Je le vois tranquillement assis sur un tabouret. Perdu dans ses pensées, il reste là, caché dans la pénombre d’une salle remplie de monde venu l’écouter chanter.
Les instruments de musique sont déjà installés. Bouteille d’eau à la main, le chanteur, discret, se désaltère avant de monter sur la petite scène de quartier.
Lenny et ses musiciens se mettent enfin en place. Dès les premières notes, le chanteur se transforme et s’épanouit sous nos yeux. Sous le feu des projecteurs, la lumière révèle déjà les ténèbres qui assaillent ses entrailles. Lenny brille malgré tout d’une rare intensité.
Il y a une puissance dans son regard et sa voix est faite de frissons et de cicatrices. Lorsqu’il chante, un silence intérieur en lui s’unit au tumulte qui l’habite.
Ses chansons s’enchaînent, entraînant avec elles le cœur du public, qui reprend les paroles en chœur. Lenny retient parfois son souffle, ce qui vaut alors mille mots. Le visage grave, les yeux expressifs, des larmes qui embrument son regard : les spectateurs retiennent eux aussi leur souffle, épousant son rythme poignant.
Ses mots touchent et remuent. Il ne chante pas pour plaire. Il chante pour survivre. Il ne danse pas pour séduire. Il danse pour se libérer.
Il a cette manière unique de raconter la vie en chanson, mais aussi sans ouvrir la bouche : une épaule qui tombe, une main qui tremble, un regard dans le vague. Lenny vit sur scène ce qu’il n’arrive plus à vivre ailleurs. Chaque geste de son corps parle, crie et murmure les douleurs, mais aussi les douceurs qu’il ne sait plus dire autrement. Ou alors si ! Il sait les dire par son visage abîmé, ses yeux voilés et ses mouvements nébuleux. Par moments, il semble perdu dans des ivresses venues d’ailleurs.
Brisé, il l’est. La cause ? Qui le sait vraiment ? Certainement pas ceux qui viennent l’apprécier et l’applaudir. Abîmé par les coups durs, par l’abandon et le rejet, par les silences trop lourds ou par l’orgueil et la recherche de gloire ?
Entre ombre et lumière, entre présences et absences, entre pauvreté et les “bizin trase”, il a rapidement compris que, pour ne pas sombrer, il lui faut créer. Il s’est alors construit un monde, fait de sons, de mots, de rythmes, de feu et de vertiges. Avec Lenny, le langage de la blessure transcende et en dit long.
Il aime. Trop, parfois. D’un amour débordant, fragile, intense. Il aime ceux qui l’écoutent, ceux qui le regardent sans juger. Il aime jusqu’à se perdre. Et, c’est peut-être de là que viennent ces failles qui finissent par l’avaler. L’alcool, d’abord, pour se donner du courage. Puis, d’autres choses, plus sombres, plus traîtres et malhonnêtes, qui promettent l’oubli, mais volent l’âme. Désormais, ses démons ne veulent plus le lâcher. Ils le tiennent en otage.
Abîmé. Oui, Lenny est abîmé par la vie, par les effluves, par la misère humaine et par le désir tout naturel de reconnaissance. En route, il s’est égaré et n’a sans doute pas réalisé que la modération avait meilleur goût.
Mais même dans cette chute qu’on devine, il vibre et fait vibrer. C’est cette vibration qui le tient debout, qui le fait se donner et transmettre. Et c’est de là qu’est née une certaine pureté qui habite son art, malgré l’abîme qui le frôle.
Est-ce le paradoxe cruel de son existence ? Plus il se détruit, plus il chante avec ses tripes. Il chante comme on appelle à l’aide. Il se meut comme on hurle sans bruit.
Sous les filaos, ses inspirations naissent de la déchéance et du malheur qui l’entourent. À ces moments-là, les mots qu’il doit coucher sur du papier traversent sa tête comme un saignement intérieur prêt à jaillir.
Il ressent tout avec une intensité qui l’écorche, voit trop clair dans un monde trop flou. Sa lucidité l’empêche de s’y abandonner, sa sensibilité de s’en protéger. Alors, il prend sa douleur à bras-le-corps et en fait un souffle, un battement, une œuvre vivante. Puis, de ses brisures naît une certaine pudeur : discrète, mais vibrante.
Lenny brûle sa vie par les deux bouts. Il suffit de le voir pour être bouleversé.
Clap final pour le concert et il s’éloigne de la scène. Cet artiste est troublant et me fait penser à Betty dans la chanson Betty Blues de Zulu.
Sur le chemin du retour, bercée par le rythme et les paroles entendues, je laisse résonner dans les haut-parleurs de la voiture ce morceau empreint d’une profonde et intense réalité qui vibre d’une vois de velours, comme un rappel de la souffrance qui peut exister :
Dans pou mwa Betty, bouz pou mwa Betty, plore si to le, les to lam danse, dans dan to douler, dans dan to maler, dans pou liberte, les lam exilte…
Dans pou mwa Betty
Bouz pou mwa Betty
Plore si to le
Les to lam danse
Dans dan to douler
Dans dan to maler
Dans pou liberte
Les lam exilte…