Pourquoi nos jeunes se détruisent ?

Tous les observateurs sur le terrain le disent, voire le crient : la situation de la drogue à Maurice a, ces derniers temps, dépassé un seuil que le mot alarmant ne suffit plus à décrire.

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De toute l’île, proviennent des informations et des images qui témoignent de ravages croissants. Personnes-zombies qui titubent dans les rues. Accroissement marqué du nombre d’agressions et de vols liés à l’achat de drogues. Multiplication des cas de complications référés aux médecins et hôpitaux. Hausse conséquente des décès. Avec un rajeunissement (et une féminisation) marqués de la consommation. Jeunes qui vont aujourd’hui jusqu’à agresser violemment leurs propres parents et grands-parents, pour voler ici un peu d’argent, là des bijoux ou autres effets personnels, jusqu’à la bonbonne de gaz du foyer, tout pour avoir quelques roupies, afin de vite acheter leur dose. Une « violence domestique » qui prend un nouveau visage. Et dont témoignent, désemparées, parfois totalement désespérées, des familles qui n’en reviennent pas de ce qui leur arrive. Qui cherchent de l’aide sans en trouver. À la radio, il y a quelques semaines, une mère en sanglots disait ainsi en arriver à envisager de tuer son fils, tellement elle est au bout du rouleau face à sa violence de toxicomane – alors qu’il avait jusque-là été un fils aimant –, tant sa déchéance est devenue insoutenable.

Certains mettent en avant la gangrène héritée du précédent pouvoir. Les « affaires » qui émergent ces jours-ci montrent, en effet, l’étendue des agissements « mafieux » qui ont prévalu sous l’administration de Pravind Jugnauth, notamment au niveau de la police. Qui aurait été non seulement jusqu’à protéger certains trafiquants (ce qui, au fond, a toujours existé), mais qui a poussé les choses plus loin en ayant ses propres stocks de drogue soit pour les « planter » chez des opposants au régime, soit pour les entreposer et les « découvrir » de champs de cannes en terrains vagues, afin de toucher des millions d’une reward-money administrée comme une caisse noire.

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Pendant ce temps-là, les autorités gouvernementales sont accusées par une société à bout de ne pas se montrer à la hauteur de l’urgence. Elles-mêmes rétorquent qu’elles œuvrent pleinement à répondre à cette urgence, ce dont témoigne, d’une part, le fait que, depuis novembre 2024, des saisies de drogues dures d’un montant de Rs 1,6 milliard ont été effectuées et, d’autre part, la promulgation en mai 2025 de la loi instituant la National Agency for Drug Control (NADC). Son CEO, le Dr Fayzal Sulliman, nommé en juin dernier, fait ainsi ressortir qu’il a fallu tout construire, mettre en place les procédures, aménager les locaux, lancer les procédures de recrutement pour constituer l’équipe. Tout cela, effectivement, prend du temps. Mais il n’y a pas que le temps. Il y a aussi les orientations générales. Ainsi, on voit monter de plus en plus de contestations du président de la NADC, Sam Lauthan, dont l’engagement dans la lutte contre la drogue a été salué par le passé mais que certains considèrent aujourd’hui « dépassé » dans sa position contre la dépénalisation du cannabis. Car oui, il y a des discussions à mener et des décisions à prendre entre dépénalisation, décriminalisation et légalisation, en prenant en compte les impacts sanitaires, sociaux, économiques. À un moment où les drogues dites synthétiques ont envahi notre marché et font des dégâts énormes et immédiats.

Au-delà, le CEO de la NADC tente tant bien que mal de calmer les impatiences et contestations en mettant en avant qu’un masterplan sur cinq ans est en cours de validation, que le nouvel organisme œuvre à la création d’un early warning system pour détecter rapidement les nouvelles molécules en circulation dans le pays, et travaille aussi à l’institution d’un comité interministériel chargé d’assurer une meilleure coordination entre prévention, répression et réhabilitation. On parle aussi de renforcement de la présence policière sur le terrain, voire d’un rôle accru pour la Special Mobile Force.

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Mais justement. À travers tout cela, ne pêchons-nous pas sur la considération de la dimension humaine du problème ?

L’armée sur le terrain, une politique plus agressive pour « briser la chaîne de transmission ». Soit. Mais il est évident qu’une politique antidrogue ne peut se limiter à la seule répression. On parle, donc, de modernisation de la prévention, avec notamment une présence accrue sur les réseaux sociaux.

