Eric Ng Ping Chuen, économiste : « Si les mesures économiques adéquates ne sont pas prises… »

Notre invité de ce dimanche est l’économiste Eric Ng Ping Chuen, qui vient de publier son dernier ouvrage économique Un malade imaginaire, qui est une parodie de la célèbre comédie de Molière. Dans l’entretien qu’il nous a accordé en fin de semaine, il explique son choix de la parodie et livre son analyse de la situation économique du pays. Qu’il juge inquiétante.

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Après les fables, vous parodiez une comédie de Molière dans votre dernier ouvrage sur l’économie. Est-ce que ce sujet est si rébarbatif qu’il faille passer par la littérature pour l’expliquer, le faire comprendre ?

— Dans un sens oui. On a tendance à penser que l’économie est un sujet ardu fait d’équations et de chiffres. Ce n’est pas vrai. Pour moi, l’économie c’est tout à la fois de la philosophie, de la sociologie, de l’histoire, de la littérature, une science de l’action humaine, du comportement humain. Il faut savoir et comprendre ce qui motive les gens, leurs intérêts, leurs désirs, leurs valeurs, ce que fait la littérature en cherchant les réponses. Dans un monde…

… qui ne lit plus ou de moins en moins…

— En plus ! Je crois qu’avec des références à la littérature, les lecteurs arrivent à mieux comprendre le sens de l’économie, de l’ordre économique.

Si, comme dans votre livre, le malade est imaginaire, cela veut dire que l’économie mauricienne, qui en est le sujet, se porte bien, est en bonne santé ?

— Je voudrais clarifier cette possible confusion. Je fais une distinction entre l’économie mauricienne et le malade imaginaire, qui sont les entreprises profitables qui réclament toujours des aides de l’État. Pour ces entreprises, il y a toujours une crise quelconque qui justifie cette demande d’aide de l’État : hier c’était le Covid, aujourd’hui c’est la guerre de la Russie contre l’Ukraine, après on évoquera les effets de la mondialisation, les conséquences du réchauffement de la planète… Et tout ça alors que ces entreprises — dont les banques — font des bénéfices, parfois en termes de milliards de roupies, comme le démontre leurs bilans annuels.

Pourquoi l’État encourage-t-il la propagation de cette maladie imaginaire en acceptant d’accorder son aide ?

— Je le dis dans le livre : je crois que l’État a peur des organisations patronales de ces entreprises, qui brandissent la menace du licenciement en masse si elles ne sont pas aidées. Il y a, dans cette démarche, une forme de chantage fait au gouvernement en termes de protection, de subventions, des baisses de barrière tarifaire.

On pourrait dire que c’est une maladie, absolument pas imaginaire, qui dure depuis des années, et qui prolifère grâce au gouvernement…

— Oui. C’est une maladie imaginaire entretenue depuis des années par le gouvernement et qui s’est définitivement accentuée avec le Covid. N’oubliez pas qu’au début de l’épidémie, le ministre des Finances avait déclaré : « Nous allons avoir 100 000 chômeurs. » Sans dire d’où venait ce chiffre que quelqu’un, probablement un membre du secteur privé, a dû lui souffler à l’oreille tout en lui suggérant la création de la Mauritius Investment Corporation. Certes, il y a eu des chômeurs, mais nous n’avons jamais atteint le chiffre qui avait fait peur au ministre des Finances et au gouvernement. C’était une façon de pousser le gouvernement à aider les entreprises.

Clarifions un point : êtes-vous contre le fait que le gouvernement aide les entreprises en temps de crise économique ?

— Je pense que dans une situation de crise, les entreprises viables font face à un problème de liquidité, pas à un problème de rentabilité. Ces entreprises méritent d’être aidées par l’État et les banques commerciales. Mais les entreprises qui ne sont ni profitables ni rentables, il faut les laisser mourir.

Carrément ?

— Oui, c’est « la destruction créatrice », un concept de l’économie qui consiste à laisser mourir les entreprises non viables qui ne peuvent pas survivre, malgré les aides de l’État, pour permettre à de nouvelles entreprises d’émerger. Pour, justement, permettre une diversification et à de nouveaux secteurs économiques d’éclore.

Comment expliquez-vous le fait que le gouvernement, au-delà de toute logique économique, encourage et subventionne les canards boiteux ?

