Kot pou « Ale Moris » ?

Cette semaine, une jeune femme mauricienne a galvanisé tout un pays.
En endossant le maillot jaune du Tour de France femmes, ce n’est en effet pas seulement l’histoire nationale du cyclisme que Kim Lecourt-Pienaar a marquée. C’est aussi un pays, Maurice, qu’elle met à l’honneur avec éclat sur la carte mondiale. Et au-delà d’un pays, un continent, car si de plus en plus de femmes africaines comme Diane Ingabire du Rwanda et Ese Lovina Ukpeseraye du Nigeria percent en ce moment dans le cyclisme mondial, Kim Lecourt est, nous dit-on, la première femme d’Afrique à briser le plafond de verre du mythique Tour de France avec victoire d’étape et maillot jaune.
Née à Curepipe il y a 29 ans, Kim Lecourt, après des problèmes de santé dans son enfance, s’est mise au cyclisme à l’âge de 12 ans mais a longtemps galéré dans cette discipline. Au point, nous dit un reportage d’Arte, de n’être retenue par aucune équipe. Jusqu’à ce qu’entre en jeu l’équipe belge AG Insurance-Soudal en 2023. À partir de là, tout change. Forte de cet encadrement et d’une volonté à toute épreuve, elle se signale de plus en plus sur des circuits internationaux.  Jusqu’à ce maillot jaune en Tour de France.
Aussitôt, Maurice s’est saisie avec enthousiasme de cette belle icône, qui incarne l’histoire d’une outsider devenue championne et qui, sur les télés du monde entier, dit rouler pour montrer que tout est possible, même quand on vient d’une petite île. Car oui, nous avons tant besoin de ce genre d’exemple qui nous galvanise, qui nous insuffle un sentiment de fierté, et nous réunit en tant que pays.
Mais le questionnement, et une forme de désillusion, n’est hélas jamais loin.
Ainsi, cette même semaine, on a pu voir sur les réseaux une publication laconique et désabusée de l’athlète Noa Bibi. « Le guerrier s’est retiré. Pas parce qu’il est vaincu… mais parce qu’il a tout traversé. » À seulement 24 ans, notre champion signale ainsi qu’il envisage de mettre un terme à sa carrière, tant il est miné par le manque de soutien auquel il doit faire face. Recordman de Maurice du 100m et 200m, propulsé dans le Top 10 mondial en 2022, triple médaillé d’or aux JIOI 2023 à Madagascar, finaliste africain à plusieurs reprises, Noa Bibi n’a cessé de porter haut les couleurs de Maurice et jusqu’aux Jeux Olympiques de Paris l’an dernier. Jeux qu’il a dû affronter en étant privé de la présence de son entraîneur, l’ex-champion Stephan Buckland. Car sans soutien de la Fédération. Et son cas n’est pas isolé.
Avant Kim Lecourt, le monde du cyclisme se souvient aussi de la liesse populaire tout le long de la route reliant l’aéroport à Port Louis lors du retour du cycliste Gabriel Anazor après son incroyable victoire au Tour de La Réunion, en 1975. Liesse et fierté également ayant accompagné les performances de Stephan Buckland et d’Eric Milazar aux Championnats du Monde d’Athlétisme d’Edmonton au Canada en 2001. Pourtant, tous ces athlètes, comme d’autres aujourd’hui, ont par la suite déchanté face à l’indifférence à leur égard. Pourquoi un pays laisse-t-il ainsi tomber ses athlètes, mais aussi ses artistes, celles et ceux qui sont capables de porter une fierté inspirante, de rallier autour d’une vision commune qui élève ?
Notre pays est de plus divisé selon d’autres lignes de faille qui ne vont faire que resurgir aussi longtemps que nous n’aurons pas mis sur la table notre histoire et décidé de mettre en œuvre, concrètement, les mesures qui nous permettraient de construire ensemble une suite qui ne ferait pas que perpétuer injustices et inégalités. Ce n’est ainsi pas un hasard si surgissent aussi sur les réseaux sociaux, ces jours-ci, des commentaires qui s’agacent que Kim Lecourt soit considérée comme digne représentante de l’Afrique vu sa couleur de peau et la communauté à laquelle elle appartient, que certains lient à la colonisation et donc à l’esclavage. Oui, nous en sommes là. Nous y serons aussi longtemps que nous n’aurons pas pris à bras le corps cette part de notre tissu commun percé de trous. Et cette fracture ne va faire que s’aggraver avec les difficultés économiques auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés.
