Reconstruire sur les décombres 

L’actualité nous le montre encore cette semaine : la mobilisation collective permet parfois d’infléchir de manière forte le cours de certaines situations. Entre activisme numérique et activisme de rue, l’un se couplant souvent à l’autre à mesure que ladite Génération Z (grosso modo les jeunes de moins de 30 ans), s’empare de la contestation publique.

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À Maurice, un groupe de jeunes femmes a, à travers les réseaux, lancé une attaque en règle contre le Festival du Livre de Trou d’Eau Douce. Ce dans le sillage de la publication de son programme pour la quatrième édition prévue du 3 au 5 octobre prochains.

En cause : l’hommage prévu au défunt poète que bon nombre identifient comme étant celui que Nathacha Appanah appelle HC dans son ouvrage La nuit au cœur sorti le 21 août dernier chez Gallimard et en lice depuis le 3 septembre pour le Prix Goncourt (ainsi que pour le Médicis, Renaudot et Femina). Un homme qu’elle-même ne nomme pas directement et qu’elle accuse d’avoir failli la tuer après l’avoir maintenue dans une relation de grooming, d’emprise psychologique et d’abus physique, sur la période allant de ses 17 à 25 ans, alors qu’il avait quelque trente ans de plus qu’elle. Une terrible histoire personnelle qu’elle entremêle à deux autres histoires, celle largement silencée de sa cousine Emma tuée par son mari à Maurice en 2000, et celle de Chahinez Daoud, brulée vive par son mari en 2021 près de Bordeaux. Deux femmes victimes de féminicide conjugal, mises en lumière par l’auteure qui raconte elle y avoir échappé in extremis.

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Dans un premier temps, la direction du Festival de Trou d’Eau Douce réplique en mettant en avant la différenciation entre l’homme et l’œuvre. Un argument qui passe très mal aujourd’hui. D’André Gide à Gabriel Matzneff, il est sidérant de voir combien d’auteurs célébrés pour leurs écrits ont commis dans leur vie dite privée des abus longtemps couverts sous un silence qui, pour certains d’entre eux, fut littéralement complice. Mais au cours de ces dernières années, la parole des femmes s’est libérée. Et le large succès de livres comme Le consentement de Vanessa Springora consacrent le fait que le talent, littéraire et plus largement artistique, ne saurait être une excuse pour user et abuser des femmes et des enfants et s’en sortir avec les honneurs.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : des honneurs.

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Il sera important que chacun demeure libre de lire les œuvres de son choix et de se forger ses propres opinions. La censure n’est pas que le fait des gouvernements totalitaires, elle doit être identifiée sous toutes les formes où elle se décline, qui plus est dans cette période où les réseaux numériques ont propagé ce qui est maintenant désigné sous l’appellation de cancel culture.

Il est parallèlement tout aussi important que l’on s’interroge sur ce et ceux-celles que l’on choisit d’honorer dans l’espace public. Et la question se pose aussi bien en littérature que pour les statues qui ornent places et squares. Honorer celui que Nathacha Appanah désigne comme HC au moment où sort son ouvrage-dénonciation est une chose difficilement acceptable sous tous les aspects. Ce que finira par reconnaître le Festival de Trou d’Eau Douce en émettant, deux jours plus tard, un communiqué affirmant qu’il n’aurait pas prévu cet hommage s’il avait été au courant de ces accusations au moment de la préparation du programme (étant bien entendu que le programme d’un festival se prépare des mois à l’avance), présentant ses excuses aux personnes blessées, annulant l’hommage posthume, condamnant toute forme de violence faite aux femmes et annonçant l’ouverture, pendant la tenue du festival, d’un espace de parole et de réflexion sur la lutte contre les violences faites aux femmes, ainsi que sur la littérature comme moyen de libération de la parole.

Résolution très positive pourrait-on dire.

Sauf que le malaise persiste. Que les sommations à « choisir son camp » ne se sont pas effacées, et que les participant-es se retrouvent empêtré-es dans une rhétorique sous-jacente qui consiste à considérer qu’être au festival équivaudrait à cautionner les abus des hommes et la mise sous silence des femmes.

Au-delà de cette affaire, on peut aussi entendre d’autres voix, moins affirmées mais non moins présentes, qui font ressortir le travail de dizaines de bénévoles pour assurer la tenue d’un des seuls festivals littéraires de Maurice, où il est si si difficile de faire exister le livre ; l’occasion de rencontrer le public pour des auteur-es illustrateurs-trices dans un pays où ce genre d’occasion est hélas rarissime ; le rendez-vous important pour les auteur-es de la région qu’est la remise du 4e Prix Indianocéanie organisé la Commission de l’Océan Indien ; l’occasion fournie de rendre hommage à d’autres auteurs comme les défunts Vinod Rughoonundun, Bertrand de Robillard et Ramesh Ramdoyal ; une Nuit de la Lecture pour laquelle des dizaines de jeunes de la localité créent et répètent sans relâche depuis des mois ; les efforts et espoirs d’entrepreneures de Trou d’Eau Douce, des femmes, qui se battent aussi au quotidien face à des aléas qui pèsent lourd sur leur vie, et qui travaillent depuis des mois sur les produits alimentaires et artisanaux que ce festival leur donne l’occasion de mettre en vente pour consolider une activité affectée par de nombreuses difficultés.

