Notre invitée de ce dimanche est Jyoti Jeetun, la nouvelle ministre des Services financiers et du Developpement économique. Elle a répondu à nos questions, jeudi soir, sur le fonctionnement de son double ministère, ses débuts en politique et surtout sur une mesure budgétaire qui suscite de nombreuses réactions.
La dernière fois que je vous ai interviewée, à la fin de l’année dernière, vous veniez de prendre la décision de quitter le secteur privé pour vous engager dans la politique active avec le MMM. Depuis, vous avez été élue députée et avez été nommée ministre. Comment s’est passée la transition de CEO d’un groupe du secteur privé à candidate, députée puis ministre du gouvernement de l’Alliance du Changement ?
— C’était un véritable choc culturel pour lequel on ne peut jamais être vraiment préparé. C’était sortir d’un boardroom pour aller sur les estrades des meetings politiques. Cela dit, c’était une décision mûrement réfléchie et je me souviens encore de ce que mon ex-chairman, Vincent Rogers, m’a dit au moment où je réfléchissais sur la possibilité d’aller faire de la politique active. Il m’avait dit : Dans la vie nous devons parfois choisir entre le regret et le remords. Le regret d’avoir choisi de faire quelque chose ou le remords de ne pas avoir choisi de faire quelque chose. Je n’ai pas de remords puisque j’ai fait le choix, et je peux vous dire que je n’ai aucun regret par rapport à mon choix. Malgré le fait qu’il y a des good et des bad days ?
Y a-t-il, dans la vie politique que vous avez choisie, plus de bons que de mauvais jours, ou inversement ?
— Je ne tiens pas un compte, mais j’assume totalement la décision que j’ai prise avec ma famille, et nous la vivons en tant que telle avec ses bons et ses mauvais moments.
Le fait d’avoir travaillé dans le secteur privé — dont certains disent que vous en êtes la représentante au gouvernement — est-il un avantage ou un désavantage pour exercer la fonction de ministre ?
— Il faut d’abord souligner qu’au sein de l’actuel conseil des ministres, il y a pas mal de membres qui viennent du secteur privé, ont exercé comme professionnel ou entrepreneur. Donc, aujourd’hui, le conseil des ministres, et également le Parlement, compte des membres qui ont une riche expérience de l’entreprise et la vie dans le secteur privé. Avantage ou désavantage me demandez-vous ? Disons que ces élus apportent une riche expérience au gouvernement : le devoir de résultat et de performance qui est une des bases du secteur privé. C’est, à mon avis, une richesse, dans la mesure où nous apportons cette expérience au nouveau gouvernement qui se veut pragmatique et donner des résultats. Alors qu’il y a dans le secteur public beaucoup de protocoles et de procédures, ce qui n’est pas une mauvaise chose, sauf que cette manière de fonctionner est pratiquée depuis des décennies. En plein 21e siècle, on utilise encore des méthodes du passé, on accumule des dossiers !
Nous allons revenir, plus tard, sur le système de la fonction publique. Est-ce que cette notion, cette obligation de performance et de résultats existe dans le nouveau gouvernement ?
— Nous avons adopté le Performance Day Budgeting. Tous les ministères ont donné des Key Performance Indicators quand ils ont soumis leurs propositions pour le budget au ministère des Finances. J’ai fait comprendre à mes officiers que, face à la situation économique du pays, nous ne pouvions pas nous attendre des augmentations budgétaires, que nous devions learn to do more with less, donner plus de résultats avec les mêmes moyens que ceux du budget de l’année dernière. C’est ce que les Mauriciens attendent de nous.
Vous êtes responsable du ministère des Services financiers. Quelle est votre mission par rapport au ministre des Finances et au Junior Minister des Finances ?
— Nous travaillons tous en collaboration. Le ministère des Finances gère le budget annuel du pays, tandis que le ministère des Services financiers — qui est aussi celui de la Planification économique — s’occupe des banques, des assurances du global business qu’on appelait autrefois le secteur offshore. Comme vous le savez, l’économie mauricienne a évolué au fil des années en passant du sucre au textile, au tourisme et ensuite au secteur financier, qui représente aujourd’hui 13,4% du PIB, c’est le plus gros secteur de notre économie. Je gère aussi le ministère de la Planification économique, c’est un nouveau ministère…
C’est l’ancien ministère du Plan…
— C’est le Premier ministre qui a tenu à recréer ce ministère, dans la mesure où, au cours des dix dernières années, il n’y a pas eu de long term planning au niveau du gouvernement, et on fait un peu du n’importe quoi et du n’importe comment. Nous sommes en train de travailler sur une Vision 20-50 qui sera présentée l’année prochaine et sur un plan de développement pour, au moins dix ans, qui sera adapté aux contraintes du moment avec le monde en train d’évoluer…
La Vision 20-50 sera présentée l’année prochaine, dites-vous. Ne sommes-nous pas déjà en retard ?
