L’ère de la violence

Un homme est mort cette semaine.
Il était poète. Il s’appelle Édouard Maunick.
Que « vaut » la voix d’un poète, diront certains, alors que l’actualité quotidienne nous submerge de bébés morts dans des conditions atroces, d’arrestations, de scandales, de malversations, de Covid, d’arbitraire, d’injustice, d’arrogance, d’exploitation. Alors que de tous côtés monte une violence qui nous enserre dans une sensation d’étouffement qu’un nombre grandissant de Mauriciens disent ressentir ces derniers temps ?

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Édouard Maunick se revendiquait comme « une grande gueule ». Loin du lisse, sa poésie disait à voix forte et belle une poétique de l’île autant sublimée dans la richesse de son identité multiple et mouvante que décriée dans ses faux-semblants et son hypocrisie.
« … je vais le long de ma terre dans laquelle je ne dormirai pas / peur d’encombrer les déjà bien lotis / qui savent mieux que personne comment / ensevelir un pays qui roule carrosse officiel / ÎLE-ossement / jardin précaire / faux délices / vrai naufrage / (…) ÎLE-cicatrice / barbouillée d’arc-en-ciel d’opérette / pour faire mandeci mandela / ÎLE-inquiétude / d’où regarder crève le regard / à force de poudre aux yeux / »

Qu’aurait écrit Édouard Maunick aujourd’hui ? Lui qui savait dire avec des mots choisis la violence de certaines réalités, que dirait-il face à des situations où les mots eux-mêmes sont devenus une violence insoutenable ?

Une femme a été emprisonnée cette semaine.

Elle s’appelle Aruna Gungoosingh, et depuis un an, elle s’illustre et divise par des diatribes enflammées sur les réseaux sociaux. Mercredi dernier, suite à une plainte du « capitaine d’industrie » Arnaud Lagesse, elle a été arrêtée pour des propos tenus sur Facebook, et est maintenue en détention jusqu’à mardi prochain.

Certains diront que la parole « vulgaire et injurieuse » d’Aruna G déversée jour après jour sur les réseaux sociaux n’était plus tolérable. Certains se réjouiront peut-être de cette incarcération. Certains déploreront que, contrairement à ce que stipule la loi, elle n’ait pas eu droit à un avocat lors de son passage en Cour de Mahébourg. Certains dénonceront la politique de deux poids deux mesures qui veut que la jeune femme soit incarcérée pour atteinte supposée à « la cohésion nationale », alors que des personnes ayant récemment défilé avec sabres et armes pour faire valoir l’affirmation d’une puissance ethnique n’aient jamais été inquiétées.

Qui a peur d’Aruna G ?

Que nous l’approuvions ou non, Aruna G nous plaque en face d’un fait : celui de l’extrême violence que nous inflige ce pays depuis un an. Où plus un jour ne se passe sans que nous n’ayons la sensation écrasante du « touche le fond mais creuse encore ».
Face à cela, certains se mettent au yoga, fabriquent du pain, dessinent des mandalas, pratiquent la zénitude. Se protègent.

D’autres, de plus en plus nombreux, avouent qu’ils débranchent. Éteignent la radio. S’éloignent des réseaux sociaux, feuillettent de loin les journaux. Se protègent.
D’autres se sentent trop concernés pour débrancher. Trop convaincus que c’est justement cette démobilisation-là que veulent les autorités pour ne pas rester hyper vigilants. C’est clairement le cas d’Aruna G.

Ceux qui connaissent Aruna Gungoosingh connaissent sa proverbiale grande gueule, mais aussi son franc sens de l’humour, sa formidable énergie de vie, sa pratique de l’entraide et de la solidarité, son attachement profond à cette République de Maurice dont elle a tatoué le drapeau, en quatre couleurs, sur son poignet. Aujourd’hui, clairement, la personne profondément empathique qu’est Aruna Gungoosingh souffre de son pays. Et elle ne souffre pas en silence.

En cela, elle fait sans doute peur à certains, elle choque et dérange d’autres. Parce qu’elle nous crache à la figure, avec virulence, l’ampleur du mal, de la souffrance, du dégoût, de la colère, de l’impuissance, de la rage que ce pays est capable aujourd’hui d’infliger à ceux qui y sont viscéralement attachés, face à des choses dont l’injustice est avérée, mais qui s’affichent avec arrogance, avec mépris, et ne seront jamais punies.
Quand le Wakashio crache sa marée noire sur nos côtes après douze jours où tous ceux qui s’y connaissent s’époumonent en vain à dire qu’il faut faire quelque chose, c’est une violence.

