Pauvres de nous…

En mai 2011, Dominique Strauss-Kahn, directeur général du Fonds monétaire international depuis 2007, est arrêté à New York après avoir été accusé d’agression sexuelle par une femme de ménage de l’hôtel où il séjournait. L’affaire se réglera finalement par un accord financier le contraignant à verser plus d’un million de dollars à la plaignante. Il est subséquemment obligé de quitter la tête du FMI et met fin à ses ambitions de candidature à l’élection présidentielle de 2012, où il était donné comme grand favori pour représenter le Parti Socialiste.

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Dans les mois qui ont suivi, beaucoup a été dit sur la tendance à s’autosaboter à la veille d’une grande réalisation, alors qu’une voie glorieuse semble toute tracée. Et cette histoire peut revenir en mémoire aujourd’hui, dans un autre registre, pour s’interroger sur le choix du gouvernement mauricien de laisser tomber, d’une main négligente, au détour d’un exercice budgétaire, une annonce de réforme immédiate des pensions qui vient brutalement stopper l’élan qui l’a élevé au pouvoir il y a à peine huit mois.

Voilà donc un gouvernement porté par un 60-0, une véritable vague électorale, un élan, un espoir, après dix ans de régime autocratique du clan Jugnauth, une immense respiration qui laissait espérer une sérénité retrouvée, une force commune pour faire face aux multiples défis auxquels nous sommes confrontés. Et vlan ! Un gouvernement qui sabote en un tour de main la confiance, l’adhésion, la cohésion populaire, en annonçant en surprise que le paiement de la pension de vieillesse passera de 60 à 65 ans. Sans consultation, sans concertation, sans discussion aucune. Déconnexion ? Suffisance ? Arrogance ? Sentiment de non-redevabilité induit par un pouvoir total ? En tout cas le moyen le plus sûr de se mettre à dos toute une population qui soudain se sent pas seulement déconsidérée mais carrément bafouée, trahie, menacée.

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Oui, menacée. Car la pension de vieillesse, au-delà de son aspect purement économique, est aussi un symbole essentiel du fameux État-providence qui a jusqu’ici caractérisé Maurice. Et que les mesures palliatives annoncées vendredi par le gouvernement suite à la levée de boucliers populaire et syndicale, vient davantage parler de mort d’un système en choisissant ce qui équivaudra désormais à du ciblage.

Certes, on ne peut rester sourds à l’argument selon lequel l’actuel système de pensions n’est plus soutenable en raison notamment du vieillissement de notre population et de données économiques mondiales. Mais on ne peut aussi s’empêcher de se demander ce qu’augure cette versée néolibérale qui semble ne plus vouloir jauger le « développement » qu’à l’aune de l’économie, en estimant que l’humain n’est qu’une considération collatérale dans l’équation. D’autant plus que vu le long passé du MMM et le fek-prezan de Rezistans ek Alternativ, on s’attendait que leur présence au gouvernement signifie tout autre chose.

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Or, nous voilà comme en passe de revenir à ce qui fut un temps appelé les Poor Laws. 

À la base, ce terme désignait l’attribution d’une aide financière aux plus pauvres, pratiquée en Angleterre et au pays de Galles de 1536 jusqu’au développement de l’État-providence après la Première Guerre mondiale.

L’État-providence, c’est ce mode d’intervention de la puissance publique dans les domaines économique et social, visant à assurer un certain niveau de sécurité et de bien-être social à l’ensemble de la population. En un mot de garantir, à tous, un niveau de vie acceptable, à travers des politiques de soutien en matière de revenus, de santé, d’éducation, de soutien à la famille etc. En d’autres mots, cela correspond à la reconnaissance par l’État de sa responsabilité vis-à-vis de la vie en société en son sein. En procédant à la « démarchandisation » de certains services jugés essentiels, mais aussi à la redistribution de la richesse entre les différentes composantes de la société.

Sous ce terme se retrouvent diverses formules d’application. En 1990, l’économiste et sociologue danois Gøsta Esping-Andersen propose, à partir de l’étude de 18 nations ayant mis en œuvre un État-providence, une définition de trois modèles : le modèle corporatiste (ou conservateur), dans lequel seuls les individus ayant cotisé, donc travaillé, bénéficient d’une protection sociale ; le modèle libéral (ou résiduel), qui ne garantit qu’un très faible niveau de protection sociale, celle-ci étant souvent réservée aux populations les plus pauvres et financée par l’impôt ; et le modèle social-démocrate (ou universaliste), qui assure à l’ensemble de la population un haut niveau de protection sociale financé par l’impôt. Ce dernier modèle, moins répandu, est notamment pratiqué dans les pays nordiques (Danemark, Finlande, Norvège, Suède). Et jusqu’à ce mois de juin 2025, il était aussi considéré qu’il s’appliquait à Maurice.

