Le cardinal Maurice Piat : « On doit prendre l’Apocalypse comme un signal d’alarme ! »

Notre invité est le cardinal Maurice Piat. Nous l’avons l’interrogé sur le contenu de son mandement de carême et nous lui avons demandé de partager son analyse sur la situation sociale et économique du pays alors que le monde essaye de faire face à la pandémie du coronavirus.

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l Des millions d’individus sont confinés à domicile en Chine et en Italie, les frontières des Etats-Unis et de l’Inde, entre autres, se ferment sous la menace du coronavirus. Les lignes aériennes annulent leurs vols vers certaines destinations. La Bourse chute, un krach pétrolier s’annonce ainsi qu’une crise économique majeure. Les rencontres sportives et les concerts sont annulés. Les gens n’osent plus se serrer la main et le changement climatique n’est plus une menace, mais une réalité. Sommes-nous au début de l’Apocalypse annoncée dans les Évangiles ?

– Dans son sens littéral, le mot apocalypse signifie révélation. Dans tout ce qui nous arrive, l’Apocalypse nous révèle que le monde ne peut plus être géré comme il l’est actuellement : en détruisant l’environnement, en exacerbant les inégalités dans le monde et ainsi de suite. Si ces différentes crises jouent ce rôle en montrant les limites de la manière dont le monde est géré aujourd’hui, l’Apocalypse peut être bénéfique, parce qu’elle nous fait prendre conscience qu’on ne peut plus continuer de la même manière. Qu’il faut s’organiser d’une manière différente plus respectueuse – des hommes et des femmes et surtout des plus pauvres – et de l’environnement.

l Cette prise de conscience a-t-elle eu lieu ou les gens réagissent-ils pour protéger ce qu’ils possèdent ?

– C’est sans doute un peu des deux. Il y a des gens qui parlent d’écologie parce c’est dans leur intérêt, mais je crois aussi qu’il y a des personnes qui se rendent compte qu’on ne peut plus continuer à développer comme s’il n’y avait que des wetlands à respecter, comme si on peut continuer avec le plastique et le béton. On se rend compte que nous allons vers une dégradation très importante de notre environnement. On doit prendre l’Apocalypse comme un signal d’alarme, une invitation à la remise en question indispensable de notre mode de vie. C’est aussi un signe que dans les pires moments il y a toujours de l’espoir.

l Votre mandement de carême est un constat clinique de la situation socio-économique du pays plus de cinquante ans après l’Indépendance. Ce constat semble dire que pas grand-chose ne marche bien dans le pays.

– Je ne dis pas que rien ne marche. Je dis qu’après cinquante ans il y a des choses, que j’appelle des violences sourdes, qui commencent à peser sur la population. Elles sont inscrites dans notre manière de nous organiser et on doit les revoir, les changer. Nous avons progressé matériellement, c’est vrai, mais le progrès matériel n’est pas suffisant pour le bonheur d’une population, pour la paix sociale.

l Aujourd’hui le bonheur, ce n’est pas avoir sa maison, une télé plus grosse que celle du voisin, une voiture plus neuve et de quoi remplir son caddie au supermarché ? Car enfin, le bonheur, n’est-ce pasle fait de disposer de biens matériels en quantité suffisante ?

– C’est l’illusion du bonheur que l’on nous a, inconsciemment ou volontairement, vendu et à laquelle nous nous sommes laissés prendre. L’Apocalypse nous fait réaliser que le bonheur ne dépend pas uniquement des choses matérielles, de grands diplômes, de la richesse, du pouvoir et de la popularité que l’on peut avoir, mais de choses beaucoup plus basiques.

l Un des mots qui reviennent le plus dans votre mandement de carême est le mot paix, qui est souvent accolé à l’adjectif durable. Auriez-vous le sentiment que la paix qui existe actuellement à Maurice est fragile, éphémère ?

– Il est important de prendre conscience que la paix sociale dont nous jouissons, et qui nous donne une certaine réputation dans le monde, n’est pas aussi solidement ancrée qu’on pourrait le croire. Elle est fragile. Elle est même menacée, et c’est notre rôle et notre responsabilité en tant que citoyens mauriciens de la construire d’une manière plus solide.

l Ce n’est pas plutôt le rôle des autorités qui dirigent le pays au nom des citoyens ?

– C’est notre rôle à tous. L’autorité a certainement son rôle, celui d’encourager les initiatives dans ce sens, de donner un certain élan, une ligne de direction sur les grands sujets de société. Il ne faut pas rejeter la responsabilité uniquement sur les institutions et les autorités. Nous avons notre rôle à jouer et nous aurons la paix pour laquelle nous aurons travaillé.

l Puisque vous mettez l’accent sur la paix, est-ce que cela signifie que nous sommes en guerre ? Et, si c’est le cas, contre qui ?