Quand un rapport officiel de l’Audit montre, concrètement, des malversations de plusieurs centaines de millions de roupies (d’argent public) sous prétexte de gestion d’urgence de la Covid, et qu’il est évident qu’il n’y aura aucune sanction à l’encontre de ceux qui s’en sont mis plein les poches, c’est violent. C’est violent pour tous ces Mauriciens travailleurs, law abiding, que la crise actuelle plonge dans la précarité alors que ceux censés nous gouverner affichent l’indécence de leurs millions usurpés des fonds publics.
Voir des entreprises vendre un chou à Rs 340 et ne pas être sanctionnés par des officiers du ministère du Commerce soudain aveugles, c’est violent.
Voir emporter dans une boîte en carton usagé le cadavre d’un bébé, dont ses parents disent qu’il a été « décapité » lors d’un accouchement controversé à l’hôpital, c’est violent. Parce que cela affiche le manque de considération total pour certaines vies, pour certaines souffrances.

Dans son roman L’homme rompu, publié en 1994, Tahar Ben Jelloun raconte l’histoire d’un homme comme bien d’autres : vertueux dans un monde corrompu, consciencieux sans que l’on reconnaisse ses mérites, exploité et méprisé, il va résister farouchement à toutes les tentations. Avant de finir par sombrer. Le monde, aujourd’hui, rend quasi impossible pour des personnes honnêtes de vivre décemment et en accord avec leur conscience. C’est une incommensurable violence.

Aruna Gungoosingh assumera ses paroles devant la justice. Nous aurions toutefois tort de considérer que ce n’est que son problème. Ce serait passer à côté du fait qu’Aruna G est aujourd’hui l’emblème criant de la souffrance d’un pays que la crise de confiance plonge dans un gouffre de désarroi.

Dans son magnifique recueil intitulé Comme on respire, l’écrivaine Jeanne Benameur écrit ceci : « C’est de confiance dont j’ai besoin pour vivre. La confiance dans les autres.

On dit des frères humains.

Ma colère est grande, si grande.
Je voudrais être un singe. Vivre en ignorance. Oui je voudrais. Mais je fais partie. Ce sont mes larmes. Je fais partie. Ça me tourmente.
Alors que ma rage fasse partie aussi, et qu’elle soit fertile ! »

On peut rejeter l’outrance d’Aruna G. Mais on ne peut lui nier le « faire partie », et le tourment que cela lui inflige. Ce tourment, elle l’a gueulé, jusqu’à se retrouver en prison.
Mais comment faire pour que la rage soit fertile ?

« Les armées n’ont jamais protégé personne du malheur. Elles protègent les pays. Elles protègent les intérêts. Elles protègent les frontières. Mais notre frontière à nous, qui la protège ? Qui nous permet de rester humain, à l’intérieur de nous ? » poursuit Jeanne Benameur. Oui, elle est bien là la question : comment rester humain à l’intérieur de nous.

Cela se joue au-delà de l’individu seul.

Et implique de questionner trois sphères.

La première sphère concerne la presse. Qui doit de toute urgence s’interroger sur elle-même et sur ce qu’elle fait quand elle publie les photos d’un motocycliste accidenté dont la cervelle macule l’asphalte, quand elle diffuse comme un spectacle de prime time les funérailles du bébé qu’on nous a dit décapité, quand elle imprime dans notre quotidien la souffrance surhumaine d’une famille en bousculant l’empathie pour imposer le voyeurisme.

C’est, aussi, une violence.

La deuxième sphère concerne le secteur dit « privé ». Qui, lorsqu’il affirme promouvoir la cohésion sociale, gagnerait à réfléchir à des privilèges dont la crise Covid exacerbe jusqu’à l’intenable l’empreinte historique jamais discutée, jamais résolue.

La troisième sphère concerne le pouvoir politique. Alors qu’aux États-Unis on évoque une forme de New Deal voulu par le président Joe Biden, se souvenir que le New Deal initié par Roosevelt face à la crise économique et sociale de 1929 aux États-Unis comportait un important volet culturel. Parce que sans être forcément un « homme de culture », son pragmatisme lui avait permis de comprendre que la culture est un ciment qui favorise l’élévation par la connaissance, l’accomplissement de l’être humain, la recherche du beau, le partage, la confiance dans une destinée.

Pour que nos maux aillent au-delà du cri assourdissant, pour que la violence des faits qui génère la violence des mots ne dérape pas vers une surviolence des actes, qui saura œuvrer à un new deal ?…

 

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