Le blues de toi
Le week-end dernier, avec la Toussaint et la fête des morts, de nombreux Mauriciens avaient le regard tourné vers le ciel. Ils étaient plongés dans des souvenirs, des tristesses, des moments de joie et de nostalgie pour ceux qui les ont quittés.
Ces jours-là, je me suis enfouie entre mer et ciel. De la mer translucide et des tons de bleu parfaits du ciel se dégageait une invitation à faire une balade autour de toi.
Le dimanche, pas une seconde n’ai-je hésité à partir à ta rencontre. Empressée, je me suis mise en route !
Tôt dans la matinée, partie du Nord, je t’ai trouvée, encore enveloppée d’une brume pâle, d’un bleu hésitant, presque timide. Ce bleu-là, celui des commencements, me rappelait la douceur d’un regard qu’on craint de croiser trop tôt. J’ai pris la route côtière, et déjà, à chaque tournant, tu t’étirais devant moi, vaste et changeante. L’air sentait le sel et la promesse d’un jour sans ombre.
Au premier arrêt, ton bleu prenait des reflets d’acier, un éclat presque métallique sous le soleil qui montait. Des pêcheurs tiraient leurs filets de l’océan, le dos déjà luisant, et les barques semblaient flotter entre deux mondes — celui du ciel et celui de la mer. Je les regardais sans parler, comme on observe un secret qu’on ne veut pas trahir. Le clapotis régulier me berçait, et je me suis dit que ton silence avait parfois la forme d’une vague.
Plus loin sur le chemin, ton bleu se faisait plus tendre. Un bleu de promesse, de peau chaude sous la lumière, un bleu qu’on voudrait toucher du bout des doigts. Des enfants en vacances couraient dans la mer et s’amusaient à jeter des coraux sur ta peau transparente, et moi, je marchais lentement, laissant mes pensées se dissoudre dans le sable. Il y avait dans l’air une sorte de légèreté qui contrastait avec le poids de la vie.
En avançant sur la route, je t’ai retrouvée plus loin, éclatante, presque insolente. Ce bleu-là ne ressemblait à aucun autre, car il se mélangeait à une écume noircie par des algues. Un bleu torturé, difficile à décrire, comme un souvenir trop vif. J’ai bu un café face à la mer, seule, et je t’ai parlé comme je le fais depuis toujours. Un passant m’a demandé si j’attendais quelqu’un. J’ai souri. Peut-être. Peut-être que oui, peut-être que non. Mais toi, tu étais là, après tout, partout autour de moi.
En quittant l’Est du pays, les nuages ont commencé à s’amonceler, dessinant dans le ciel des ombres mouvantes. Ton bleu s’est assombri, comme si tu voulais te cacher, ou me rappeler que la beauté a besoin de contrastes pour exister.
Dans le miroir de la mer reflétant les nuages, j’ai cru voir ton visage, flou, se dessiner dans l’azur du ciel qui se mêlait à l’émeraude de la mer. C’était une apparition fugace. Le vent a tourné, soulevant quelques feuilles mortes, et l’eau s’est troublée. Au moins, j’ai effleuré ta face des yeux.
Plus loin, au Sud, le bleu du lagon frôlait l’indécence tant il était ardent, beau, assuré — comme un homme sûr de lui.
Un touriste portant une casquette rouge vif tenait un mouchoir blanc d’une main, ce qui lui donnait un air romantique et presque antique, en ce lieu même qui fut témoin de la bataille du Vieux Grand Port. À cet endroit, on aurait dit que tu te laissais aller à la transparence, qu’il n’y avait plus de frontière entre le ciel et l’eau, entre toi et moi. Les pirogues semblaient immobiles, suspendues dans un rêve. Une peinture dont on ne se lasse pas.
C’était peut-être cela, ton vrai visage : cette fusion de tout, ce flou entre le réel et le souvenir, entre le présent et ce qui n’est plus. Entre la force et la capitulation sereine ; entre l’abandon pour retrouver la paix. Et entre ces deux mondes, se dressait délicatement une montagne.
Sur le chemin du retour, le soleil déclinait déjà. Ton bleu prenait des teintes de rose et d’oranger. C’était un adieu discret, pudique, presque tendre.
Les montagnes, au loin, se découpaient comme une épaule dénudée. J’ai roulé lentement, comme si je m’apprêtais à te quitter, m’accrochant alors à chaque nuance.
Ce soir-là, même les étoiles avaient la couleur du ciel, tandis que celui-ci se teintait d’un dernier bleu : profond, intime, velouté. Celui qu’on ne voit qu’une fois la nuit tombée. Est-ce le bleu mélancolique du manque ? Est-ce la profondeur du regard lucide d’une personne qui sait qu’elle porte en elle sa fin ?
Assise sur la terrasse, j’écoutais la mer se dégrader dans des nuances plus sombres, presque noires. Et ton souvenir flottait partout, entre les bruits, entre les silences.
Le blues de toi.
Il est partout dans le ciel, dans la mer et dans ma mémoire. Et chaque fois que je parcours ta route côtière, je sais bien que je ne te cherche pas vraiment, puisque je suis en toi et toi en moi : je te vois, simplement, dans chaque bleu de l’île.
Mon île, Maurice, je n’ose pas imaginer la profondeur de mon blues si j’étais loin de toi.