— Nous le sommes pour les raisons que je viens de donner. Nous travaillons sur le plan qui devra être prêt en mars de l’année prochaine.
Si je ne m’abuse, sir Anerood Jugnauth avait présenté dans le passé un Plan 20-30. Allez-vous tenir en compte des recommandations de ce plan ?
— Nous allons l’étudier pour voir ce qui est encore récupérable.
Quelles sont les priorités de votre double ministère ?
— Au niveau des Services financiers, nous avons tout d’abord fait un état des lieux compte tenu des challenges et défis qu’il faut relever. C’est un secteur tourné vers l’extérieur, ce qui fait que nous sommes en compétition avec le monde entier, ce qui fait que nous devons nous réinventer tous les jours, savoir comment la situation mondiale évolue pour y faire face, pour être up to the level.
J’ai rencontré personnellement tous les prestataires de service avant d’organiser un grand atelier et, à partir de là, nous avons fait un rapport stratégique qui sera lancé très prochainement. Dans ce rapport, nous avons identifié les principaux piliers pour dynamiser le secteur : réduire la bureaucratie, diminuer le cost of doing business ; faire la promotion de Maurice, ce qui n’a pas été suffisamment fait ces dernières années. Exemple : nous sommes sortis de la liste grise, mais nous ne l’avons pas suffisamment fait savoir, ce qui fait que certains investisseurs pensent que Maurice fait encore partie des paradis fiscaux. Je m’en suis rendu compte après avoir récemment effectué une mission à l’étranger. La quatrième chose importante est de résoudre le problème de main-d’œuvre qualifiée pour ce secteur. Comment faire pour convaincre les Mauriciens de rester à Maurice et comment convaincre ceux qui sont partis de revenir au pays ou d’inciter des étrangers à le faire.
Malgré ce que vous venez de dire, beaucoup critiquent votre ministère, disent qu’il est lent, tourne au ralenti, parce que les nominations à des postes importants, névralgiques du secteur financier n’ont toujours pas été faites. L’exemple le plus cité est la Financial Services Commission. J’espère que vous n’allez pas me répondre comme votre leader « pran kritik la amen to lakaz » !
— Je suis très consciente de l’importance et de l’urgence de remplir le poste de CEO de la FSC. Cette situation a pu donner lieu à une perception de lenteur, le secteur financier étant le premier pilier de l’économie mauricienne, et la FSC jouant un rôle capital en tant que régulateur. Cela étant, il est primordial de nommer la bonne personne. Le gouvernement y travaille activement et la nomination sera annoncée bientôt. Entre-temps, des avancées importantes ont été réalisées ces six derniers mois. Nous avons finalisé le plan stratégique 2025-2030, qui facilitera les affaires et soutiendra la croissance du secteur. Nous avons également complété le National Risk Assessment, attendu depuis longtemps, en amont de l’évaluation de l’ESAAMLG — une étape clé pour maintenir notre juridiction sur la liste blanche.
Quels sont vos plans en ce qui concerne le ministère du Développement économique ?
— C’est un nouveau ministère qui doit travailler en collaboration avec tous les ministères pour évaluer ce qui est en train d’être fait dans le domaine du développement, quels sont les objectifs à atteindre et identifier les nouveaux secteurs de développement économique dans lesquels nous devons nous engager. Pour revenir sur le mot lenteur que vous avez utilisé, je crois qu’un de nos points faibles est de ne pas assez communiquer sur ce que nous faisons. Je suis une femme d’action, pas une femme de parole, je suis toujours en train de travailler, mais je ne le fais savoir. Pas assez en tout cas.
Entrons dans le vif de l’actualité de ces derniers jours. Un item du budget a réussi à créer un mécontentement général, à réveiller Pravind Jugnauth, le MSM et les syndicats qui parlent de grève : le report de l’âge de la retraite de 60 à 65 ans. Vous avez déclaré mercredi matin : « Nous verrons comment nous allons pouvoir aider ceux qui ont des difficultés à travailler jusqu’à l’âge de 65 ans. » Mais ce n’est pas en préparant le budget qu’il fallait régler cette question ? Est-ce que votre déclaration n’est pas une illustration du proverbe mauricien : « Apre lamor, latizann »?!
