À l’invitation de l’ONG mauricienne Flambeau Action Group (Flag), Moazzam Begg, activiste et directeur de Cage International, effectue un séjour à Maurice pour y donner des conférences. Il a accepté de répondre à nos questions dans l’interview qui suit.
Qu’est-ce Cage International, dont vous êtes un des directeurs et le principal activiste ?
— C’est une ONG qui a été fondée en 2003 pour répertorier les détenus de la prison américaine de Guantanamo et alerter l’opinion sur les traitements qu’ils subissent et militer pour leur libération. J’ai été un des prisonniers, une des victimes de Guantanamo, et quand j’ai été libéré, j’ai rejoint Cage et, depuis, je participe aux campagnes contre Guantanamo, mais aussi les autres victimes d’injustice et de torture emprisonnées dans des prisons à travers le monde.
Qui finance les activités de Cage International ?
— Nous sommes financés par des dons, des levées de fonds de nos membres et du public en général. Nous sommes une organisation indépendante qui veille à ne pas recevoir des financements de pays ou d’organisations.
Une partie de votre vie ressemble à un roman d’espionnage. Vous avez été recherché et emprisonné par la police secrète pakistanaise, le MI5 britannique et la CIA américaine. Tous ont affirmé que vous étiez un membre d’Al-Qaïda, que vous avez été entraîné dans des camps militaires de cette organisation terroriste, que vous auriez été financé pour mener la guerre contre l’Occident. Que répondez-vous à ces accusations ?
— Ces allégations ne reposent pas sur des faits, mais des associations, des amalgames. Je n’ai jamais fait partie de ou financé Al-Qaïda. Ces allégations n’ont jamais pu être prouvées devant une Cour de justice. Les informations données par le MI5 aux Américains étaient fausses et relèvent d’une mauvaise interprétation d’un fait. Un de mes amis qui avait été arrêté, battu et torturé par les Britanniques m’a écrit pour me demander de lui trouver un avocat pour le défendre. Depuis, je suis surveillé par le MI5 en raison de mes supposés liens avec le terrorisme.
Dans quelles circonstances avez-vous été arrêté au Pakistan avant d’être envoyé à la prison militaire américaine de Guantanamo ?
— Je m’étais rendu avec ma femme et mes enfants en Afghanistan en 2001 pour ouvrir une école pour les filles. Nous avons dû quitter l’Afghanistan quand les Américains et la coalition internationale ont commencé à bombarder le pays à la recherche de Ben Laden, et nous nous sommes réfugiés au Pakistan, où la CIA, aidée par la police secrète pakistanaise, arrêtait tous ceux qu’elle soupçonnait de soutenir les talibans. En janvier 2002, des hommes armés sans uniforme ont frappé à ma porte, m’ont ligoté et transporté dans un véhicule où j’ai été interrogé par deux hommes blancs portant des vêtements pakistanais et avaient un accent américain. Ils m’ont dit que j’étais un terroriste et un agent d’Al-Qaïda. J’ai été emmené dans des prisons pakistanaises, puis transféré dans une base américaine à Bagram, en Afghanistan, où je suis resté onze mois avant d’être envoyé à Guantanamo.
Quelles étaient les raisons de votre arrestation et détention ?
— On ne me les a jamais communiquées. J’étais enfermé dans des cellules souterraines où j’ai été torturé et abusé. Les prisonniers étaient traités comme des animaux, abusés, battus, torturés, insultés par les soldats. Ils m’ont affirmé que ma famille m’avait abandonné, qu’elle m’avait renié parce que j’étais un terroriste. Dans cette base américaine, j’ai vu deux prisonniers battus à mort. J’ai été tellement torturé physiquement, moralement et psychologiquement pour me faire avouer que je faisais partie d’Al-Qaïda qu’à la fin, je suppliais d’être envoyé à Guantanamo.
Pourquoi ?
— Parce que je pensais que les prisons américaines en Afghanistan n’avaient pas d’existence légale, au contraire de Guantanamo. J’ai été envoyé là-bas en 2003 avec des menottes aux mains et aux pieds et un masque sur le visage pendant les 36 heures que durait le trajet en avion.
Est-ce que les conditions de détention à Guantanamo étaient « meilleures » qu’à Bagram, comme vous l’espériez ?
— C’était différent, mais le principe était le même. J’ai été enfermé dans une cage qui se trouvait dans une cellule sans fenêtres de manière à ce que le prisonnier ne sache pas s’il faisait jour ou nuit, pour qu’il ne puisse avoir aucune notion de jour ou de date, sans aucun contact avec les autres prisonniers et le monde extérieur.