Oui, il y a aussi tout cela dans ce Festival, qui fait hésiter celles et ceux qui, plutôt que sa mise à mort, souhaiteraient qu’il puisse être repris comme une occasion. Occasion inédite de mettre sur la table ce qui fâche, blesse, divise, détruit. Les relations d’emprise, les violences faites aux femmes, les passages à tabac et sous silence. Et d’en discuter. Dans l’espoir de faire avancer notre conscience, ressenti et compréhension de ces réalités. Et en prolongement d’informer et nourrir notre réflexion et nos actions pour les contrer.

La littérature est par excellence le lieu de l’expression et de la mise en présence de la complexité. Lire le puissant roman de Nathacha Appanah choque et bouleverse profondément. Lire Le sari vert d’Ananda Devi publié chez Gallimard en 2009 remue et met terriblement mal à l’aise par la façon unique dont il nous donne à entrer dans la tête d’un homme qui violente sa femme. Lire Avec l’orage qui m’accompagne d’Angélique de la Hogue ou Abusée, et alors de Valentine Lenoir nous mettent, localement, en face de réalités où l’intime déploie des ressources colossales pour se dire.

Au-delà du divertissement qu’elle peut représenter pour certain-es, la littérature est le lieu du questionnement, de la confrontation avec la complexité et l’ambiguïté de l’être humain, de ses lumières comme de ses pires gouffres et extrêmes, le lieu du doute, des nuances, de l’inconfort. Oui de l’inconfort.

On pourrait ainsi se dire, aussi, qu’il serait judicieux d’aller au Festival du livre de Trou d’Eau Douce cette année. Parce qu’il serait dommage, même si c’est diablement inconfortable, de ne pas approfondir l’occasion née de la contestation menée sur les réseaux pour engager en direct et collectivement la discussion autour de la si brûlante et cruciale question des violences faites aux femmes. Et du silence qu’on tente encore trop souvent d’imposer.

À charge bien entendu pour les organisateurs du festival de tenir les engagements pris dans leur communiqué.

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Le silence, les jeunes Malgaches aussi ont choisi de le briser à leur façon cette semaine. En combinant activisme numérique et activisme de rue pour exprimer leur colère face à une situation devenue intenable. Coupures d’eau et d’électricité qui ne cessent de s’allonger (au mieux 2h d’eau par jour, délestages électriques atteignant les 12 heures quotidiennement, avec toutes les conséquences que cela implique). Mais aussi, plus fondamentalement, incurie politique, corruption, trafics divers, enrichissement éhonté des élites alors que la population est confrontée à un appauvrissement galopant, éducation de moins en moins accessible.

À Maurice, des jeunes Malgaches rencontrés en cette fin de semaine disent de leur côté que leur décision de venir ici en nombres de plus en plus importants, est étroitement liée à la situation contre laquelle leurs camarades se révoltent actuellement.

Beaucoup choisissent de combiner études et travail à divers postes, dans nos boutiques, restaurants, supermarchés, station-service, avec des emplois du temps chargés mais dont ils ne se plaignent pas. Beaucoup disent la volonté d’échapper, dans leur pays, à des horizons de plus en plus bouchés. Un pays qui asphyxie sa population.

« Nous ne sommes pas un pays en guerre. Nous ne subissons pas de génocide. Mais on nous laisse mourir en silence », dit une jeune Malgache sur TikTok.

La Génération Z à Madagascar, comme avant elle au Népal et en Indonésie, a choisi de rompre le silence et de récuser les abus. Que sera la suite ? Comment démolir, et comment reconstruire, autrement, sur les décombres ? La question, ailleurs comme ici, cruciale…

 

Entre activisme numérique et activisme de rue, la Génération Z s’empare de plus en plus de la contestation publique. À Maurice, celle-ci a pris la forme d’une virulente sortie contre le Festival du Livre de Trou d’Eau Douce autour de la question des violences faites aux femmes. À Madagascar, des jeunes font entendre avec détermination leur rejet de certaines pratiques politiques qui asphyxient tout un pays. Partout, la question sous-jacente demeure de savoir ce qu’il va être possible de reconstruire, et comment, sur les décombres de systèmes décadents…

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