Jamais sans doute prix littéraire n’aura été aussi attendu à Maurice.
Au cours de la semaine écoulée, entre rumeurs de cassure au sein du gouvernement et feuilleton de milliardaire malgache passant de cliniques en hôpitaux en évitant la case prison, une part de l’attention locale a aussi été focalisée sur la proclamation, en France, du Prix Goncourt 2025. Pour lequel notre compatriote Nathacha Appanah était en lice avec son saisissant ouvrage La Nuit au cœur.
C’est finalement le Prix Femina qui lui a été attribué. Et s’il y a là une part de déception, le Goncourt allant à Laurent Mauvignier pour La maison vide, il n’en demeure pas moins que ce Femina vient couronner une œuvre et un parcours particulièrement médiatisés, appréciés et salués au cours de ces dernières semaines. Les éditions Gallimard ne s’y sont en effet pas trompées en jetant tout leur poids dans la mise en lumière et la promotion de l’ouvrage de Nathacha Appanah, tant celui-ci s’impose fortement à la fois par l’histoire qu’il raconte, et par la façon dont il raconte.
Dans le supplément du magazine Le 1 consacré à la rentrée littéraire 2025 en France, Nathacha Appanah, en conversation avec Lou Héliot, disait ceci il y a quelques semaines. « J’ai commencé à écrire de la fiction à l’âge de 13 ans, et le journalisme est arrivé à l’âge adulte. La fiction permet une complexité, des nuances : c’est un travail sur le temps long et élastique, c’est un regard en biais, de face, d’avant et d’après. (…) La matière littéraire ne tient jamais dans un « sujet » tel qu’on pourrait le décrire de manière journalistique. La naissance d’un roman tient pour moi à des éléments que j’aurais du mal à préciser exactement : c’est une voix, c’est une question insondable, c’est une obsession, c’est la source d’un chagrin, c’est un gris, et parfois, c’est l’ambition d’une forme. Pour moi le livre littéraire n’est pas le lieu de la justice ou de la vérité. C’est l’espace d’une exploration par le biais de la langue, de la forme. Ce n’est pas un lieu neutre et, en cela, son propos est celui d’être juste, d’être sincère ».
Avec La nuit au cœur, Nathacha Appanah met résolument au centre de la table la terrible question des féminicides. Celui dont a été victime Chahinez Daoud en France. Celui dont a été victime sa cousine Emma à Maurice. Celui dont elle raconte de l’intérieur avoir failli être victime elle-même, à l’âge de 25 ans, alors qu’elle était engagée depuis sept ans dans une relation avec un homme abusif de trente ans plus âgé qu’elle.
En 1992, la psychanalyste et conteuse Clarissa Pinkola Estés signait le livre Women who run with the wolves. Fruit de vingt ans de recherches, cet ouvrage s’attachait à convoquer la part libre des femmes qui est réduite et muselée par la société et la culture. Best-seller instantané aux Etats-Unis, ce livre est depuis, à travers le monde, devenu un livre-culte qui fait date dans l’évolution contemporaine de l’identité féminine. Avec La nuit au cœur, Nathacha Appanah signe un ouvrage qui va sans nul doute faire date, pas seulement en raison du sujet qu’il aborde, les féminicides, mais aussi énormément de la créativité littéraire que l’auteure déploie pour raconter cela. De « l’ambition de forme » qu’elle a développée, façon quasi hypnotique dont elle entremêle les destins de ces trois femmes, ici pas des femmes qui courent avec les loups pour se sublimer mais qui toutes trois courent pourchassées par des hommes, leurs propres compagnons, qui veulent les avilir et ultimement les tuer. Loin, très loin du manifeste ou du pamphlet, Nathacha Appanah tisse ici les fils apparemment simples et banals du quotidien d’une vie de couple, qu’elle tire ensuite d’un coup sec, comme on tire sur une corde enroulée presque à son insu autour du cou. Et c’est de cet art littéraire-là que naît la terrible sensation d’étouffement qu’elle arrive à nous faire ressentir en lisant ces histoires. Et c’est de là que naît la violente puissance de son livre. Ce qui en fait un livre marquant et inoubliable.