Comment fait-on pour survivre psychologiquement et physiquement dans de pareilles conditions de détention ?
— Je ne sais pas comment les autres prisonniers ont fait pour survivre, moi ce qui m’a aidé c’est ma foi religieuse. Et puis, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y a eu un autre élément qui m’a aidé : les garde-chiourmes armés qui me surveillaient 24 heures sur 24 de l’autre côté de la grille de la cellule. Au fur et à mesure que le temps passait, à force de nous côtoyer, nous avons fini par développer une relation presque amicale, allant de leur part jusqu’à ce qu’on appelle dans le jargon militaire pactiser avec l’ennemi. Au départ, on leur avait fait croire que j’étais un terroriste extrêmement dangereux et ils l’ont cru, parce que c’était leur gouvernement qui l’affirmait. Mais au fur et à mesure de ma détention, ces soldats américains ont commencé à me parler, ont appris à me connaître et ont découvert que je n’étais pas un arabe fanatisé qui haïssait l’Amérique et voulait la détruire. Psychologiquement, ma foi m’a aidé à résister, mais je reconnais que j’étais terrifié par le traitement que l’on me faisait subir. Le fait que je pouvais m’exprimer en anglais, au contraire de la majorité des détenus, m’a aidé à établir des liens avec les soldats gardiens. À leur faire comprendre que les accusations portées contre moi ne tenaient pas la route, ne pouvaient pas être prouvées. Ils ont commencé à se questionner sur ce qu’on leur disait, sur le travail qu’on leur demandait de faire. Après, j’ai entendu dire que beaucoup de soldats américains ont demandé à quitter Guantanamo.
Combien de temps êtes-vous resté à Guantanamo ?
— Trois ans, la plupart du temps à l’isolement, puis j’ai été placé avec d’autres prisonniers, dont des employés de Ben Laden. Coupé du monde et totalement isolé, je ne savais pas que mon père était en train de remuer ciel et terre pour essayer de me faire libérer. Pour cela, il a rencontré des ministres britanniques, s’est même rendu à la Maison Blanche, a contacté Amnesty International qui, avec d’autres organisations internationales, faisaient campagne pour la libération des prisonniers de Guantanamo et demandaient que je sois jugé par un tribunal pour les délits dont on m’accusait. Les Américains ne pouvaient pas m’amener devant une Cour de justice parce qu’ils ne pouvaient prouver leurs accusations et ensuite, ç’aurait été me permettre de parler et de dénoncer ce qui se passait à Guantanamo en termes de non-respect de droits de l’homme et de torture. Car il ne faut pas oublier que, contrairement à la majorité des prisonniers arabes, je parlais couramment l’anglais. Et puis, un élément décisif est survenu dans la campagne pour la libération : il a été révélé au Parlement britannique que les Américains envisageaient de faire exécuter un certain nombre de prisonniers, dont des ressortissants britanniques.
Pourquoi est-ce que cette révélation a été déterminante dans votre libération ?
— Face à une perception que les lois britanniques – et internationales – n’étaient pas respectées contre des ressortissants britanniques, face à une opinion publique remontée contre la guerre en Irak qui lui réclamait des comptes, le gouvernement britannique, dont le Premier ministre Tony Blair était alors le meilleur allié des USA, a été obligé de prendre position. Il a dit aux Américains : ou bien vous leur faites un procès et prouvez vos allégations, ou bien vous les libérez. Mes avocats ont utilisé comme argument l’habeas corpus, un principe juridique qui, dans les pays démocratiques, garantit à toute personne arrêtée le droit d’être rapidement présentée devant un juge pour que la légalité de sa détention soit vérifiée. C’est ainsi qu’en 2005, après trois ans d’emprisonnement, j’ai été libéré.
Vous êtes donc libéré en 2005, dans les circonstances que vous avez racontées et retournez en Grande-Bretagne. Mais vos relations, disons conflictuelles, avec les autorités policières britanniques vont continuer. Vous allez être de nouveau arrêté par le MI5. Est-ce qu’il n’y a pas eu une part de provocation de votre part dans cette arrestation ?