Reste que nous semblons passer à côté d’une question de base : celle du pourquoi.

Les études sur les addictions montrent que les adolescents prennent des drogues pour diverses raisons, qu’il s’agisse de partager une expérience sociale, de se sentir membre d’un groupe, de soulager le stress, de faire de nouvelles expériences, d’éprouver la sensation du risque et de la transgression de l’interdit. Mais pourquoi nos jeunes tombent-ils de plus en plus dans des drogues ravageuses comme les synthétiques ? Des drogues qui, loin d’être « récréatives », amènent d’emblée dans l’extrême et le risque de la mort violente ?

Dans l’ouvrage Pop & Psy : Addicts. Prendre soin de soi et identifier les comportements toxiques avec la pop culture (Points), paru le 3 octobre, Jean-Victor Blanc, psychiatre et enseignant à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, invite à s’interroger sur le fait que les addictions et les comportements compulsifs seraient aggravés par la société de consommation et invite à « replacer l’addiction dans une dynamique sociale et systémique, en l’occurrence capitalistique », citant à cet effet l’historien des drogues David T. Courtwright, auteur, entre autres, de l’essai The Age of Addiction. How Bad Habits Became Big Business (Harvard University Press, 2019).

« La précarité engendrée par chaque crise économique augmente mécaniquement la consommation de drogues et d’autres produits psychoactifs. Car, contrairement à une croyance populaire, l’addiction n’est due ni à un manque de volonté ni à un laisser-aller de la personne concernée », explique le spécialiste des addictions Jean-Victor Blanc.

Il y a la précarité économique qui est en grande augmentation chez nous. Mais il n’y a pas que cela. En mai dernier, notre actualité a notamment été marquée par l’arrestation très violente, à Petite Rivière, du jeune Nygel B., au terme d’une course-poursuite déjantée menée par des policiers en civil qui l’ont finalement mis en sang, avant de l’extirper du véhicule qu’il conduisait. Un véhicule flambant neuf que son grand-père venait de l’accuser de lui avoir volé. Une Skoda dernier cri pour des entrepreneurs aisés. Des grands-parents bouleversés qui ont raconté comment ils ne savaient plus quoi faire face à ce petit-fils qu’ils ont élevé depuis la séparation de ses parents, mais qui, depuis quelque temps, ne cessait de les voler pour financer son addiction à des drogues de plus en plus dures.

Pourquoi nos jeunes se détruisent-ils comme ils le font aujourd’hui ?

En raison de quel mal-être psychologique ? De quelles violences subies ? De quelle anxiété ?

De quelle désaffection sociale, économique ?

De quel délitement national, mondial ?

À quelle appartenance, quel projet, quel espoir sont-ils-elles susceptibles de se raccrocher pour ne pas sombrer ?

Il ne suffit pas que nos politiciens affirment que eux ne sont pas complices du trafic de drogue. Aujourd’hui encore, comme pour Kaya en 1999, on continue d’arrêter et d’envoyer en prison des consommateurs pour un joint. En face, l’actualité aligne une litanie d’hommes de pouvoir qui volent au pays des millions de roupies sans être autrement inquiétés. “A corrupt politician is worse than a thief. A thief steals your money, but a corrupt politician steals your future, your children’s education, your health, and your dignity”, peut-on lire sur les réseaux. 

On ne s’abîme pas rageusement et inexorablement aux drogues dures simplement parce qu’elles sont « trop facilement » disponibles.

Nous sommes là confrontés à un enjeu majeur : entre considérer la toxicomanie comme le problème des toxicomanes et de la police, et prendre pleinement conscience que cette question relève de notre responsabilité commune, si nos jeunes n’ont plus envie de vivre, dans ce pays dont nous tenons tant à vanter l’extraordinaire par ailleurs…

SHENAZ PATEL 

La situation de la drogue à Maurice a, ces derniers temps, dépassé un seuil que le mot alarmant ne suffit plus à décrire. Avec un rajeunissement très marqué. Pourquoi nos jeunes se détruisent-ils comme ils le font aujourd’hui ? En raison de quel mal-être psychologique ? De quelles violences subies ? De quelle anxiété ? De quelle désaffection sociale, économique ? De quel délitement national, mondial ? De quelle désespérance jugée sans issue ?

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