– Nous ne sommes pas en guerre, mais sommes perturbés, inquiets. Nous sentons qu’il y a des choses qui ne sont pas stables. Il y a un sursaut que nous devons avoir pour faire exister la fraternité dans un pays aussi petit que Maurice et où la densité de la population est tellement forte. Sans une fraternité réelle, ce serait un enfer, qui n’est pas les autres, mais le refus de rencontrer les autres, de leur faire confiance pour construire ensemble.

l Est-ce que ce discours est entendu dans un monde qui, je vous cite, ne pense « qu’au profit, qu’à la réussite » ?

– Que le discours tienne ou pas n’est pas important.La question est : est-ce qu’il va germer, va pouvoir montrer ses fruits ? Dans les terrains les plus arides et les pires décharges d’ordure il y a des plantes qui peuvent fleurir si elles sont suffisamment fortes, possèdent en elles la sagesse indispensable.

l Vous avez parlé d’inquiétude tout en soulignant que beaucoup d’infrastructures ont été construites — complexes sportifs, routes, voies férrées —, que beaucoup d’évènements positifs ont eu lieu l’année dernière : Jeux des îles, visite papale. Malgré tout cela, cette inquiétude demeure ?

– Oui. C’est curieux, mais c’est un fait parce que les violences augmentent, et je ne parle pas de drames familiaux, de problèmes entre voisins. Au fond est-ce que cela ne vient pas du fait qu’on se rend compte, inconsciemment, que ce qu’on croyait avoir construit en accumulant du capital, en établissant une certaine réputation, est finalement très fragile. C’est une prise de conscience parfois brutale : je croyais avoir construit, je croyais avoir réussi dans la vie, mais est-ce que j’ai réussi ma vie, est-ce que je suis heureux ? Il y a, je l’espère en tout cas, une introspection qui se dégage de cette inquiétude.

l  Vous avez écrit que la contestation du résultat des élections en grand nombre crée une certaine instabilité. Vous ne trouvez pas normal que des candidats contestent les résultats des élections ?

– C’est tout à fait normal et je respecte ceux qui ont pris cette décision. Mais aux dernières élections la contestation a été non seulement très étendue au niveau des partis politiques, mais aussi par des citoyens dont les noms ne figuraient pas dans le registre électoral. C’est la première fois qu’on voit une contestation aussi variée et aussi étendue, au point que, si l’on ne fait pas attention, des gens pourraient perdre confiance dans le système électoral. N’oublions pas que la démocratie repose sur la confiance et que l’on note cette perte de confiance dans la démocratie dans plusieurs pays. Il faut que notre système rejoigne les aspirations de nos citoyens. Il ne faut pas changer notre système électoral, mais le moderniser en enlevant les failles qu’on a très souvent soulignées et sur lesquelles se sont penchées je ne sais combien de commissions. Il y a un désir de la population pour que cela se fasse.

l  Le fait que plus de la moitié de l’électorat a voté contre le gouvernement en place et que ce dernier, dans ses décisions et ses nominations de candidats battus à des postes de responsabilité, semble ne pas tenir compte de cette réalité, contribue-t-il à l’instabilité dont vous avez parlé ?

– C’est possible. Malheureusement notre système First past the post encourage cela. Peut-on faire confiance à des gens plus pour leur allégeance politique que pour leurs compétences ? J’aurais souhaité que l’on fasse confiance à des Mauriciens qui veulent le bien du pays.

l  Vous écrivez que notre système de fonctionnement social est atteint par des « silent killers » cachés à l’intérieur attendant l’occasion de faire exploser la violence qui menace la paix sociale. Qui sont ces « silent killers » ?

– Ce sont des maladies que nous portons en nous sans le savoir. D’où l’importance de faire des analyses pour savoir si nous sommes porteurs de ces maladies afin de prendre les mesures qui s’imposent. Il faut analyser la situation, c’est ce que j’essaye de faire avec mes petits moyens. Il faut regarder les choses en face et en tirer des conclusions – C’est notre responsabilité à tous.

l  L’espérance, écrivez-vous, va nous permettre de venir à bout de cette situation inquiétante, de ce malaise social. L’espérance suffit-elle ? Avons-nous, en nous, les ressources et les compétences nécessaires pour mener le combat ?

