Il y a cinq ans, la vie de Mylène et de sa famille a basculé.
Cette semaine, comme bien d’autres personnes, elle s’est remémorée ce 25 juillet fatidique, il y a cinq ans. Petite opératrice touristique à Mahébourg, elle subissait déjà les effets de la pandémie de Covid-19, du confinement et de la longue fermeture des frontières de Maurice.
Et puis, il y a eu ce bateau maudit. Dans la nuit du samedi 25 juillet 2020. Le MV Wakashio, vraquier de 300 mètres battant pavillon panaméen et appartenant à la compagnie japonaise Nagashiki Shipping, faisant route de la Chine vers le Brésil. Transportant environ 3,800 tonnes de fioul lourd et 200 tonnes de diesel. Soudain échoué sur les récifs au large de Pointe d’Esny. Les cris d’alerte de tous ceux qui connaissent la mer et les courants à cet endroit. L’immobilisme du gouvernement. Et dix jours après, la marée noire. Environ 1,000 tonnes d’hydrocarbures déversées dans le lagon. Les côtes souillées. Les écosystèmes marins gravement atteints. Et la subsistance de milliers de familles gravement atteinte.
Rajen, le mari de Mylène, était pêcheur. Mangouaks, crabes, huîtres, crevettes, la récolte était en général suffisante pour assurer leur vie familiale quotidienne et contribuer à leurs projets. Tout cela a disparu. Les poissons reviennent graduellement, mais la mangrove reste polluée.
Mylène et Rajen ont dû vendre à perte la maison qu’ils avaient commencé à construire, revoir les projets d’études qu’ils avaient pour leurs deux enfants, n’ont pu assurer à leurs parents âgés la fin de vie sereine qu’ils espéraient. Et la détresse, l’impuissance, l’anxiété, la colère, ont entraîné chez le couple des problèmes de santé qu’ils peinent aujourd’hui encore à soigner.
Car il y a de la colère, oui, qui continue à engluer les esprits, les cœurs, les corps.
Les compensations promises se sont fait attendre. Certaines familles ont fini par recevoir un total de Rs 80,000, dont le paiement a été échelonné sur plusieurs mois. Dérisoire face aux préjudices à long terme qu’elles ont subis. Et alors même que des études montrent que les populations côtières affectées par cette marée noire n’ont pas, cinq ans plus tard, retrouvé le statut économique qu’elles avaient avant 2020. Statut économique étant déjà un bien grand mot au vu de la précarité qui caractérisait davantage leur condition.
À ce stade, apprend-on, l’État mauricien a dépensé quelque Rs 838 millions pour gérer la crise, alors que l’assureur du navire lui n’a versé que… Rs 60 millions. Une action en justice est toujours en cours contre la compagnie d’assurance, et le gouvernement espère que le processus aboutira à une juste indemnisation. Et l’on ne sait pas encore s’il faut attendre quelque chose de la visite rendue au Premier ministre le 8 juillet par Hashimoto Takeshi, CEO de Mitsui OSK Lines Ltd.
Oui, c’est cela aussi, un naufrage et une marée noire.
Pas seulement des chiffres et des photos spectaculaires.
Mais aussi des vies humaines lourdement et durablement impactées.
Et, pour beaucoup, le sentiment d’un deuil impossible à faire, d’autant qu’un certain nombre de choses restent encore non-expliquées et non-résolues.
Qu’en est-il, en effet, du rapport de la Court of Investigation ? Le 11 septembre 2020, suite à la forte pression populaire qui avait notamment vu plus de 100,000 personnes manifester dans les rues de Port-Louis au mois d’août, le gouvernement de Pravind Jugnauth avait finalement institué cette Court of Investigation investie de la mission d’enquêter sur les circonstances de ce naufrage. Présidée par l’ancien Senior Puisne Judge Abdurafeek Hamuth, assisté des experts Jean Mario Geneviève et Johnny Lam Kai Leung, cette instance a commencé ses travaux en janvier 2021. Elle a auditionné les membres d’équipage du MV Wakashio, les autorités portuaires, les représentants des garde-côtes, des experts en environnement, des membres du public. Cette instance a finalisé son rapport. Et l’on s’attendait sans doute à ce que, cinq ans après la catastrophe, le nouveau gouvernement le rende enfin public. Mais le ministre de l’Agro-industrie, de l’Économie bleue et de la Pêche, Arvin Boolell a déclaré cette semaine qu’il y aurait toujours des éléments de l’affaire soumis à enquête policière et décisions judiciaires. Et que ce n’est qu’une fois tout cela terminé, et l’aval du bureau du Directeur des poursuites publiques (DPP) obtenu, que le rapport pourra être rendu public. Tant d’attente. « Ziska lespwar mem finn tom dan dilo » se lamente Mylène, en écho à un célèbre séga.