— Sans doute. Je ne cherche pas la confrontation, mais je ne me laisse pas faire et je réagis. Je suis devenu comme ça à cause des plus de 300 interrogatoires que j’ai subis lors de ma détention. Au cours de l’une d’entre elles, à Bagram, alors que j’avais mes mains et mes pieds attachés, on m’a montré des photographies de ma femme et de mes enfants dont je n’avais aucune nouvelle. Et pendant cet interrogatoire, on m’a fait écouter l’enregistrement d’une voix féminine en train de pleurer, de crier et de hurler, en me disant que c’était ma femme. Je n’ai jamais oublié cet épisode et depuis, à chaque que j’ai l’occasion, surtout devant une Cour de justice et devant l’opinion publique, je dénonce ces faits, ces méthodes, au grand dam des autorités et, pour dire le moins, elles ne m’aiment pas et font tout ce qui est en leur pouvoir pour essayer de me faire taire. Après ma libération, et avec 15 autres ex-détenus, nous avons poursuivi le MI5 et notre action juridique s’est terminée par un arrangement financier, hors de la Cour, avec le gouvernement britannique. Mais pour moi, cet arrangement n’est pas suffisant.
Quel était le montant de cet arrangement financier ?
— Je ne peux pas le révéler, mais je peux vous dire que c’était conséquent. Nous n’avons pas fait le procès pour l’arrangement financier, mais pour démontrer que le gouvernement britannique, qui est supposé protéger ses ressortissants, a permis à un autre pays de les emprisonner et de les torturer. Un des résultats de ce procès a été que pour la toute première fois, la police a ouvert une enquête criminelle sur les agissements du MI5. Il y a eu ensuite une enquête indépendante quant au rôle du gouvernement britannique sur la torture, ce qui m’a permis de présenter des preuves à la Cour criminelle internationale sur les détentions arbitraires et les tortures que les militaires américains ont pratiquées sur les talibans…
Vous êtes devenu en quelque sorte un spécialiste de la dénonciation de détention et de tortures…
— Depuis ma libération, j’ai créé et occupé cet espace de dénonciation, ce qui fait que je suis devenu une cible. Il arrive souvent que quand je reviens d’un voyage à l’étranger, la police britannique m’attend à l’aéroport pour m’interroger sur mes déplacements. En 2012 et 2013, je suis allé en Égypte, en Tunisie, en Libye et en Syrie, pays avec qui les USA ont des accords et des bases militaires, pour retrouver la trace des prisonniers que les Américains y avaient envoyés et qui avaient été torturés. Pendant mon enquête en Syrie, j’ai découvert qu’en dépit du fait que Bashar Al-Assad était l’ennemi déclaré des Occidentaux, la CIA lui avait livré des opposants syriens ! Quand je suis rentré en Grande-Bretagne après des mois d’enquête, j’ai été arrêté, une fois de plus, la police m’accusant d’être mêlé à des opérations terroristes en Syrie. J’ai été emprisonné pendant plusieurs mois dans une prison de haute sécurité avant d’être libéré.
J’espère que vous ne serez pas arrêté à votre retour de Maurice ! Vous êtes un des directeurs de Cage International, ONG dont les objectifs sont de faire changer le discours sur l’Islam et les musulmans, et combattre les politiques néfastes. Quel est le regard que vous portez sur le monde musulman d’aujourd’hui ?
— Pour vous répondre, je suis obligé de parler de Gaza, parce que la Palestine est le point de départ et d’arrivée de tout ce qui concerne le monde musulman. Mon épouse est une Palestinienne, et pour moi la Palestine a toujours été un point central, même quand j’étais emprisonné à Guantanamo. Où il y a un prisonnier venant de Gaza qui est là-bas depuis plus de 25 ans, après avoir été transféré et torturé dans plusieurs bases militaires américaines hors des États-Unis sans qu’aucune charge n’ait été portée contre lui !
Est-ce que vous pouvez expliquer ce qui est pour moi un mystère : pourquoi les pays voisins de la Palestine, et les pays arabes en général, regardent ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie comme des spectateurs ?
— Il faut se rappeler que la majeure partie des pays arabes ont été créés par l’Occident après les Première et Seconde Guerres mondiales. Tous ces pays ont accepté, par la force et l’expulsion des Palestiniens des terres qu’ils occupaient depuis des décennies, la création d’Israël. Cette création – soutenue par la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis et d’autres pays européens – a été imposée aux pays arabes, qui ont perdu des parties de leurs territoires. Il faut aussi se rappeler que la majeure partie des Israéliens sont d’origine européenne, sont venus en Israël après les deux guerres mondiales, alors que les Palestiniens vivent sur leurs terres depuis des milliers d’années.
Quelle est la solution, s’il en existe une, à ce problème qui dure depuis des décennies et qui a fait des centaines de milliers de morts ?