— Commençons par apporter les précisions nécessaires. À Maurice, l’âge de la retraite dans le public et le privé est déjà de 65 ans. C’est n’est pas une mesure que le gouvernement introduit, puisqu’elle existe depuis des années. Ce qui est nouveau, c’est l’âge auquel on peut toucher sa pension dite de vieillesse, la pension universelle, qui est une pension non contributive. Aujourd’hui, dans le monde entier, avec l’augmentation de l’espérance de vie, grâce aux progrès de la modernité, l’âge auquel on commence à toucher la pension universelle est de 65 ans et plus encore dans certains pays. À Maurice, aujourd’hui, 25% de la population a plus de 60 ans, avec une espérance de vie augmentée, ce n’est pas soutenable économiquement et il faut prendre des mesures. C’est vrai que c’est une mesure difficile qui a des répercussions sociales, mais elle était indispensable. Nous ne pouvions pas continuer à ajouter des étages sur une maison dont les fondations sont en train de s’écrouler !
Face au mécontentement généralisé, à la levée de boucliers, le gouvernement ne va-t-il pas être obligé de revoir sa copie sur cette mesure ?
— Nous sommes un gouvernement à l’écoute de la population. Nous savions que c’était une mesure difficile qui impacte la vie des Mauriciens et qu’elle allait susciter des réactions. À l’indépendance, en 1968, Maurice était un pays pauvre qui a su relever les défis et se réinventer en passant par des étapes difficiles, dans la discipline, la rigueur et l’effort. Je suis confiante que les Mauriciens vont faire les efforts nécessaires, parce que la situation financière était devenue insoutenable. Nous ne pouvions pas faire autrement…
Ce n’est pas ce que dit Pravind Jugnauth…
— Le discours de Pravind Jugnauth est outrageant. C’est à cause de lui et de son gouvernement que nous sommes dans cette crise économique qui nous oblige à prendre des mesures difficiles ! Il a habitué le pays, année après année, à recevoir des allocations : mille roupies par ci, deux mille par là, cinq mille de l’autre côté, à vivre dans un monde d’illusion où on ne fait qu’imprimer de l’argent et le distribuer. Mais le peuple est intelligent, il sait ce qui s’est passé et il comprend qu’il fallait prendre cette décision difficile.
Faut-il s’attendre, à l’avenir, à d’autres décisions difficiles ?
— Disons que c’était la décision la plus difficile à prendre.
Vous avez également déclaré sur ce sujet : « We could have communicated better ». Si c’est le cas, à quoi servent ces conseillers et autres attachés de presse nommés dans chaque ministère ?!
— Si nous faisons notre autocritique, il est clair que nous aurions dû avoir été mieux préparés, mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. Et nous le ferons.
Cette situation n’est-elle pas le résultat de la surenchère sur le montant de la pension de vieillesse à laquelle se sont livrés et le gouvernement sortant et l’Alliance du Changement pendant la campagne électorale ?
— Allons dire que de plus en plus, le monde va vers une vague de populisme et de démagogie électorale. La preuve : Pravind Jugnauth ose venir dire, comme un enfant innocent qui n’a rien fait de mal, qu’il va rétablir la pension à 60 ans, alors qu’il sait qu’économiquement ce n’est pas possible. Sir Anerood Jugnauth avait un leadership ferme, a pris des décisions difficiles et impopulaires dans les années 80 du siècle dernier, qui ont permis à Maurice de se développer. Mais c’est grâce à son fils qui a dirigé le gouvernement précédent avec son reckless management que nous nous retrouvons dans la situation actuelle. Le gouvernement présent a une responsabilité vis-à-vis de la nation. Il y a une expression anglaise qui dit you can kick the can down the road, c’est-à-dire qu’on peut ignorer un problème et le laisser pour ceux qui viendront après. C’est-à-dire qu’il aurait été facile de ne pas prendre la décision difficile, extrêmement difficile dont nous parlons, et de la laisser à ceux qui vont suivre. Nous ne voulons pas kick the can pour nos enfants et nos petits-enfants. Nous ne pouvons pas le faire.
Vous avez également déclaré que la fonction publique opère comme il y a 20-30 ans et que vous étiez fatiguée d’entendre des fonctionnaires vous dire : ici on n’est pas dans le secteur privé. Beaucoup de ministres se plaignent de la lenteur, pour ne pas dire de la réticence ou carrément du boycott des fonctionnaires. Est-ce une réalité ou une excuse facile pour cacher l’inefficience ou l’inexpérience du gouvernement ?