— Je crois qu’au fond, l’État et le secteur privé s’aiment bien. Chacun a besoin de l’autre : l’État pour que le secteur privé crée des emplois, le secteur privé pour une certaine sécurité économique. Mais je crois qu’il y a aussi dans cette bonne relation, pour ne pas dire cet amour partagé, la question du financement des partis politiques, dont les dirigeants du pays sont tributaires. Ils aident le secteur privé en attendant un retour d’ascenseur. Il existe donc entre le gouvernement et le secteur privé une relation étroite – je me garde bien de dire incestueuse…

Est-ce qu’on ne pourrait pas utiliser ce terme dans la mesure où, depuis quatre-cinq ans, le secteur privé n’émet aucune critique, aucune remise en cause de la politique du gouvernement ?

— Vous n’êtes pas le premier à l’avoir remarqué. Au cours des quinze dernières années, le secteur privé, surtout les entreprises qui sont dans l’immobilier, est devenu très dépendant du gouvernement en termes d’obtention de divers permis. À tel point qu’on pourrait même dire que ces entreprises sont à la merci du gouvernement. Celles qui sont dans le secteur domestique ou qui doivent faire face à la compétition internationale, comme le textile, sont toujours en train de quémander quelque chose. L’immobilier nécessite des dizaines, si ce n’est plus, de permis à obtenir depuis le début jusqu’à la fin d’un projet, et ce, à plusieurs niveaux

Est-ce qu’on n’avait pas parlé de one-stop shop pour faciliter et simplifier à la fois le travail des agences gouvernementale et des entrepreneurs ?

— À travers l’Economic Development Board, le gouvernement facilite les choses au niveau administratif. Mais en fin de compte, l’EDB n’attribue que quelques permis, les autres étant données par les autorités centrales et locales. Ce qui a créé une nouvelle catégorie professionnelle faite de personnes — souvent d’anciens fonctionnaires — qui connaissent le fonctionnement des administrations et ont les contacts voulus pour faire avancer les dossiers et obtenir les permis et, pour reprendre un terme souvent utilisé, « faire ouvrir les portes plus rapidement ».

Dans votre livre, si l’on parle beaucoup de la dette publique alourdie par le Welfare State, vous soulignez aussi l’existence d’un Corporate Welfare, c’est-à-dire l’État au service du bien-être des entreprises sous prétexte de préserver l’emploi…

— Le Welfare State représente plus de 50% des dépenses de l’État et le Corporate Welfare bien moins. Mais c’est quand même assez conséquent pour qu’on commence à réfléchir dessus. Certaines aides, comme celles de la MIC, sont remboursables, mais l’État s’est permis de créer un tel organisme pour créer et imprimer les Rs 80 milliards, avec pour conséquence une poussée de l’inflation.

Vous écrivez aussi « nos entreprises ne sont pas en manque d’oxygène ayant l’estomac bien rempli grâce aux bénéfices qu’elles réalisent. » Revenons à une question précédente : donc, l’économie ne se porte pas aussi mal qu’on le dit, qu’on le croit ?

— Il y a une nuance très importante à faire : les entreprises que je mentionne ne représentent pas à elles seules toute l’économie mauricienne. Les grands groupes économiques se portent bien, et il n’y a qu’à consulter leurs bilans financiers. Mais il y en a d’autres, dont des PME, qui sont en difficulté ne sont pas viables et, celles-là, je le redis, il ne faut pas les aider à survivre artificiellement, afin de permettre au secteur de s’assainir, pour laisser la place à de nouvelles entreprises et de nouveaux secteurs.

Donc, en autorisant les patrons à licencier leurs employés en augmentant le chômage, ce qui est la hantise du gouvernement, de tous les gouvernements d’ailleurs…

— C’est un drame nécessaire en économie. Au lieu de soutenir des entreprises condamnées, le gouvernement devrait aider les nouvelles en termes de formation de risques à prendre pour que ceux qui perdent leur emploi puissent en retrouver un autre dans une nouvelle entreprise solide et performante.

Vous pointez votre fusil sur les « médecins » qui « prétendent soigner en se gargarisant de belles paroles en dépit d’un savoir limité. » Au-delà de la parodie, qui est dans votre viseur ?

— Les autorités monétaires et fiscales qui pensent connaître tous les tenants et aboutissants de l’économie et qui viennent avec des politiques qui, en fait, peuvent faire plus de mal qu’autre chose.

Vous êtes carrément en train de dire que ce sont des incompétents !

