce combat. Avec l’expansion de l’idéologie terroriste, fondamentaliste et extrémiste constatée ces dernières années au niveau mondial, les acquis obtenus par les femmes sont menacés. Voyez le retour en arrière qui est en train de se passer en Égypte et dans certains pays qui ont vécu le printemps arabe. Mais il n’y a pas que les pays arabes, à travers le monde est en train de se répandre l’idée, par des fondamentalistes et des extrémistes, que l’égalité hommes-femmes est une menace contre la famille telle qu’elle a existé jusqu’à maintenant. Soutenus par les conservateurs, cette idée est en train de faire son chemin et ceux qui la défendent mélangent exprès les choses. Ils mènent campagne contre certains acquis sociaux, comme le droit à l’avortement, le mariage pour tous, la reconnaissance des droits des homosexuels et des minorités.

Excusez le cynisme, mais on retrouve dans ces manifestations contre les acquis pas mal de femmes…

Il s’agit des mêmes méthodes et des mêmes arguments qui ont été utilisés pendant des siècles pour maintenir le système d’inégalité hommes-femmes. C’est une idéologie qui est utilisée avec un détournement de certains dogmes religieux qui finit par convaincre dans tous les pays du monde, y compris les pays dits développés. Je comprends que l’on soit étonné par le fait que la cause pour l’égalité avance lentement. Mais il faut quand même se rappeler que ce n’est qu’il y a quelques dizaines d’années, après des siècles, que la notion d’égalité hommes-femmes est devenue une valeur reconnue par les institutions internationales. C’était en 1975, il y a moins de cinquante ans, à Pékin en Chine, où pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des femmes venues des quatre coins du monde, ont réclamé l’égalité, ce qu’elles n’avaient jamais dit à haute voix avant. Le combat est devenu officiel, a été reconnu et, depuis, nous avons parfois eu gain de cause, souvent nous avons eu besoin de reculer, de revoir la situation, mais il n’a jamais été abandonné. C’est dans le cadre de cette continuation que je pense que l’accent doit être mis sur la protection des acquis plutôt que sur la focalisation de nouveaux objectifs. Je pense qu’il est plus réaliste de nous consacrer au maintien et à la consolidation des acquis.

Changeons de sujet. Pourquoi la LSE a-t-elle ouvert à Londres un Centre on Women, Peace and Security que vous dirigez ? Un tel centre est-il nécessaire au sein de la capitale de ce qui est considérée comme une des grandes démocraties ?

C’est le même sujet. Un tel centre est beaucoup plus nécessaire qu’on ne le pense généralement. Ces problèmes existent dans le monde entier et pas seulement dans les pays dits en voie de développement. Au cours des dernières années, le gouvernement britannique a fait voter d’excellentes lois pour la protection des femmes, mais il faut s’assurer qu’elles soient respectées et appliquées. Dans ce centre, nous étudions et proposons des solutions à une série de problèmes en tenant en compte le fait qu’il faut toujours nous battre pour que les droits des femmes à la paix et la sécurité soient respectés. Nous étudions également les questions que vous avez abordées précédemment, comme comment la domination patriarcale fonctionne, est imposée et maintenue, afin de la combattre efficacement. Nous travaillons avec plusieurs ministères, dont celui de la Défense et des Armées, sur les questions de trafic d’êtres humains, surtout dans les zones de conflits. Nous proposons des cours sur ces sujets et travaillons de concert avec des institutions internationales comme l’Organisation des Nations unies pour établir des protocoles.

Ces ministères et ces organisations mettent-ils en pratique vos propositions ou se contentent-ils de les écouter poliment ?

Bonne question. Oui, ils écoutent, souvent avec attention, mais est-ce qu’ils mettent en pratique ce qui est préconisé ? Cela dépend des ministères, des organisations, des priorités de l’heure. Le problème ce n’est pas le court, mais le long terme dans les questions de paix et de sécurité et, dans ce domaine, il y a encore du travail, beaucoup de travail à faire pour convaincre et faire apporter les changements nécessaires. C’est un très long processus.

Selon votre expérience, que faudrait-il faire en priorité pour faire avancer la cause de l’égalité hommes-femmes ?

Je l’ai déjà dit : tout dans ce combat, qui concerne aussi les hommes, passe par l’éducation. Il faut à travers l’éducation faire comprendre aux femmes — et aux hommes — que l’égalité ne signifie pas une perte, un recul pour les hommes, mais une avancée pour tous vers la création d’un monde où nous — hommes et femmes — vivrons dans de meilleures conditions. C’est un discours qu’il faut répéter et faire entendre, en faisant du bruit s’il le faut. Il faut que ces questions fassent partie du débat public, qui est occupé en ce moment par des thèses conservatrices véhiculées par les fondamentalistes et les extrémistes de tous bords. Il faut que le grand public se pose les questions que nous avons abordées dans cette interview. Pourquoi est-ce que nous n’avons pas réussi à avancer beaucoup plus rapidement dans la lutte pour l’égalité ? Qu’est-ce que nous avons raté, qu’est-ce qui nous a retardés et comment faire pour contourner les obstacles et avancer ? Cela dit, nous devons, nous qui militons, nous poser les mêmes questions et analyser la manière dont nous fonctionnons, et insister pour que les solutions proposées et acceptées soient mises en application. Nous devons demander des comptes à ceux qui ont le pouvoir de mettre les lois en application pour mieux protéger les femmes et garantir la paix et leur sécurité et qui en pratique ne le font pas. Les lois sont importantes mais leur respect et leur mise en application sont fondamentaux pour avancer une cause juste et améliorer les conditions de vie d’une société.