– Bien sûr que nous avons des ressources et des compétences. L’espérance n’est pas une recette, c’est une énergie, celle qui anime les pèlerins pour continuer la route. L’espérance se partage dans la rencontre avec les autres. Il n’existe pas de solutions miracles à ce combat qui, comme le souligne le pape François, est un long processus. Malheureusement le système démocratique n’encourage pas des choses sur le long terme, mais des réalisations rapides, des choses qui montrent qu’on est meilleur que les autres, surtout quand on a un mandat de cinq ans et que l’objectif premier c’est d’être réélu. Alors que l’objectif de l’élu doit être de servir le pays, pas d’organiser sa prochaine candidature.

l  Est-ce que cette manière de penser peut convaincre le Mauricien habitué, depuis cinquante ans, à un système politique où l’élu pense d’abord et avant tout à sa réélection ?

– Je reviens à l’Apocalypse qui nous réveille et nous révèle que si nous continuons avec le même système, nous allons vers une catastrophe. Il faut travailler pour le bien du pays et l’opposition a un rôle dans ce travail, tout comme les gens qui ne sont pas de notre bord peuvent aider à trouver des solutions. Doit-on continuer à construire des hôtels sur nos plages, continuer à construire des IRS et des morcellements en bouchant le passage des rivières et des ruisseaux, à construire des villas pour riches étrangers, alors qu’on entasse les pauvres de ce pays dans des conditions épouvantables ? L’honnêteté nous demande de regarder les choses en face et de prendre des décisions avant qu’il ne soit trop tard. Avant que tout ne nous explose à la figure.

l  Est-ce que le mot honnêteté a encore du sens aujourd’hui ?

– Je sais qu’il y a beaucoup de passe-droits, mais il y a aussi autre chose. Et c’est sur cette autre chose qui existe chez nos compatriotes qu’il faut tabler et les crises que nous vivons peuvent nous aider à prendre conscience de la situation et des solutions.

O Avant les élections, vous avez déclaré : « Ne vendez pas votre vote aux plus offrants ». Avez-vous le sentiment que cet appel a été entendu ?

– Je ne sais pas. Ce que je peux dire c’est que nous avons les politiciens que nous méritons, que nous avons choisis. Si on joue au jeu de la vente à l’encan de nos votes, on ne devrait venir se plaindre après. Il faut une réflexion plus solide sur les véritables enjeux de la politique et de l’économie, mais c’est lent à se mettre en route. Avant, il y avait davantage de réflexion sur le fond. Il faut aller au fond des choses. Notre système d’éducation donne une certaine compétence académique qui convient à un certain nombre de jeunes, mais pas à tous. Que fait-on des jeunes qui ne se retrouvent pas dans le système, qui s’ennuient à mourir en classe et n’arrivent pas à se réconcilier avec un pays qui les ennuie ? Comment pouvons-nous être une île et ne pas avoir développé une industrie de la pêche locale ? On ouvre toutes sortes d’universités pour toutes sortes d’études, pourquoi ne pense-t-on pas à faire une association avec une école qui forme les pêcheurs ?

l  Quel est votre regard sur l’étendue du trafic de la drogue, qui, lui, n’est pas un « silent killer ».

– C’est un obvious killer avec des ramifications qui apparaissent au grand jour et qui sont effrayantes. Le commerce de la drogue se nourrit en détruisant surtout les pauvres qui sont les plus vulnérables. Comment veut-on qu’un enfant d’une famille pauvre résiste à la proposition d’avoir un peu d’argent et une moto pour vendre de la drogue. Le Premier ministre a raison de dire qu’il faut casser les reins aux barons de la drogue, mais la répression contre les trafiquants ne suffit pas. Il faut aussi la réhabilitation, pour laquelle le gouvernement ne fait pas assez. Le rapport Lam Shang Leen l’avait bien souligné dans ses recommandations qui n’ont pas encore été appliquées. Les toxicomanes sont des malades, des victimes qui doivent être traités comme des êtres humains. Ils doivent être soignés, par exemple, avec de la méthadone, mais dans un cadre correct, pas sous une varangue ou dans un coin de terrain vague. Il faut arrêter de les enfermer dans un ghetto, de les traiter comme des parias si on veut que la réhabilitation réussisse. Il faut revoir drastiquement notre attitude vis-à-vis d’eux.

l Malgré son étendue à Maurice, sa pénétration dans tous les milieux et même a l’école primaire vous pensez qu’on peut combattre cet obvious killer ?