— Le problème ce ne sont pas les fonctionnaires, mais le système d’administration de la fonction publique. C’est un système, c’est une manière de faire les choses qui demandent à être réinventées. Les fonctionnaires ont été formés de la même manière depuis des années, sans changement, sans remise en cause. Ils n’ont pas bénéficié d’une modernisation dans la manière de faire, qui date de décennies et qui comporte énormément de paper work et de répartition du travail entre trop de catégories : PS, DPS, PAS, APS, et j’en passe. Il est clair que l’administration publique demande à être réinventée, modernisée, digitalisée pour offrir au public le service auquel il a droit. Car il ne faut pas oublier que nous sommes là not to serve ourselves, but to serve the public, pour être des facilitateurs.
On m’a demandé de poser la question suivante. Pendant la campagne électorale, l’Alliance du Changement avait fait de la baisse des prix et de l’augmentation du pouvoir d’achat une de ses priorités. Or, plus de huit mois après les élections, les prix continuent à augmenter, et ce, malgré la baisse du dollar, principale monnaie de nos exportations. Pourquoi ?
— Tout d’abord, c’est un problème structurel que nous ne pouvons pas régler du jour au lendemain. Il faut aussi savoir que Michael Sik Yuen, le ministre du Commerce, travaille sur le contrôle des marges des produits pour faire baisser les prix, et éviter les abus comme nous l’avions promis pendant la campagne électorale.
Quand vous avez pris la décision de quitter le secteur privé pour faire de la politique active, vous attendiez-vous à ce que cela soit aussi difficile ?
— J’ai toujours été habituée à avoir de longues heures de travail dans le privé. C’est ce que je continue à faire dans un secteur qui est beaucoup plus complexe. J’ai le chapeau d’une députée dans la circonscription ; je suis membre d’un parti politique, qui est également dans une alliance et ; je suis également ministre. Il faut naviguer avec et à travers toutes ces situations. Dans le business et l’entreprise what you see is what you get. Dans ma nouvelle vie, il faut faire attention, parce que what you see is not what you get.
C’est difficile à gérer au quotidien ?
— Il y a des bons et des mauvais jours.
En tout cas, je peux vous assurer que vous commencez à maîtriser le langage de la politique qui contourne poliment certaines questions. Sur un cabinet de ministre de 25 membres, il y a seulement deux femmes dans un pays où les femmes sont majoritaires !
Est-ce un avantage ou un désavantage d’être une femme ministre ?
— Je ne pense pas en ces termes, dans la mesure où j’ai été habituée à travailler dans un monde d’hommes. Je me considère et je me comporte comme un membre du cabinet ministériel. Point, à la ligne ! Je suis une fille de la campagne qui a été habituée à éviter la confrontation, même si je reste ferme dans mes opinions. C’est vrai que nous ne sommes que deux et qu’il aurait été souhaitable qu’il y ait plus de femmes au conseil des ministres et au Parlement.
On dirait que votre image politique s’est dégradée au sein du MMM, passant de « l’avenir du parti » à celui de « débutante, de novice sans expérience politique. » Comment accueillez-vous ce changement d’image ?
— Tout d’abord, j’aimerais dire qu’on ne réalise pas la quantité de travail abattu par le PM et le DPM, le temps qu’ils investissent dans la lecture des dossiers compliqués dont nous avons hérité et qui parviennent, néanmoins, à débloquer les situations.
Excusez-moi, mais est-ce que tous les membres des partis politiques de l’alliance, et à plus forte raison les ministres, ne sont-ils pas obligés de chanter les louanges de leurs leaders, comme vous êtes en train de le faire ?
— Je ne le dis pas juste pour la galerie ou pour être politically correct et être dans les bons papiers, mais en toute sincérité. Il fallait souligner le travail du PM et du DPM. J’en viens à votre question sur mon image. C’est tout à fait vrai que je suis en politique depuis moins d’un an. Mon avenir politique est devant moi. En revanche, en matière de gestion, je dispose d’une très longue et riche expérience, tant au niveau local qu’international, avec des résultats probants. Et c’est cette expérience que je mets aujourd’hui au service de mon pays à la tête de ce ministère.
Ce changement d’image politique au sein du MMM n’est-il pas dû à vos rapports problématiques avec votre colistière, qui est par ailleurs la fille de votre leader, à savoir Joanna Bérenger ?
— En ce qui me concerne, je n’ai aucun problème avec personne.