La mort en live

Une jeune femme de 21 ans s’est donné la mort en direct sur les réseaux sociaux cette semaine à Maurice. Sur TikTok, elle a diffusé sa pendaison en live stream, pendant que ses trois enfants dormaient dans la chambre d’à côté, dans la maison qu’elle occupait avec son compagnon. Une de ses amies, en voyant cette scène terrible, a alerté la police. Mais il était hélas trop tard.

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Si c’est la première fois qu’une telle chose est rapportée à Maurice, le suicide en direct est une occurrence qui s’est déjà manifestée dans d’autres pays depuis quelques années, et qui prend une ampleur grandissante ces derniers temps.

De fait, le premier suicide en direct rapporté se serait produit à la télévision le 15 juillet 1974. Ce jour-là, Christine Chubbuck, journaliste et animatrice de télévision américaine, présente le bulletin d’actualité du matin. Vers 9h30, alors qu’elle s’apprête à lancer un reportage local sur une fusillade dans un restaurant, la bobine du reportage se bloque. Face caméra, la journaliste déclare alors : « Pour rester fidèle aux pratiques de WXLT qui consistent à vous informer le plus immédiatement et complètement des toutes dernières nouvelles locales avec du sang et des tripes, TV 40 présente ce que l’on pense être une première télévisée : en couleurs, couverture exclusive d’une tentative de suicide. » Puis elle sort un revolver de son sac à main et se tire une balle dans la tête. La bande magnétique contenant la vidéo de son suicide a été strictement conservée hors du regard public. Mais en 2021, le youtubeur Ataliste a mis en ligne la partie audio du moment où elle se donne la mort.

Ces dernières années, le développement accéléré des réseaux sociaux a aussi accéléré l’apparition de telles occurrences. Le 30 décembre 2016, une fillette américaine de 12 diffuse son suicide par pendaison sur Facebook. En quelques jours, la circulation de la vidéo explose sur internet, sans que la police réussisse à l’interrompre. « Quand des millions d’internautes regardent en direct une jeune fille se suicider, ils cèdent à une fascination pour la «mort-spectacle», aussi vieille que les jeux du cirque, alimentée par la profusion des images, source de confusion entre fiction et réalité », commente à ce sujet l’AFP. Ces dernières années, non contents de relayer des faits, les réseaux sociaux sont devenus des lieux où des personnes se mettent en scène en train d’infliger intentionnellement des violences parfois extrêmes à d’autres personnes, dans le but affirmé de filmer et de diffuser largement.

Et ce qui choque encore plus à chaque fois, c’est la réaction des personnes qui assistent à cela sur les réseaux. À Maurice cette semaine comme ailleurs, à côté de ceux qui s’inquiètent, ceux qui commentent, entre légèreté pour certains et dérision et moquerie pour d’autres, allant jusqu’à la mise au défi genre « ah oui, tu causes, on va voir si tu en es vraiment capable »…

« Eros et Thanatos : avec le sexe, la mort est une des deux choses qui nous passionnent. Mais cette absence de réaction est le symptôme d’une perte de frontière entre fiction et réalité. L’écran permet une mise à distance qui la rend tolérable, source d’insensibilisation », avertit le sociologue des médias François Jost, faisant écho à la philosophe italienne MichelaMarzano qui, dès 2007, avait décrit dans son ouvrage La mort spectacle l’effet pervers des vidéos macabres qui, selon elle, transforment la souffrance en spectacle. En 2002, plus de 15 millions de personnes ont délibérément visionné l’exécution du journaliste Daniel Pearl par des membres d’Al-Qaïda…

Mais peut-on se limiter à la mise en cause des réseaux sociaux ? En 1774, Goethe publie un roman intitulé Les souffrances du jeune Werther, où il met en scène le suicide de son héros. Ce roman connaîtra un succès phénoménal. Et sera accusé par certains détracteurs d’avoir provoqué « une vague de suicides ». Alors même que Goethe fait ressortir que le suicide n’est en aucun cas une solution défendue par son livre. C’est en tout cas dans la crainte de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’effet Werther », une forme d’effet de contagion, que les associations de prévention du suicide mettent en avant la nécessité que la presse ne publie pas de détails concernant les suicides. C’est notamment ce qu’a réaffirmé avec justesse Konekte à Maurice cette semaine. C’est essentiel. Mais suffit-il de réclamer restreinte à la presse quand les réseaux sociaux eux sont en roue libre ? Suffira-t-il de brandir une menace de « contrôle » qui pourrait confiner à de la censure comme le fait l’actuel gouvernement ?