L’historien Jocelyn Chan Low a ainsi fait ressortir à plusieurs reprises comment les principaux dirigeants du Parti Travailliste mauricien, formés en Grande-Bretagne, exposés à l’influence du British Labour Party, voulaient créer à Maurice l’équivalent d’un État providence. Conscient que pour ce faire, il était impératif de développer les capacités de production de l’économie, le Premier ministre sir Seewoosagur Ramgoolam va accorder des conditions favorables aux sucriers et aux investisseurs. En retour, il impose une taxe de sortie de 15% sur le sucre, qui va servir à financer les réformes sociales : subsides sur le riz et la farine, éducation gratuite, pension de vieillesse universelle entre autres.

L’historien souligne ainsi que si Maurice a choisi un modèle de développement basé sur l’économie de marché, on ne peut parler d’ultralibéralisme, car elle a construit un État-providence. Ce qui permettrait de cataloguer le pays comme un des rares « social democratic developmental State » de l’hémisphère Sud. Une performance qui fut notamment relevée et saluée en 2011 par le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, qui fit l’éloge de Maurice, de son progrès économique et de son système de sécurité sociale. Arguant au passage que les États-Unis devraient prendre exemple sur notre petite île sans ressources naturelles.

Aux États-Unis, Ronald Reagan et au Royaume-Uni Margaret Thatcher ont brutalement remis en question, dans les années 1980, cette forme de régulation sociale incarnée par le Welfare State. Et ces dernières années, la tendance s’est répandue et durcie.

L’avez-vous noté, combien ces derniers temps, y compris à Maurice, le terme État-providence a pris une connotation péjorative ? Comme si ceux qui s’en réclament ne pouvaient plus être apparentés qu’à des paresseux, des assistés, voire des « jouisseurs » ? Curieux écho de la guerre au Welfare State menée sous les administrations Reagan et Bush, qui attaquaient « la welfare queen ou mom ou cadillac, à savoir la jeune femme afro-américaine, mère isolée, sans emploi, souffrant de pathologies (obésité, addictions), vivant de l’aide sociale et responsable, d’après eux, de son exclusion »…

Il y a le réalisme économique prôné par certains.

Mais il y a aussi cette question posée : on peut considérer que si un pays comme le nôtre, dont la majorité de la population est issue de l’esclavage et de l’engagisme, a réussi à se maintenir socialement stable sous une élite économique qui descend directement de cette histoire d’exploitation, c’est en grande partie parce que nous avons eu un Welfare State qui a rendu les choses soutenables. Que va-t-il se passer si ce Welfare State est sapé ? Si l’on abandonne le Welfare State inclusif pour revenir à ce qui s’apparenterait à des poor laws à peine revisités ? Comment rendre audible, et acceptable, l’argument qu’il n’y a pas d’autre alternative que de ne plus soutenir les plus vulnérables alors même que parallèlement, un luxe de plus en plus insolent ne cesse de s’afficher sous nos yeux ? Quelle paix, et quel « développement », peut-il y avoir sous une justice sociale amputée, mutilée ?

SHENAZ PATEL 

« On peut considérer que si un pays comme Maurice, dont la majorité de la population est issue de l’esclavage et de l’engagisme, a réussi à se maintenir socialement stable sous une élite économique qui descend directement de cette histoire d’exploitation, c’est aussi en grande partie parce que nous avons eu un Welfare State qui a rendu les choses soutenables. Que va-t-il se passer si l’on abandonne le Welfare State inclusif pour revenir à ce qui s’apparenterait à des poor laws à peine revisités ? Comment rendre audible, et acceptable, l’argument qu’il n’y a pas d’autre alternative que de ne plus soutenir les plus vulnérables alors même que, parallèlement, un luxe de plus en plus insolent ne cesse de s’afficher sous nos yeux ? Quelle paix, et quel « développement », peut-il y avoir sous une justice sociale amputée, mutilée ? »

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