— Je ne suis pas sûr qu’il y ait partout dans le secteur économique des right men – ou womenat the right place. Il ne faut pas croire qu’ils ont une science infuse de l’économie, même s’ils sont des compétences académiques et peut-être même une vision globale de la situation. Il ne faut pas oublier que l’économie, c’est les entrepreneurs, des hommes et des femmes qui sont sur le terrain, en connaissent les difficultés de tous les jours, la situation des prix. Il faut donc leur donner une certaine liberté de manoeuvre et non pas venir intervenir brutalement dans l’économie avec, par exemple, le contrôle des prix, qui peut faire plus de mal que de bien. Parce que les informations sont éclatées et multipliées par des multitudes de gens et ce sont les entrepreneurs qui ont la connaissance locale pratique de la situation.

Il faudrait donc nommer des entrepreneurs sur le terrain au sein des organismes qui gèrent la politique économique et pas des technocrates bardés de diplômes…

— Vous avez raison. Certaines institutions méritent d’avoir des entrepreneurs, des capitaines d’industrie, tout en faisant attention qu’il n’y ait pas de conflits d’intérêts. Il faut faire confiance aux compétences et on ne le fait pas assez. Il y a trop de hauts fonctionnaires, les mêmes, dans les instances de décision comme s’ils avaient la science infuse dans tous les secteurs de l’économie, alors que leur savoir est limité à leur domaine de compétence : l’administration publique.

On a l’impression que vous dites que le secteur privé fait partie de ceux qui cultivent la maladie imaginaire dont souffre l’économie mauricienne…

— Effectivement. Au lieu d’être audacieux, de prendre des initiatives; il ne fait que passer son temps à chercher des subventions et des rentes par ci, une protection par là, et va aux réunions prébudgétaires avec sa shopping list

Vous êtes en train de brosser le portrait d’un secteur privé qui marche avec sa sébile en main ! Pourquoi n’entend-on pas ce même discours de la bouche d’autres économistes ?

— Je ne peux pas répondre à leur place. Je déplore que certains adoptent une certaine langue de bois dans leurs analyses de l’économie. En ce qui me concerne, cela fait plus de 25 ans que je donne mon opinion sur la situation économique, et je pense avoir eu le courage de défendre mes idées.

Pendant que vous écrivez que l’économie ralentit, que l’inflation augmente, le gouvernement multiplie les largesses. Augmentation de la pension de vieillesse, cadeau de Rs 20 000 aux jeunes, allocations de Rs 2 000 aux parents d’un enfant en bas âge. Le gouvernement a-t-il fait un mauvais diagnostic de la situation économique ou alors est-il engagé dans la politique de « après moi le déluge » ?

— Je crois que la donne est en train de changer, puisque le Premier ministre vient de reconnaître, cette semaine, que la situation n’est pas facile et que le manche du poêlon économique est chaud. Mais je crois que 2020, il a choisi une mauvaise stratégie, celle de croire qu’on peut stimuler et relancer l’économie uniquement à travers la consommation. Il commence à prendre conscience que l’inflation sera durable, et va finir par le rattraper en raison de toutes les injections — on peut même parler d’inondation monétaire — dans l’économie. L’inflation crée une fausse atmosphère de prospérité, les gens croient qu’ils ont plus de revenus, alors que le revenu réel, le pouvoir d’achat, a diminué et que l’on achète moins avec plus de monnaie. Le problème c’est que les Mauriciens se sont habitués à ces allocations qui ne règlent pas le problème, et surtout à y prendre goût. Et le jour où le gouvernement va être obligé de mettre fin à ces largesses, ça va mal aller politiquement pour lui. Il faut avoir le courage de prendre des décisions politiques à un moment donné. Il faut savoir dire stop. On ne peut pas continuer comme ça éternellement. Il faut produire la richesse avant de la distribuer, sinon nous allons faire s’envoler l’inflation, qui peut faire tomber un régime politique.

Vous croyez qu’il existe un parti politique disposé à dire stop et à mettre fin aux allocations et autres aides qui alourdissent l’économie, mais maintiennent sa popularité ?

— Hélas, non ! Et il faut noter que dans ce domaine, l’opposition se contente de faire de la surenchère. Quel que soit celui qui remportera la prochaine élection, il aura un énorme travail à faire pour convaincre la population qu’il faut mettre fin aux largesses et commencer à produire avant de partager.

