Il faut appeler les choses par leur nom. La compensation salariale, telle qu’elle est appliquée aujourd’hui à Maurice, n’est plus un véritable mécanisme de justice sociale. Elle est devenue le révélateur d’un déséquilibre profond, presque silencieux, qui traverse la société. Tandis que l’on demande aux salariés de comprendre, d’accepter et de patienter encore, une autre Maurice avance, prospère, consomme et s’exhibe sans complexe, sans jamais donner le sentiment de devoir rendre des comptes.
Longtemps, la compensation salariale a constitué l’un des rares remparts contre l’érosion du pouvoir d’achat. Elle ne corrigeait pas toutes les inégalités, mais elle portait un message clair : le travail ne devait pas s’appauvrir pendant que le coût de la vie augmentait. Ce principe, proche d’un contrat social implicite, a pourtant été progressivement vidé de sa substance. Non à l’issue d’un débat national, ni par une décision politique clairement assumée, mais par une succession de choix technocratiques présentés comme inévitables, jusqu’à ce que l’exception devienne la norme.
Depuis la pandémie de Covid-19, l’argument est toujours le même : finances publiques fragilisées, dette élevée, discipline budgétaire incontournable. Cet argument pourrait être entendu s’il s’appliquait équitablement. Or, dans les faits, cette rigueur n’a jamais été ressentie comme partagée. Car, dans le même temps, une multitude de personnes a bénéficié de largesses monétaires, de décisions opaques et de systèmes de faveur qui représentent, pour un salarié au bas de l’échelle, des années, parfois des décennies de travail.
Cet argent public ne s’est pas évaporé par accident. Il a circulé, été redistribué, capté, souvent à l’ombre d’institutions affaiblies, instrumentalisées ou devenues complaisantes sous les derniers régimes. Cette réalité nourrit un sentiment profond d’injustice.
La fracture se vit au quotidien. Elle se lit dans les conversations, dans les silences, dans la lassitude qui s’installe. Elle se creuse entre ceux qui comptent chaque fin de mois et ceux pour qui la crise n’a jamais réellement existé. Elle apparaît dans les regards quand on invoque la rigueur, alors que les signes extérieurs de richesse se multiplient sans gêne. Les voitures de luxe envahissent les routes, certains grands groupes continuent d’afficher des profits en hausse, et la prospérité s’exhibe comme une normalité, tandis que des ménages salariés, pourtant actifs, peinent à faire face aux loyers, aux crédits, à l’alimentation et aux services essentiels.
Il serait toutefois malhonnête de mettre toutes les entreprises dans le même panier. Les petites et moyennes entreprises, véritable ossature de l’économie, survivent souvent au prix d’efforts considérables. Elles subissent de plein fouet la hausse des coûts, l’accès plus difficile au crédit et l’instabilité économique, tout en tentant de préserver l’emploi. Leur réalité est faite de résistance, parfois d’angoisse. Elle n’a rien à voir avec celle de certains grands groupes — pas tous, mais suffisamment nombreux pour que le contraste soit frappant — dont les bilans financiers ressemblent à de véritables satisfecits.
Ce décalage rend le discours officiel de plus en plus inaudible. Comment demander modération et sacrifices au nom de la survie économique lorsque, dans le même temps, des profits confortables sont affichés, des dividendes distribués et une prospérité assumée exposée sans retenue ? Comment parler d’effort national quand l’effort semble réservé au monde du travail, tandis que les sommets de l’économie évoluent à l’abri, presque hors-sol ?
Le malaise est encore aggravé par un sentiment persistant d’impunité. Ceux qui ont profité du système semblent traverser les alternances politiques sans jamais être inquiétés, changeant d’allégeance avec une facilité déconcertante. La corruption n’a pas besoin d’être spectaculaire pour être destructrice. Elle peut être diffuse, installée dans les habitudes, dans les silences, dans l’absence de sanctions, dans cette impression que rien n’arrive jamais à ceux qui ont toujours été du bon côté du pouvoir. Et ce sont invariablement les mêmes qui en paient le prix.
À Rs 635 en 2026, la compensation salariale est devenue un symbole. Non seulement celui d’une contrainte budgétaire, mais celui d’un pays qui exige patience et discipline de ceux qui n’ont jamais bénéficié des largesses, tandis que les dérives passées restent sans conséquences visibles. Une voix libre ne peut se contenter de répéter que les caisses sont vides sans poser la question essentielle, et dérangeante : qui les a vidées, qui en a profité, et pourquoi ces acteurs semblent-ils toujours hors d’atteinte ?
Tant que ces questions resteront sans réponses claires, la compensation salariale ne sera pas perçue comme un ajustement raisonnable, mais comme l’un des symptômes les plus visibles d’un malaise politique et social profond. Une fracture silencieuse qui mine la confiance et la cohésion du pays. Et l’histoire l’a montré : une fracture ignorée trop longtemps finit toujours par devenir une rupture ouverte.
BD
La fracture silencieuse…
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