Dans un célèbre poème intitulé La conscience, Victor Hugo s’inspire du récit biblique et coranique entourant Caïn et Abel, les deux premiers enfants d’Adam et Ève, pour parler des notions de culpabilité et de conscience. Après avoir tué son frère Abel dans un ultime acte de jalousie, Caïn s’enfuit pour échapper au châtiment. Mais où qu’il aille, il est poursuivi par la culpabilité, cristallisée par l’œil de Dieu qui le regarde. À bout, il finit par faire construire un tombeau où il s’emmure vivant dans le noir. Mais le poème laisse tomber cette ultime phrase : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ».
Ces jours-ci, une nouvelle version de la métaphore de l’œil de Caïn semble nous avoir été servie par une singulière actualité. Loin de tout contexte religieux, elle n’en demeure pas moins associée à ce qu’on pourrait considérer comme une « grande communion » moderne. En l’occurrence un concert de l’ultra-populaire groupe Coldplay à Boston, aux États Unis. Dans le Gillette Stadium réunissant 65,000 personnes, 2 d’entre elles ont vécu un épisode personnel « apocalyptique » de façon très publique. L’œil omniprésent et omnipotent n’est pas celui de Dieu mais de la kisscam, cette camera relevant d’une tradition américaine lancée dans les années 1980. À la base, il s’agissait, lors des matches de baseball, basket, football américain, de meubler les temps morts en promenant une caméra sur les gradins et inciter les couples pris dans l’œil de la caméra à s’embrasser, sous les vivats de la foule.
Une « distraction » qui a, cette semaine, tourné au cauchemar par un couple présent au concert de Coldplay, un homme et une femme, qui, loin d’être heureux de cette mise en lumière, ont immédiatement réagi à leur projection sur les écrans géants du stade comme des lapins pris dans les phares d’une voiture : en proie à une panique visible, avant de tenter maladroitement d’échapper au champ de la kisscam.
Ce ne sont pas seulement les 65,000 personnes présentes dans le stade qui ont vu cette scène qui pointait immédiatement vers des soupçons d’illégitimité et d’infidélité. Ce sont, très rapidement, plus de 5 millions de personnes à travers le monde grâce dans un premier temps à la viralité de la circulation de la vidéo sur le réseau TikTok. Réseau qui permet aussitôt d’identifier l’homme comme un dirigeant d’Astronomer, une startup tech newyorkaise en pleine ascension, et la femme comme sa toute récente directrice des ressources humaines. Avec toutes les conséquences qui en découlent, dont la réaction d’une épouse mondialement bafouée et une suspension prononcée par Astronomer, le temps d’une enquête.
Il y a là le paradoxe ultime de l’intérêt exponentiel suscité par une infidélité capturée par l’œil d’une caméra. Face à la léthargie mondiale devant ce qui se passe aussi ces jours-ci sous les yeux du monde entier : le génocide des Palestiniens perpétré par Israël.
Étrange monde…
Pendant que l’œil du cyclone brassait cette « shit storm » reprise en boucle à travers la planète, le monde célébrait aussi, ce vendredi 18 juillet, le Mandela Day. Proclamée par l’UNESCO en 2009 et célébrée chaque année à la date de naissance de Nelson Mandela, cette journée vise à commémorer la contribution du célèbre militant anti-apartheid et premier président noir d’Afrique du Sud, à « la promotion d’une culture de paix ».
Aujourd’hui, cela nous rappelle aussi l’implication de Mandela aux côtés de la lutte des Palestiniens.
Le 27 février 1990, seize jours après sa libération au terme de 27 ans d’emprisonnement, Nelson Mandela se rend à Lusaka, en Zambie, qui abrite les leaders en exil de l’African National Congress (ANC). À sa descente d’avion, il est accueilli dans la joie par diverses personnalités politiques qui ont soutenu la cause de l’ANC. L’image la plus forte, ce sera celle de l’étreinte entre Mandela et Yasser Arafat. De taille moyenne, le leader de l’Organisation pour la Libération de la Palestine (OLP), incline vers lui la grande stature de Mandela et l’embrasse chaleureusement. Trois mois plus tard, Mandela assiste à un sommet à Alger, arborant un keffiyeh, le foulard blanc et noir devenu symbole de la lutte palestinienne.
En 1993, Mandela déclare que l’ANC a été “extremely unhappy” de la collaboration d’Israël avec le gouvernement d’apartheid, auquel il a notamment fourni des armes ayant servi à tuer la population noire d’Afrique du Sud.
En 1997, trois ans après être devenu le premier Président démocratiquement élu d’Afrique du Sud, Mandela affirme que la lutte de l’ANC se poursuit : “We know too well that our freedom is incomplete without the freedom of the Palestinians”, dit-il, expliquant que “we identify with the PLO because, just like ourselves, they are fighting for the right of self-determination.”
En 2004, suite au décès de Yasser Arafat, Mandela lui rend hommage en ces termes : “He was an icon in the proper sense of the word. He was not only concerned with the liberation of the Arab people but of all the oppressed people throughout the world – Arabs and non-Arabs – and to lose a man of that stature and thinking is a great blow to all those who are fighting against oppression.”
On se demande ce que dirait et ferait Nelson Mandela aujourd’hui. Alors que, selon le rapport du United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs, les attaques israéliennes ont tué plus de 54,000 Palestinien-nes, dont 15,000 enfants entre le 7 octobre 2023 et le 4 juin 2025.
Que dire/faire, alors que chaque jour, les rares caméras qui peuvent encore fonctionner à grands risques, nous montrent les images terribles d’un génocide qui n’en finit pas de porter atteinte aux droits d’un peuple, à notre humanité partagée ?
Le 18 juillet de chaque année, le Nelson Mandela International Day est aussi une date au cours de laquelle chacun-ne, à travers le monde, est appelé-e à entreprendre ou participer à une action qui contribue à changer le monde pour le meilleur. Loin de céder au découragement et au défaitisme, certain-es tentent toujours d’œuvrer en ce sens et de s’impliquer en faveur des Palestiniens.
Ainsi, sur ses réseaux, l’anthropologue politique américain David Vine annonçait ce 18 juillet sa participation, ce week end, à la Annual Ride for Palestine pour lever des fonds pour la Middle East Children’s Alliance qui soutient notamment les enfants de Gaza. https://www.mecaforpeace.org/about-us/
« The horror of what kids and everyone in Gaza are experiencing has long surpassed what words can describe. I’m riding and donating in part because my tax dollars have helped create this horror. After over 75 years of ethnic cleansing, displacement, and attacks on their lives and livelihoods, Palestinians remain steadfast on their land and fiercely committed to the cause of freedom and liberation. Riding is an act of solidarity with Palestinian communities as they struggle to protect their children’s lives and their culture from erasure”, écrit David Vine, également connu pour son implication aux côtés des Chagossiens.
Chaque prise de parole, chaque acte compte.
Parce qu’au-delà de l’œil qui nous projette dans un monde où le divertissement devient si facilement diversion des enjeux majeurs auxquels nous sommes confrontés, il y a aussi l’œil de la conscience humaine. Qui nous regarde, chacun et tous, du fond de la tombe creusée chaque jour un peu plus par des pouvoirs meurtriers…
SHENAZ PATEL