Y a-t-il des institutions et des pays qui se contentent de ratifier les conventions sans aller plus loin ?

Ce n’est pas une généralité mais il existe, malheureusement, des pays qui se contentent de ratifier les conventions sur l’élimination des discriminations, mais ne les appliquent pas. Parfois pour des raisons politiques, parfois pour céder à des pressions et des lobbies, parfois parce qu’ils ont d’autres priorités. Ce qui est le cas, par exemple, de Donald Trump, en ce qui concerne plusieurs questions, mais je ne veux pas parler de lui.

Au contraire, parlons de lui! Comment expliquer qu’en dépit de certaines de ses positions exprimées avant les élections, il a été élu, avec pas mal de votes d’Américaines ?

Au premier abord, je vous répondrai que je ne comprends pas que cela ait pu arriver. Mais après je vais vous dire que cette élection est une conjonction d’éléments divers : le système de partis politiques aux États-Unis, les problèmes internes, le précédent président, les arguments utilisés par Donald Trump qui parlait d’abord et avant tout aux conservateurs. Je vous dirai ensuite que je ne comprends pas les Américaines qui ont voté pour Trump, tout en vous rappelant qu’elles ont suivi le discours que diffusent les structures patriarcales dont nous avons parlé. Et que Trump a su utiliser à son avantage en manipulant et interprétant les faits, comme d’autres le font sur les réseaux sociaux. Ils ne veulent pas accepter que les femmes sont leurs égales.

Pour quelle raison pensez-vous que les hommes ne veulent pas, au plus profond d’eux-mêmes, que les femmes soient considérées comme leurs égales ?

Est-ce une question sérieuse ? Tout est une question de pouvoir, tout simplement. Beaucoup d’hommes, surtout ceux qui sont à des postes de décision, pensent que l’égalité va leur faire perdre leur position — on devrait plutôt parler de suprématie — et ils font tout pour s’opposer à l’égalité, parfois directement, parfois par des voies détournées. Je suis convaincue que beaucoup d’hommes sont pour l’égalité, mais ils sont dans un système de pensée — oui, je sais que les femmes ont contribué à le perpétuer ! — qui leur fait croire que le pouvoir, dans tous les domaines, est leur prérogative et qu’ils doivent tout faire pour le préserver. On leur fait croire que l’égalité n’est pas une avancée, mais une perte du pouvoir qu’ils ont depuis toujours. La religion est également une source de pouvoir détenu — et défendu — par les hommes. Pour ce faire, ils se livrent à des interprétations personnelles de certains textes religieux pour leur permettre de rester au pouvoir. Mais il faut le dire : l’égalité ce n’est pas la prise du pouvoir que détiennent actuellement les hommes par les femmes, c’est le partage de ce pouvoir en permettant les uns et les autres de choisir comment ils veulent vivre. Les fondamentalistes et les extrémistes ne veulent pas de la liberté de choisir, ils veulent qu’on les suive. Point, à la ligne.

 Mais pourquoi les femmes n’arrivent-elles pas à s’organiser pour résister et s’imposer, d’autant qu’elles sont numériquement majoritaires ?

– C’est beaucoup plus facile à dire dans une interview de presse qu’à faire. Et ce n’est pas force d’avoir essayé. Depuis la nuit des temps, des femmes essayent de faire changer la situation, mais cela prend du temps, parce que les structures ont été créées par les hommes pour défendre et protéger leur pouvoir. Il y a contre les femmes des siècles de pression.

 Que souhaitez-vous dire aux lectrices de Week-End qui vont lire cette interview et, on l’espère, y prendre autant de plaisir qu’on a eu à la réaliser ?

Qu’il faut que tout un chacun — hommes et femmes — s’engage dans le combat pour l’égalité et adopte dans sa vie de tous les jours un comportement qui permette d’avancer. Qu’il faut que tout un chacun se mobilise pour faire disparaître les violences faites aux femmes qui constituent, on l’oublie un peu trop souvent, un viol des droits humains fondamentaux. Il faut faire l’effort de comprendre comment les politiques économiques et militaires peuvent permettre le non-respect des droits humains et s’élever contre, chacun à son niveau. Avant de s’engager, il faut d’abord comprendre et, je le répète, la compréhension et la prise de conscience passe obligatoirement par l’éducation, la même pour tous. Le message que j’aimerais adresser aux Mauriciennes est le suivant : faites entendre votre voix haut et fort. Ne laissez pas dire, n’acceptez pas de penser que la violence, sous quelle forme que ce soit, fait partie des choses qui arrivent dans la vie.

Interview réalisée par

Jean-Claude Antoine

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