Pour remporter ces élections, les alliances auront à promettre le maintien des largesses et peut-être même leur augmentation…

— Vous savez, on a le gouvernement qu’on mérite, celui pour lequel on a voté. Nous avons tous une responsabilité électorale, et il faut l’exercer en toute connaissance de cause. Il ne faudra pas après dire qu’on ne savait pas et qu’on est désolé. Mais quel que soit le vainqueur, il aura à faire face aux conséquences des politiques qui ont été suivies au cours des années précédentes. Quel que soit le prix à payer, il faut avoir le courage de dire la vérité économique et il faut que la société civile, les économistes, la presse et les leaders d’opinion le fassent, parce qu’il ne faut pas compter, dans ce domaine en tout cas, sur les politiciens

Vous avez toujours maintenu, et vous venez de le faire encore, qu’il faut augmenter la productivité. Or, le gouvernement préconise la semaine des quatre jours. Votre commentaire ?

— D’après ce que j’ai compris, le nombre d’heures reste pareil, mais est resserré sur quatre jours. Est-ce qu’on peut travailler 10 ou 11 heures par jour sur quatre jours d’affilée ? Je ne le crois pas. Si c’est possible dans le secteur des services, je ne crois pas que c’est le cas dans celui de la construction, par exemple. Je ne crois pas trop que cette formule va augmenter la productivité, qu’au contraire les gens seront plus fatigués. Je crois que la grosse majorité des travailleurs va rester sur la semaine de cinq jours.

Il y a une demande pour l’augmentation du nombre de la main-d’œuvre étrangère. C’est une bonne mesure pour relancer la productivité ?

— Ce n’est pas un objectif, mais une demande. C’est vrai qu’on a besoin de main-d’œuvre étrangère dans des secteurs où les ressources locales ne sont pas suffisantes. Mais il faut surtout avoir une politique qui encourage les Mauriciens à travailler en leur donnant des incitations, un plan de carrière dans l’entreprise pour qu’ils y restent en étant motivés…

Ce n’est pas le cas actuellement ?

— Pas mal d’entreprises ne le font pas. Des personnes restent au même poste pendant des années sans perspective d’avancement, alors que l’entreprise déclare des millions de profits. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que si la main-d’œuvre étrangère est plus productive, elle coûte plus cher en termes de billets d’avion, de logement. Même s’il faut laisser la porte ouverte à la main-d’œuvre étrangère, je ne crois pas qu’il faille mettre de côté la main-d’œuvre locale. Il faut l’encourager à travailler avec des incitations, mais aussi à travers une politique de méritocratie récompensée aussi bien dans le secteur public que privé. C’est parce que cette politique n’est pas mise en pratique que nous assistons à un exode des cerveaux. Pour cela, il faut que les dirigeants politiques donnent l’exemple quand ils procèdent à des nominations.

Qu’est-ce qui incite le Mauricien à laisser sa place de travail à des étrangers, et là, on vous parle d’emploi de serveurs, de caissiers ou de vendeurs ?

— L’envie d’obtenir un travail dans le gouvernement y est pour beaucoup. Et les politiciens entretiennent cette envie en faisant croire qu’ils peuvent faire obtenir un job dans le gouvernement à ceux qui votent pour eux. Il y a aussi ce comportement paternaliste du gouvernement à travers ses aides qui laissent croire que la situation est moins difficile que certains économistes le disent. Pourquoi faire des heures supplémentaires si le gouvernement offre un aide de Rs 2 000 par mois ? Cette « politique » décourage la productivité et les heures supplémentaires.

Après tout ce que nous venons de dire, est-ce que vous pensez que les choses peuvent changer, avec la prise de conscience nécessaire, au niveau économique ?

— Je suis obligé de vous répondre par la négative en vous posant la question suivante : quel gouvernement — quelle opposition — va changer fondamentalement sa politique économique à une année des prochaines élections ? Rigueur, discipline et responsabilité sont des mots que les politiciens ne prononcent jamais. Eux disent ce qu’ils croient que les électeurs aimeraient entendre, mais une inquiétude commence à monter dans le pays avec la hausse des prix et l’inflation. On commence à se demander si la politique économique suivie est celle qui est appropriée. Nous sommes à une période charnière où, si on ne prend pas garde, si on ne met pas de l’ordre dans les finances publiques et la politique monétaire, Maurice peut basculer dans une situation économique très difficile…

Comme le Sri Lanka ?

— Je ne voulais pas citer le nom de ce pays. Mais si les mesures ne sont pas prises, Maurice pourrait subir la crise économique la plus sévère depuis 1982.

Au vu de l’évolution de la situation économique, votre prochain ouvrage ne risque-t-il pas d’être, après les fables et la comédie, la parodie d’une tragédie ?

— Je ne voudrais pas terminer cette interview sur une note aussi pessimiste. Espérons le meilleur de l’avenir.

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