Mais contrôler quoi en réalité ?

Le suicide est une extrémité tragique que certaines personnes atteignent dans une volonté de mettre un terme à des souffrances auxquelles elles ne peuvent plus faire face. C’est un lieu et un moment extrêmement douloureux. Le suicide en direct est, disent des psychologues, un message adressé aux vivants. Et pour lancer ce message, des jeunes adoptent aujourd’hui le medium de leur génération : les réseaux sociaux.

Se focaliser sur le medium nous fait courir le risque de nous détourner du message. Et que dit le message ? Beaucoup de choses, mais qui ont toutes en commun une chose : le sentiment d’une violence devenue insoutenable.

Et cette violence, elle est déjà présente, de plus en plus, dans notre langage même. Certains s’offusquent du langage qualifié « d’ordurier » de plus en plus utilisé en public par nos jeunes, et « en particulier par nos filles ». Mais qui dit combien il s’agit d’une réaction à la violence subie chaque jour, à la maison, dans la rue, à l’école, aux mains d’adultes rendus de plus en plus violents par une situation mondiale et locale violente, et aux mains d’autres jeunes vivant eux aussi des situations de violence ?

Dans un post sur les réseaux cette semaine, Mohamed Mouratsing fait ressortir avec beaucoup d’insight à quel point notre langage en général est devenu violent. « The vocabulary of fear is replacing the vocabulary of healing. Acrossmedia, politics, and public discourse, we have gradually moved from constructive, solution-oriented language to combat-based metaphors :

“War on drugs” instead of “healing addiction”

“War on poverty” instead of “empowering families”

“Fight crime” instead of “build safer communities”

“Combat climate change” instead of “restore our environment”

“Counter extremist ideas” instead of “strengthen social cohesion”

Pour lui, ce basculement n’est pas fortuit. « Combat vocabulary dominates because:

It creates urgency (good for headlines and political messaging)

It simplifies complex issues into enemies and battles

It activates fear, which increases attention, clicks, and engagement

It positions leaders as heroes in a struggle, which enhances authority

It avoids long-term nuanced debates about systemic solutions

In short: conflict is easier to market than compassion”.

Le langage façonne notre réalité. Et quand une société “constantly frames issues as wars, battles, and enemies, people begin to behave and think the same way. It produces:polarization ; punitive mindsets over rehabilitative ones ; zero-sum thinking instead of collective solutions; suspicion and cynicism in public life; erosion of empathy. The danger is not the words themselves — it is the worldview they create(…) When vocabulary shrinks, our moral imagination shrinks.This is what leads to: oversimplified public debates; intolerance for nuance; the inability to think beyond conflict; reduced capacity for forgiveness and social repair (…) This is not about “feel-good” language. It is about restoring a vocabulary that supports societal healing” poursuit Mohamed Mouratsing.

Nous en sommes très loin.

Une situation économique qui rend béantes les inégalités est une violence.

Travailler jour et nuit et ne pas savoir comment boucler chaque fin de mois alors qu’alentour Porsche et Aston Martin caracolent insolemment est une violence.

Une voie politique qui se dévoie autant qu’elle a fédéré est une violence.

L’écrasement des femmes est une violence.

Les réseaux sociaux et la violence débridée qui s’y exprime nuit et jour sont une grenade dans la main de chacun de nos jeunes.

Et de cela, nous sommes tous, à un nouveau ou à un autre, responsables…

SHENAZ PATEL

Une jeune femme de 21 ans s’est donné la mort en direct sur les réseaux sociaux cette semaine à Maurice. Si c’est la première fois qu’une telle chose est rapportée à Maurice, le suicide en direct est une occurrence qui s’est déjà manifestée dans d’autres pays depuis quelques années, et qui prend une ampleur grandissante ces derniers temps. La tendance est à blâmer les réseaux sociaux. Mais se focaliser sur le medium nous fait courir le risque de nous détourner du message. Et que dit le message ? Sinon le sentiment d’une violence économique, politique et sociétale devenue insoutenable ?

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