La tête sous l’eau…

Elle a fait couler beaucoup d’encre cette semaine, la visite d’Emmanuel Macron à Maurice. Première visite officielle d’un président français chez nous depuis 35 ans, après François Mitterrand en 1990, nous a-t-on répété. En insistant aussi sur le fait que cette visite marquait le 4e tête-à-tête Ramgoolam–Macron depuis le début de l’année. Il y avait donc tout là d’une « démonstration de l’état des relations entre les deux pays », et les nombreux gestes et déclarations d’affection échangés à cette occasion ont bien insisté sur la grande cordialité, pour ne pas dire la grande chaleur de cette relation.

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Vu du dehors, on pourrait s’étonner de l’engouement manifesté par un certain nombre de Mauricien-nes par rapport à cette visite, les un-es et les autres se pressant ici et là pour serrer une main, faire une photo ou tenter d’échanger quelques mots avec le président français. Et l’on comprend que ce dernier ait été particulièrement ravi de ces « bains de foule » bon enfant, alors qu’en France, on annonçait le 30 octobre dernier que sa cote de confiance étant tombée à 11%, soit le taux le plus bas jamais vu pour un président de toute la Ve République.

Pour comprendre, il faudrait sans doute prendre en compte les liens affectifs particuliers qui existent entre un certain nombre de Mauricien-nes et la France, pour des raisons historiques d’ascendance, parce que certaine-es ont des enfants qui y étudient ou de la famille qui est allée s’y installer, parce que c’est notre principal marché émetteur de touristes ou pour des raisons liées au rayonnement culturel savamment entretenu par la France.

Mais au-delà des raisons affectives, les raisons de ce regain d’intérêt sont clairement stratégiques et visent à « envoyer un signal fort concernant la présence de la France dans l’océan Indien » et à « confirmer l’importance de Maurice comme pilier de la stratégie régionale française dans la zone ainsi que dans le cadre de la stratégie indo-pacifique ».
Certes, il a beaucoup été question de partenariats signés dans le domaine des énergies renouvelables et de la transition énergétique à Maurice, de la gestion durable de l’eau, de la lutte contre la pollution plastique, de la protection de la biodiversité, ainsi que de partenariats privés concernant le sucre et la farine.

Mais il n’a échappé à personne que cette tournée africaine du président français, qui a débuté jeudi à Maurice avant de le conduire en Afrique du Sud, au Gabon et en Angola, témoigne au-delà de ce que France 24 désigne comme une réorientation de la diplomatie française après le retrait forcé du Sahel. « Objectif : tourner définitivement la page des coups d’État au Mali, au Burkina Faso et au Niger qui ont entériné le recul de l’influence de Paris en Afrique sur fond de montée du sentiment anti-français et d’une concurrence accrue d’acteurs russes et chinois.

À chaque étape, le président français entend concrétiser une relation renouvelée avec l’Afrique, affirme l’Élysée, à rebours de l’héritage de la France coloniale (la « Françafrique »). Mais cette nouvelle politique africaine peine à se concrétiser », dit France 24, qui souligne ainsi que la part des échanges franco-africains a reculé dans le commerce africain global, sur fond de recul de l’influence française dans son ancien pré carré africain.
Et il y a aussi, plus récemment, le cas Madagascar. Emmanuel Macron et Navin Ramgoolam ont eu beau affirmer leur volonté d’un retour à la stabilité à Madagascar en écoutant les revendications de la Gen-Z dont les manifestations ont conduit au renversement du président Andry Rajoelina, il n’en demeure pas moins que la France a envoyé un signal largement perçu comme une ingérence en exfiltrant à la hâte ce dernier en octobre dernier.
Au niveau de la région, Emmanuel Macron a aussi évoqué les « menaces qui pèsent sur la stabilité de l’océan Indien, traversé par des routes maritimes clés pour l’économie mondiale et maintenant le trafic qui descend depuis l’Asie ». Une façon claire de réaffirmer la présence française dans le sud-ouest de l’océan Indien face aux ambitions croissantes de la Chine, la Russie et l’Inde.

