Une personne entre dans une salle d’attente, où sont disposées quatre chaises. Sur les deux chaises du milieu sont assis deux hommes habillés de la même façon. L’un est blanc. L’autre est noir. De quel côté la personne qui entre va-t-elle s’asseoir ?
Cette situation fait partie d’une série d’autres placées au centre de « Sommes-nous tous racistes ? » diffusée en prime time par France Télévisions le 17 juin dernier. Cette émission qui a fait beaucoup de bruit proposait à 50 volontaires non-avertis du thème de se prêter à des situations documentées dans des publications scientifiques internationales et adaptées pour la télévision.
Si les résultats se sont révélés choquants pour bon nombre de personnes (y compris parmi les participants), le but affirmé de l’émission était de tenter de comprendre les mécanismes psychosociaux qui sont à l’origine de stéréotypes et de préjugés conduisant à des comportements discriminants. Il en ressort ainsi que notre cerveau simplifie et classe les gens en catégories. Il s’alimente pour ce faire de stéréotypes, ceux-ci étant définis comme un « ensemble d’idées préconçues qu’on va appliquer à un individu du simple fait de son appartenance à un groupe ». Et nourrit des préjugés, ceux-ci se référant « l’attitude que l’on va avoir vis-à-vis de ce groupe ».
Tout ceci pourrait faire écho à ce qui se passe ces jours-ci à Maurice depuis la circulation sur les réseaux, vendredi dernier, d’un extrait d’une émission proposée par l’express.mu qui donne la parole à des jeunes sur divers sujets. Extrait où l’on entend, et voit, un jeune Mauricien fréquentant l’université de Maurice, qui affirme notamment que voler de l’argent et des bijoux et se droguer est l’apanage de ceux qui vivent dans les cités, dan geto, ceux fréquentant l’université ne faisant pas cela parce « zot ena enn ledikasion »…
La riposte est violente sur les réseaux sociaux.
D’une part autour de « l’éducation » de ce jeune homme, censé appartenir à notre « élite estudiantine », peut-être un de ceux qui constitueront demain « l’élite » dirigeante du pays. Mais en réalité, de quoi nous étonnons-nous ici ? Parmi celles et ceux qui ont fréquenté ces lieux, un nombre important témoigne du racisme qui y prévaut, et qui s’exprime de façon totalement décomplexée notamment au moment des campagnes en vue de l’élection du Student Council.
Mais sans doute est-il plus que temps, justement, d’interroger sans détours ce qui se pratique, en toute impunité, au sein de cet établissement public d’enseignement supérieur, financé de fonds publics. De se pencher sur la qualité de l’enseignement qui y est dispensé. Ce qui pourrait peut-être aussi permettre en parallèle de comprendre pourquoi, comme révélé cette semaine, les admissions à l’université de Maurice enregistrent une baisse notable.
Au-delà de la personne du jeune homme qui tient les propos incriminés, il convient aussi de s’interroger sur ce que son « raisonnement » répercute. Oui, répercute. Car il n’est clairement pas le seul à penser ce qu’il dit dans cet extrait. Et que la colère qui s’en suit tient justement d’un ras-le-bol grandissant face à des préjugés et une stigmatisation qui n’en finit pas de s’exercer vis-à-vis des Créoles à Maurice, puisque c’est manifestement de cela qu’il s’agit lorsqu’il parle de « bann geto », de ceux des cités.
La création des « cités » à Maurice débute en 1955, lorsque des cités ouvrières sont aménagées aux abords de Port-Louis, Beau-Bassin/Rose Hill, Quatre-Bornes et Curepipe. Suite au passage des dévastateurs cyclones Alix et Carol en janvier et février 1960, plus de 40% de l’habitat local est détruit. Est alors mise en place une politique de construction de logements sociaux, gérée par la Central Housing Corporation (CHA) sous le Cyclonic Housing Scheme de 1960. La mission : fournir des logements plus résistants à bas prix en remplacement des habitations en tôle et paille existant jusque-là. Ce seront des maisons préfabriquées en panneaux d’amiante et tôles renforcées. Cette politique se poursuivra avec la Mauritius Housing Corporation (MHC), puis, à partir de mars 1991, avec la National Housing Development Company Ltd (NHDC).