— Selon moi, la solution réside dans la création d’un seul État qui regrouperait juifs, palestiniens et les chrétiens – on les oublie un peu facilement – qui y vivraient pacifiquement. Mais un État qui ne serait pas dirigé, contrôlé par ceux qui ont pratiqué le génocide, ont commis des crimes de guerre, le nettoyage ethnique, et ont utilisé la famine comme arme de guerre. Ce qui ont été les pratiques en cours pendant des années, dans les territoires dit occupés. Il faudrait créer une force internationale pour veiller au respect des droits des uns et des autres dans un pays qui aura enfin retrouvé la paix. J’évoque une force internationale, puisqu’aujourd’hui, plus de 160 pays ont reconnu la Palestine…
Ce qui n’empêche nullement le Premier ministre israélien de continuer à détruire ce qui reste de Gaza. D’autres pays ont annoncé leur intention de reconnaître la Palestine au cours de la prochaine assemblée générale des Nations Unis. Mais au rythme auquel « travaille » l’armée israélienne, il ne restera rien de Gaza en septembre prochain, quand l’ONU votera pour la solution des deux États !
— C’est clairement l’objectif de Netanyahu. On ne demande pas aux pays voisins d’entrer en guerre contre Israël et sa super armée soutenue par les États-Unis, mais tout simplement d’interdire le survol de leur territoire par les missiles qui sont tirés sur Gaza pour terminer sa destruction, pour protéger ses habitants. Ils ne le font pas et assistent en tant que spectateurs au massacre. Un des aspects du problème réside dans le fait que dans les pays voisins, et alors que les populations soutiennent les Palestiniens, le pouvoir est détenu par des dictateurs qui jouent le jeu de l’Occident. Ils le font pour conserver le pouvoir.
Après ce que vous venez d’exposer, il faut malheureusement admettre que, valeur du jour, il n’y a pas de solution au drame que nous évoquons…
— Je ne sais vraiment pas quoi vous répondre. Mais malgré ces multiples obstacles qui semblent insurmontables, je continue de militer, de m’exprimer, et de me faire arrêter, parce que je proteste contre le génocide, et je suis un partisan de la paix et de l’arrêt du massacre. Je crois dans la mobilisation des citoyens qui, par leur activisme, sont en train de faire bouger les choses. En Grande-Bretagne, par exemple, une ONG a bloqué des usines qui fabriquent du matériel de guerre destiné à Israël. Le gouvernement a qualifié cette action d’acte terroriste, mais les activistes ont répliqué en expliquant qu’ils ont été obligés d’avoir recours à la force pour lutter contre le génocide. Cet argument est de plus en plus utilisé dans d’autres pays où les gens, révoltés par ce qui se passe à Gaza, sont de plus en plus nombreux à manifester. Je crois que plus que les gouvernements, ce sont les ONG et autres associations de citoyens qui feront bouger les choses. Je me bats non seulement contre l’existence de Guantanamo, mais contre toutes les formes de torture pratiquées dans toutes les prisons et, hélas, elle est pratiquée dans certains pays arabes.
Vous êtes venu à Maurice pour donner des conférences publiques, mais aussi pour animer des causeries dans des mosquées. Quel est votre message pour la communauté musulmane de Maurice ?
— Mon message est le suivant : impliquez-vous. On a tendance à croire que le respect et la défense des droits humains est un concept occidental. Ce n’est pas vrai ! Il existe dans la civilisation islamique plusieurs textes sur l’interdiction d’abuser, de torturer, de maltraiter les êtres humains, qui qu’ils soient. Les musulmans font partie du monde et doivent prendre partie quand il le faut sur les valeurs qu’ils partagent avec les autres, et ne pas se renfermer sur eux-mêmes en disant que ces questions ne les concernent pas. Il existe des valeurs universelles que les musulmans partagent naturellement avec les autres communautés. Je voudrais dire que j’ai accepté de venir à Maurice pour souligner l’importance du concept de LA JUSTICE dans notre monde. Il faut se mobiliser et se battre pour qu’elle soit pratiquée, et que chaque citoyen, quel que soit son pays d’origine, puisse y avoir accès. Certains concepts et certaines lois occidentales ont leur raison d’être dans le monde dans lequel nous vivons. Je vous rappelle que c’est parce que mes avocats ont utilisé le concept de l’habeas corpus que j’ai pu être libéré.
Quel sera votre mot de la fin de cette interview ?
— Aussi paradoxal que cela puisse paraître, je remercie les agents du MI5, de la sécurité pakistanaise et de la CIA puisqu’ils m’ont fait découvrir le monde des arrestations arbitraires et de la torture, et ont fait de moi l’activiste que je suis devenu. Un activiste qui fait campagne dans le monde entier pour la fin de la torture et la libération des prisonniers dont personne ne parle. Parce que leur voix, comme leur existence même, est niée.