Car c’est bien d’énormes intérêts économiques dont il est aussi question.
On remarque ainsi que le dossier Tromelin n’a été évoqué que du bout des lèvres. De cette île du nord de l’océan Indien qui fait l’objet d’un différend territorial entre nos deux pays, il a seulement été dit que les deux chefs d’État ont eu à ce sujet des « discussions franches, empreintes de responsabilité et de bon sens »…

Mais Tromelin, pour Maurice, ce n’est pas anodin. D’autant moins que l’on prend de plus en plus conscience que pour les îles, le territoire ne se limite pas à la partie qui émerge de l’eau. Que c’est aussi leur ZEE (Zone Économique Exclusive), cet espace maritime sur lequel un État exerce des droits souverains et économiques sur l’exploration, l’usage, la conservation et la gestion des ressources naturelles marines. Cette zone s’étend à 200 miles nautiques soit 370,42 km au-delà des côtes. Avec Rodrigues, Agalega, St Brandon et les Chagos, la République de Maurice possède une des plus grandes ZEE au monde, soit environ 1 127 sa surface terrestre ! Ce que montre notamment une carte du géographe Adish Maudho sur laquelle on voit que la ZEE mauricienne plus plateau continental étendu couvre un total de 2,6 millions de km2, contre 2,2 millions pour l’ensemble de l’Europe occidentale (France métropolitaine, Espagne, Allemagne, Italie, Royaume-Uni, Belgique et Luxembourg).
Si on considère son territoire maritime, Maurice, République archipellique, se classerait donc en réalité 18e pays au monde en termes de superficie. Et l’exploitation de ce territoire maritime revêt un énorme intérêt économique.
Il n’est donc pas anodin que cette visite du président Emmanuel Macron ait aussi vu la signature d’une Déclaration d’intention pour la coopération sur l’économie bleue entre nos deux pays. Il n’est sans doute pas anodin que la Grande-Bretagne, de son côté, ait soudain annoncé cette semaine sa décision de lancer un online survey à l’intention des Chagossiens, pour leur demander de s’exprimer leur opinion sur le Chagos Deal et leur volonté pour la future administration de l’archipel, alors que la décision de le restituer à la souveraineté mauricienne a en principe déjà été actée.
Au milieu de toutes ces agitations, un passionnant colloque s’est tenu cette semaine à Maurice autour du thème« Habiter aux bords – Transitions littorales dans l’océan Indien) ». Organisé par le CEDTI (Centre for Indo-oceanic Territorial Development Studies) dirigé par le Dr Farrah Jahangeer, ce colloque réunissant des chercheurs de toute la région met en lumière un fait capital sur lequel pourtant nous ne nous attardons quasiment pas. « Habiter aux bords, c’est habiter avec le risque » soulignait lors de l’ouverture de ce colloque le Pr Nathalie Bernardie Tahir. Et ce risque, il est très clairement établi dans le rapport Moriskot. Celui-ci, qui étudie les « Coastal risks on the islands of Mauritius and Rodrigues”, a été financé par l’AFD pour le compte du ministère de l’Environnement, sous une coordination assurée par BRGM, avec la participation de l’office régional de Météo France et les Universités de Limoges (Géolab) et des Mascareignes. Déposé le16 juin 2025, il a finalement été rendu public cette semaine sur le site du ministère de l’Environnement, et peut être consulté à cette adresse :
https://environment.govmu.org/Pages/Department-of-Climate-Change.aspx.
Il montre, entre autres, que l’élévation du niveau de la mer s’est accélérée ces dernières années à travers le monde pour passer de 1 à 2 mm par an à 3,2 et 4,2 mm entre 2008 et 2020. Et pour diverses raisons, le niveau marin s’élève plus vite ici qu’ailleurs, soit environ 6 mm à Maurice et 9 mm à Rodrigues.
Il est en conséquence estimé qu’en 2050, nous pourrions avoir jusqu’à 60 mètres de retrait de côte.
Perdre 60 mètres d’ici 25 ans… C’est énorme…
Et c’est une catastrophe annoncée autant pour un secteur touristique essentiellement balnéaire qui représente environ 20% de notre PIB que pour les populations qui visent sur le littoral ou qui le fréquentent comme essentiel espace de loisir et lieu de sociabilité culturelle.
Il est estimé que quelque 4 000 bâtiments en zone littérale seraient impactés par le retrait de côte et endommagés d’ici 2050, nombre qui se monterait à 19 000 en 2100. À cette date, plus aucun hôtel du Morne ne serait épargné. Et s’il y a un gros cyclone aujourd’hui, 15 000 bâtiments seraient touchés par la submersion marine.
La vulnérabilité du littoral mauricien n’est ni récente ni le fruit du hasard. Cette vulnérabilité va s’aggraver, à mesure que les stratégies de développement économique de Maurice vont accroître ce risque.
Or, font ressortir les chercheurs, il y a à l’évidence à Maurice une sous-évaluation du risque, par la population et par les autorités. Alors qu’il y a urgence à mettre en place une stratégie.
Car que ferons-nous donc quand le mythique pieds-dans-l’eau se sera transformé en tête sous l’eau ? Vénérer des dirigeants aux politiques opportunistes, court-termistes et non éclairées ?…

SHENAZ PATEL

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