Un fait demeure : à la différence des camps sucriers des régions rurales abritant les travailleurs agricoles de ce secteur, descendant en large partie de l’engagisme, les cités ont majoritairement été peuplées par une population ouvrière créole. Et une stigmatisation virulente de ces cités s’est mise en place, visant ses habitants pour diverses dérives réelles ou supposées. Au lieu d’interroger nos gouvernements successifs sur la façon dont ces cités ont été livrées à une forme de sous-développement qui a justement induit les problèmes cités. Et ce n’est pas la décision d’affubler nos cités de l’appellation de « résidences » à la fin des années 2010 qui y a changé quoi que ce soit.
Parce qu’au fond, la question des cités ne fait que cristalliser la stigmatisation plus large attachée à la communauté créole à Maurice.
Stigmatisation historique, dans un pays qui continue encore à ne pas reconnaître pleinement l’apport de l’esclavage dans notre construction. Dans une concurrence des mémoires politiquement générée et entretenue. Le 22 janvier 2024, le Premier ministre indien Narendra Modi inaugure en grande pompe le Ram Mandir d’Ayodhya, gigantesque temple construit sur le site qui abritait précédemment la mosquée Babri, construite au 16ème siècle et détruite par des manifestants hindous en 1992, provoquant des émeutes qui ont fait plus de 2 000 morts. Présent à cette inauguration, le ministre mauricien de la Justice, Maneesh Gobin, donne à une télé indienne une interview dans laquelle il déclare avec force : « Ce sont les travailleurs indiens qui ont construit l’île Maurice. Sans les travailleurs indiens, Maurice n’existerait pas ». Voilà donc, en 2024, un ministre de la République qui choisit de faire commencer l’histoire de Maurice avec l’arrivée des travailleurs engagés après l’abolition de l’esclavage… Réécriture, négation et mépris communal en toute impunité, dans un pays qui refuse toujours de reconnaître non seulement l’apport des esclavé-es à la construction nationale, mais aussi l’exploitation, les inégalités et les injustices qui continuent d’en découler.
Stigmatisation politique aussi illustrée quand, en novembre 2017 sort une vidéo filmée en caméra cachée en juillet au bureau de Showkutally Sodhun, alors vice-Premier et ministre des Terres et du Logement. Le ministre reçoit à cette occasion des habitants de Palma qui protestent contre le projet de créer des logements sociaux à proximité de leur lieu d’habitation. La vidéo montre ce qu’elle désigne comme le ministre affirmant, pour les rassurer, qu’ils peuvent dormir tranquilles, car il ne sera pas question d’allouer ces logements à des créoles, dont on sait bien qu’ils s’adonnent au trafic de drogue et à la prostitution…
Suite à de nombreuses critiques et manifestations, et parce qu’il est aussi visé par d’autres affaires, le ministre va finalement « démissionner ». Pour des propos jugés incendiaires et propres à attiser la haine communale, il sera finalement poursuivi, suite à la plainte d’un citoyen, sous une accusation de… « abuse of authority by public officer ». Et acquitté en septembre 2018. Avant de reprendre des fonctions diplomatiques où il représente Maurice auprès des pays arabes.
Quand Billygane chante Ki zot problem en énumérant les noms des cités Roche Bois, Batterie Cassée, Cité Barkly, Sainte Croix, ou Cité Ste Claire, il ne fait pas qu’un titre à la mode. Il nous interpelle sur la stigmatisation allègrement pratiquée par tout un pays qui s’est hâté de balayer sous la moquette ce qui a présidé aux émeutes de février 1999. Sans rien régler.
Nous sommes assis sur une poudrière d’inégalités et de discrimination infligées à la communauté créole. Et les difficultés économiques dans lesquelles nous nous retrouvons projetés ne vont faire qu’exacerber cette situation explosive.
C’est aussi cela que les propos outrageants de ce jeune étudiant, et les réactions de colère suscitées, nous invitent à considérer. Ce qui nous pend au nez si nous laissons encore retomber l’urgente nécessité de mettre sur la table les réalités vécues, les mots qui les expriment, les conséquences qui en découlent. Il y a là une urgence nationale : creuser notre racisme et les inégalités et injustices qui en découlent, contre creuser la tombe du pays Maurice.
Aret pran nou pou enn bann salte, avertit la chanson…
SHENAZ PATEL
Sortie de texte
Au-delà des propos stigmatisants d’un jeune homme inscrit à l’université à l’égard de la communauté créole qui habite les cités, il y a une attitude symptomatique et symbolique d’une réalité plus large. Politiquement, socialement et économiquement entretenue. En toute impunité. Et cela pointe vers une urgence nationale : creuser notre racisme et les inégalités et injustices qui en découlent, contre creuser la tombe du pays Maurice…
Racistes ? Nous ?
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