Mais à côté de cela, elle se souvient avec chaleur de la formidable mobilisation populaire qui avait suivi le début de la marée noire le 6 août 2020. Ces milliers de Mauricien-nes de tous âges et de toutes régions affluant sur le waterfront de Mahébourg pour prêter main forte à l’opération déclenchée à l’initiative de David Sauvage et de Rezistans ek Alternativ, pour fabriquer des boudins en paille de canne et les placer en mer pour contrer l’avancée de la marée noire. Cela, Maurice n’est pas près de l’oublier. La façon dont elle s’est requinquée de l’expression de sa force solidaire. Qu’elle se sait désormais capable de mobiliser à nouveau face à l’adversité.
Cela, malgré tout, nous nourrit…
Ailleurs, autour de la Palestine, la mobilisation internationale sera-t-elle au rendez-vous pour nourrir l’espoir d’une issue non plus seulement d’un conflit, mais d’une entreprise de déshumanisation totale ? Déshumanisation d’une population enfermée et affamée à Gaza. Déshumanisation du monde entier, de nous tous satisfaits, indifférents ou contraints, choqués, bouleversés de voir jour après jour le spectacle insoutenable d’êtres humains contre lesquels la faim est utilisée comme arme de guerre.
Selon un décompte de l’AFP, les trois quarts des États membres de l’ONU – soit 142 pays sur les 193 membres – ont désormais reconnu l’État de Palestine proclamé par la direction palestinienne en exil à la fin des années 1980, en comptabilisant la France après l’annonce, jeudi, par le Président Emmanuel Macron d’une reconnaissance lorsqu’il se rendra en septembre à l’Assemblée générale des Nations Unies. Mais la plupart des pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord, de l’Australie, la quasi-totalité des pays d’Océanie, le Japon ou la Corée du Sud, ainsi qu’une poignée de pays en Afrique et en Amérique latine, s’y refusent encore.
Pendant ce temps, des enfants, des femmes, des hommes tombent chaque jour, certain-es sous les balles quand ils vont juste tenter de se ravitailler : le 13 juillet, l’ONU a confirmé que 875 Palestinien-nes cherchant à obtenir de la nourriture avaient été tués sur les voies d’accès à l’aide humanitaire ou sur les sites de distribution. Des milliers d’autres personnes ont été blessées. Mais de plus en plus, il n’y a même plus besoin de balles ou d’armes pour les tuer. On ne « dépense rien ». On retire. On empêche l’entrée à Gaza des tonnes de nourriture, d’eau potable, de fournitures médicales, de carburant et de matériel de construction d’abris qui attendent dans des entrepôts aux portes et à l’intérieur même de l’enclave.
Dès le 13 mai 2025, un rapport de Médecins du Monde alertait sur le fait que la faim était utilisée par Israël comme arme de guerre. Ce rapport notait qu’en seulement un an et demi, la malnutrition aiguë à Gaza avait atteint des niveaux comparables à ceux observés dans les pays confrontés à des crises humanitaires prolongées s’étalant sur plusieurs décennies. En cause : le siège imposé par les autorités israéliennes.
« Les enfants souffrant de malnutrition aiguë gonflent et perdent leurs cheveux et leur tissu musculaire, et ont des diarrhées persistantes », déclarait Nadja Pollaert, directrice générale de Médecins du Monde Canada. Aujourd’hui, ce sont aussi les adultes qui, plus seulement dénutris mais affamés et déshydratés, s’effondrent en pleine rue. Morts par famine imposée par l’État d’Israël.
Nourrir l’humain ou se laisser dévorer par un des pires crimes de notre humanité vacillante. Comment s’accommoder du fait que cela puisse encore relever d’un choix que certains refusent ?
SHENAZ PATEL
Cinq ans après la marée noire du Wakashio, il reste une nuée de questions, des écosystèmes à la peine, des vies humaines lourdement et durablement impactées. Mais aussi de quoi se nourrir du rappel d’une magnifique vague de solidarité humaine. Plus loin, les Palestiniens délibérément affamés jusqu’à la mort par l’État d’Israël attendent désespérés que la solidarité internationale s’exprime en positions et en actes. L’ogre dévorera-t-il sous nos yeux ce qu’il subsiste en nous d’humanité ?