Dans un billet intitulé «L’injustice, ce sentiment qui menace d’emporter François Bayrou », publié le 1er août 2025 par le journal Libération, le journaliste politique Lilian Alemagna émet l’avis que le Premier ministre français a tenté un « coup politique » en dévoilant son plan de rigueur budgétaire à la mi-juillet alors qu’il était attendu pour fin septembre. Faisant ainsi le pari   de « laisser infuser » dans l’opinion publique l’idée que la France est dans un «moment de vérité» face à la «malédiction» de la dette et que son «pronostic vital comme État est engagé». Comptant sur le fait que la population allait avoir l’été pour digérer lentement cette annonce-catastrophe et accepter progressivement les efforts à venir : gel des prestations sociales, hausse des impôts, retrait de deux jours fériés, plafonnement à 2000 euros de l’abattement pour les retraités etc.
Mais la pilule passe mal. Selon l’Ifop, 72 % des Français jugent les efforts demandés pas «équitablement» répartis. Mais le Premier ministre français sent-il que le sentiment d’«injustice» est en train de gagner une partie de la population qui a l’impression qu’on demande toujours un effort aux plus faibles et que les plus aisés restent privilégiés ? Apparemment non, à en croire une déclaration faite jeudi dernier à l’effet qu’il «n’entend pas cette critique» liée à un effort «inéquitablement réparti». Ajoutant que «Il faut évidemment que les plus favorisés soient eux aussi associés à cet effort commun», alors que cette participation reste floue.
Aujourd’hui, un sentiment d’injustice de ce même type semble prévaloir à Maurice.
Sentiment d’injustice face au coup de massue de la réforme des pensions alors qu’en face les nantis semblent voués à s’enrichir davantage.
Sentiment d’injustice face au fonctionnement d’une justice qui semble encore hésiter à s’abattre sur celles et ceux qui, au cours de ces dernières années, ont pillé les caisses publiques à leur profit. Ce jeudi 31 juillet, un homme de 29 ans habitant Le Hochet a été arrêté par la CID de Terre Rouge pour avoir volé une télé à sa mère de 59 ans. Aussitôt arrêté, il a été traduit en Cour de Pamplemousses qui lui a aussitôt infligé une peine d’emprisonnement de sept mois. Condamnation sans doute justifiée vu son casier judiciaire déjà chargé, mais qui montre aussi comment, dans certains cas, la justice peut fonctionner vite.
Oui, nous sommes aujourd’hui affectés par un profond sentiment d’injustice conjoncturel, qui vient de surcroît se greffer sur un sentiment d’injustice historique. Et tout cela se conjugue autour des perspectives de développement humain et économique que chacun peut ou non entretenir.
Il y avait pourtant tant à espérer.
Après 10 ans de régime autocratique, de népotisme, de gabegies, de pratiques qui ont sapé les fondements démocratiques de notre pays, notre économie, nos perspectives, notre conscience de nous-mêmes et notre fierté d’être Mauricien-nes, il y avait tant à espérer de ce gouvernement de 60-0 porté au pouvoir par une vague électorale en novembre 2024. Nous avons tant besoin d’un nouveau souffle. D’un plan d’ensemble. D’une vision qui nous insufflerait le sens d’un devenir véritablement commun, où les efforts demandés et consentis seraient justement répartis, et viseraient à une construction enfin juste et équitable.
Mais la réalité s’en révèle si éloignée…
Ce vendredi 1er août, le conseil des ministres a décidé que la plaque commémorative du Wakashio installée par Rezistans ek Alternativ et les organisations citoyennes de Mahébourg au Mahebourg Waterfront le 7 août 2021 et enlevée par le précédent gouvernement le 21 janvier 2022 allait être réinstallée le mercredi 6 août prochain, lors d’une cérémonie organisée par le Conseil de district de Grand Port.
Cette plaque commémorative célébrait la naissance d’un « Nouvo Moris » porté par la force collective manifestée en marge de la marée noire.
Dans cette plaque commémorative comme dans le parcours de Kim Lecourt, il y a toute une symbolique qui nous rappelle à quel point nous sommes capables de nous dépasser, individuellement et collectivement, quand nous avons le sentiment d’œuvrer à quelque chose de plus grand que nous.
Quand nous refusons d’être rapetissés. Historiquement. Socialement. Économiquement. Humainement.
SHENAZ PATEL

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