La question des féminicides occupe de plus en plus de place dans l’actualité à mesure que leur nombre augmente. Mais pendant longtemps, trop longtemps, cette chose qui ne se nommait pas encore a été utilisée presque comme quelque chose de vendeur. C’est notamment ce que montre la table ronde « Féminicide et Littérature française au XIXème siècle » tenue à Paris en 2023. Rimpei Mano, professeur de l’Université Nanzan, y présente une communication qui examine l’esthétisation du féminicide dans le théâtre du Grand-Guignol fondé en 1897 par Oscar Méténier, Il cite d’entrée de jeu Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud dans « Féminicides, fémicides et violences de genre », in On tue une femme. Le féminicide. Histoire et actualités, publié en 2019, qui montrent que si le mot féminicide est attesté dans la langue française depuis deux siècles, il est entré dans le dictionnaire Le Robert seulement en 2015. Pour désigner le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme. « La deuxième moitié du xixe siècle a vu le grand développement des presses populaires, qui ont abondamment diffusé des affaires criminelles en tentant de stimuler la curiosité malsaine du public et d’augmenter leur tirage. Mais, chose étrange, le public, tout en s’enthousiasmant pour ces criminels, prêtait peu d’attention aux victimes. Il ne semblait pas non plus rendu compte que de nombreuses victimes étaient des femmes… »
Dans Laëtitia ou la fin des hommes (Editions du Seuil, 2016), Ivan Jablonka enquête sur un féminicide survenu en 2011. « Les médias souhaitaient faire de ce meurtre un spectacle émouvant. Ils ont attiré l’attention sur la mort tragique de la jeune femme, mais ils n’ont témoigné aucun intérêt à sa vie antérieure. Au contraire, Ivan Jablonka s’est attaché à reconstituer sa vie quotidienne en utilisant les méthodes des sciences sociales. Ce faisant, il essaie de rendre à la jeune femme sa dignité humaine, et s’oppose au sensationnalisme des mass-médias qui veulent la confiner dans un rôle de victime », poursuit Rimpei Mano.
Et c’est justement ce que fait Nathacha Appanah avec une puissance et une justesse inégalées : rétablir dans toute leur épaisseur, densité et sensibilité les vies humaines de ses trois protagonistes-femmes. Qu’on ne peut plus réduire à des statistiques froides.
Dans l’émission « Questions du soir : l’idée » de Quentin Lafay sur France Culture, le même Ivan Jablonka montre cette semaine comment, de la Bible à Netflix, en passant par la chasse aux sorcières ou les thrillers d’Hitchcock, une “culture du féminicide” irrigue nos imaginaires et les façonne en profondeur. « Au début du XIXème siècle, le féminicide devient un divertissement avec le déploiement d’une culture de masse. Les tueurs en série font les choux gras de la presse, et le théâtre, le music hall et plus tardivement le cinéma s’en emparent. Moi j’appelle de mes vœux une contre-culture du féminicide. D’ailleurs il y a déjà tout un corpus qui existe. Parce que tant qu’il y aura des féminicides, il faudra en parler et il faudra les représenter plutôt que détourner le regard ou dire qu’en fait ça nous dérange » insiste-t-il.
Pour lutter contre les féminicides, il y a l’inlassable et formidable travail mené sur le terrain par des associations et individus (à Maurice on peut saluer notamment feue l’avocate Rada Gungaloo qui avait créé SOS Femmes en mars 1989, travail poursuivi aujourd’hui par Ambal Jeanne et son équipe ; ou encore Anushka Virahswamy qui a créé en septembre 2017 Safe Haven, qui abrite accompagne des femmes et enfants victimes de violence).
Mais il y a de toute évidence un travail immense qui reste à être effectué sur les esprits et les cœurs de tout un chacun, pour impulser les changements législatifs et humains qui sont plus que jamais nécessaires pour contrer cette réalité qui ne cesse hélas de prendre de l’ampleur. Et pour cela la littérature, la parole, le cinéma, le théâtre, sont de puissants vecteurs dans leur capacité à nous donner à ressentir avec. Non en surplomb, non à distance, mais avec, intensément.
Et alors que Maurice ne cesse d’ignorer ses artistes, qui pour certain-es vont briller ailleurs, on pense à l’Irlande qui vient d’annoncer sa décision d’instituer de façon durable la décision annoncée il y a deux ans de donner un salaire mensuel fixe à ses artistes. Façon de reconnaître que « la culture est une richesse nationale. Pas un luxe, pas un passe-temps. Une force vitale ».
Car c’est aussi à travers le travail des artistes qu’on peut créer des contre-cultures, comme cette si vitale contre-culture du féminicide.
Le prix de la vie et là, aussi…
SHENAZ PATEL
Jamais sans doute prix littéraire n’aura été aussi attendu à Maurice. Au cours de la semaine écoulée, entre rumeurs de cassure au sein du gouvernement et feuilleton de milliardaire malgache passant de cliniques en hôpitaux en évitant la case prison, l’attention locale a aussi été focalisée sur la proclamation, en France, du Prix Goncourt 2025. Pour lequel notre compatriote Nathacha Appanah était en lice avec son saisissant ouvrage La Nuit au cœur. Peut-être parce qu’il serait temps de reconnaître que l’art, dans notre construction humaine, importe autant (sinon bien plus) que les agitations politiques et les magouilles financières. C’est en tout cas ce que nous dit aujourd’hui l’Irlande…