– Nous n’avons pas le choix, il n’y a n’a pas d’autre option : il faut aller au combat. En donnant des moyens aux volontaires et aux ONG et montrer aux malades/victimes que bien soignés, bien entourés avec la dignité retrouvée, on peut arriver à s’en sortir. Pas par miracle, mais en marchant, en se serrant les coudes pour pouvoir avancer, même si l’on avance peu, lentement, ça donne l’espoir, l’espérance.

l Avancer lentement dans notre monde de la très grande vitesse n’est pas un anachronisme ?

– Mais non. C’est ça la sagesse. Vouloir arriver tout de suite et à grande vitesse là où on veut aller, ça n’avance à rien. Il faut avancer en prenant le temps, en cheminant avec les autres, en se serrant les coudes et ainsi on devient plus humain, plus fraternel.

O L’église catholique de Maurice manque-t-elle de prêtres, les vocations se raréfient ?

– C’est vrai que les prêtres mauriciens se renouvellent peu, pour différentes raisons. Mais je ne perds pas espoir et il faut rendre hommage aux missionnaires qui viennent de différents horizons et qui nous aident beaucoup. Il y a aussi les laïcs qui jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’église en prenant différentes responsabilités. On doit continuer dans cette voie et donner davantage de responsabilités aux laïcs, plus particulièrement aux femmes…

l En allant jusqu’à les élever au rang de prêtre ?

– La femme a un autre rôle qu’elle seule peut avoir au sein de l’église. Elle apporte ce qu’aucun prêtre, saint ou notable, ne possède : la maternité et sans cela nous ne serions pas ce que nous sommes et cela vaut aussi dans l’église. Dans tous les aspects de la vie courante et de l’église, l’apport de la femme est extraordinaire, capital, et il faut lui donner davantage de responsabilités, ce qui n’est pas assez le cas actuellement.

l Mais alors, pourquoi ne pas la traiter sur un plan d’égalité avec l’homme en lui donnant la possibilité de devenir prêtre ?

– Il n’est pas là question d’égalité, mais d’apport de chacun, qui est différent. Je ne suis pas pour que la femme devienne prêtre, mais je suis pour reconnaître le rôle irremplaçable des femmes dans l’église.

l Juste avant les élections, vous avez déclaré : « L’Église ne donne pas de consigne de vote et n’a pas de favoris à désigner. » Savez-vous qu’une organisation proche de votre Église a joué un rôle dans le choix des candidats d’une alliance politique, dans les mots d’ordre à donner et, aujourd’hui, dans les nominations gouvernementales ? Est-ce que l’Église catholique aurait, elle aussi, son organisation socioculturelle qui agit comme un lobby ?

– Ce que j’ai reçu de mes prédécesseurs et que je continue à mettre en application c’est que l’église ne fait pas de politique. C’est-à-dire qu’elle ne soutient aucun parti, ne fournit aucun candidat aux partis, n’acclame aucun parti qui gagne, ne demande aucune faveur au parti arrivé au pouvoir après les élections. Elle n’est pas du côté des vainqueurs ni des vaincus. L’église doit travailler avec l’autorité légitimement installée, non chercher des faveurs, prôner un discours de revendication sociale, donner des leçons, mais s’engager sérieusement avec les autorités sur des dossiers qui concernent l’ensemble du pays.

l Vous n’avez pas été informé de ce que je viens de vous dire ?

– J’ai été informé de ce que vous dites, mais autrement, avec des nuances. Mais j’ai déjà eu l’occasion de dire mon point de vue, que je viens de vous donner, aux personnes intéressées.

l Est-ce que l’oiseau rare pour occuper le poste d’évêque de Port-Louis n’existe pas à Maurice et qu’on doit aller le chercher ailleurs ?

– Mais non, il existe à Maurice plusieurs oiseaux de qualité, mais la procédure prend du temps. Les consultations ont été faites et on attend les recommandations. Et ce sera bientôt fait, je l’espère.

l Vous êtes fatigué de cumuler les fonctions de cardinal et d’évêque ?

– Il n’y a pas deux fonctions. Celle du cardinal est d’élire le pape et de le conseiller de temps en temps. Le gros du travail est fait par l’évêque de Port-Louis. Je crois qu’après vingt-sept ans de responsabilité, c’est bon qu’il y ait un changement. J’ai mon âge, mes petites idiosyncrasies, et je ne crois pas que ce soit bon de rester trop longtemps à un poste. J’aimerais terminer en disant que ce moment de crise que nous traversons peut aider à nous serrer les coudes, à nous rencontrer pour être non seulement des collègues, mais aussi des frères embarqués dans le même petit bateau et qui ne peuvent s’en sortir qu’ensemble.

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