Comme elle est étrange, cette période de fin d’année. Période où s’installe en général une énergie festive, où la tension en principe se relâche. Mais se relâche-t-elle vraiment ?
À Maurice, après l’euphorie du basculement de gouvernement à la fin de l’année dernière, qui avait fait souffler un véritable vent de soulagement réparateur, cette fin d’année 2025 porte une étrange atmosphère. Alors que face à l’imposition d’une rigueur économique jugée incontournable et essentielle, on sent monter frustration, voire colère, face au sentiment que ces restrictions, de plus en plus lourdement subies, ne s’appliquent pas aux puissants, politiques et économiques, qui eux continuent à s’engraisser de façon ouvertement indécente.
N’avons-nous vraiment plus le choix de rien dans un monde qui marche sur la tête ?
Pourtant, des expériences montrent que d’autres voies sont toujours envisageables.
Ainsi, cette année, les Pays-Bas ont confirmé une transformation majeure de leur culture du travail. Avec un passage de la semaine de 40 heures à un modèle de 32 heures de travail réparties sur quatre jours, du lundi au jeudi.
À la base, ce modèle avait été lancé il y a quelques années à titre expérimental, et largement drivé par des femmes. En cette fin 2025, il s’étend à un nombre de plus en plus important d’employé-es, fort de résultats plus que probants, voire carrément impressionnants. Sont ainsi rapportés, au niveau des employé-es, un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, ce qui se révèle notamment très bénéfique pour la vie de famille. Les enfants néerlandais comptent ainsi parmi les plus heureux des pays développés, et l’ensemble de la population rapporte une élévation du niveau de bonheur individuel et national, avec du temps pour vivre, se cultiver, faire du sport, se reposer.
Les employeurs, eux, font état d’un accroissement de la productivité, et de bénéfices palpables et chiffrés, avec des employés plus concentrés, motivés et créatifs.
Selon une étude réalisée par le Financial Times, malgré une durée moyenne de travail par personne sensiblement réduite, les Pays-Bas affichent une des économies les plus prospères de l’Union européenne en termes de PIB par habitant. Ce qui montre clairement qu’il n’est pas fondé de dire qu’une semaine de travail plus courte est de factonéfaste pour l’économie. Et donc qu’il est tout à fait possible d’organiser le temps de travail de façon à ce qu’il soit plus respectueux des considérations humaines, sans pour autant que cela nuise à l’économie, voire au contraire que cela développe l’économie.
Autre secteur où des expériences montrent que d’autres voies sont possibles : celui des drogues.
En juillet 2001, suite à l’adoption de la loi du 29 novembre 2000, le Portugal a décriminalisé toutes les drogues. Si elles restaient interdites, la consommation et la détention en petite quantité à des fins d’usage personnel ne constituaient ainsi plus un délit sanctionné par des peines d’emprisonnement, mais devenaient des infractions administratives, ouvrant sur une prise en charge sanitaire des usagers toxicodépendants.
Le Portugal a choisi de mettre en place cette mesure inédite alors que le pays vivait, depuis une dizaine d’années, une très grave crise de consommation d’héroïne, doublée d’une épidémie de VIH chez les consommateurs s’injectant cette drogue. Après une décennie de lutte sans amélioration, le gouvernement d’António Guterres (aujourd’hui secrétaire général de l’ONU), estime que les mesures habituelles comme interdire la prise de drogues et mettre les gens en prison pour cela ne fonctionnent pas. D’où la loi de 2001, en vertu de laquelle les consommateurs, au lieu d’être condamnés et emprisonnés, sont dirigés vers des professionnels de la santé et de l’action sociale qui évaluent leur niveau de dépendance et les orientent vers un soutien thérapeutique, qui peut si nécessaire s’étendre sur le long terme.
Cela n’a pas été de soi. Marquant une rupture avec les politiques punitives traditionnelles, cette décriminalisation a d’abord été contestée au sein de la société portugaise. Mais les résultats obtenus dès les premières années ont vite amené le consensus : dans les cinq ans qui ont suivi la mise en application de la loi, le nombre de décès liés à la consommation de drogues a été divisé par cinq. Et les Portugais consomment aujourd’hui moins de drogues que la moyenne des Européens. Que ce soit en matière d’offre et de trafic, de consommation, de santé publique, de fonctionnement du système pénal, une évaluation de l’approche portugaise menée en 2021 montre partout des résultats spectaculaires. Et cela a de surcroît permis au pays de réaliser des économies, le coût social de la consommation de drogue ayant baissé de près de 20% dans le pays (vu la réduction conséquente du nombre d’hospitalisations, de procès et d’emprisonnements). « La décriminalisation n’est que la partie la plus visible du modèle portugais. L’amélioration vient aussi d’une lutte accrue contre le trafic, d’investissements massifs dans la santé publique et dans la sensibilisation aux drogues », fait ressortir le Dr João Goulão, l’un des architectes du « modèle portugais » de décriminalisation des drogues, aujourd’hui directeur de la SICAD, l’agence gouvernementale portugaise chargée des questions de drogues et de dépendances.
Kunal Naïk, nouvellement nommé à la direction de la National Agency for Drugs Control (NADC), serait-il notre Joao Goulao ? C’est en tout cas une grande unanimité des gens de terrain qui a accueilli le choix de ce psychologue-addictologue après la « démission » le 15 décembre de son prédécesseur Sam Lauthan, qui avait affirmé des positions résolument anti-décriminalisation.
L’enjeu est en tout cas de taille dans notre pays où les ravages de la drogue sont véritablement devenus un souci majeur de santé publique et de criminalité.
Cette année a aussi vu, à travers le monde, le développement tous azimuts de ladite Intelligence Artificielle, qui envahit rapidement toutes les sphères. Ses séductions, et son utilisation, sont désormais partout, et cette expansion va de toute évidence continuer à s’amplifier et à s’accélerer. Or, des examens cérébraux réalisés par les scientifiques du MIT montrent que l’utilisation de l’IA affecte directement nos facultés cognitives, notamment en réduisant la mémoire et l’esprit critique. Pour les besoins de cette étude, ces chercheurs ont suivi 54 étudiants pendant quatre mois en utilisant des électroencéphalographies (EEG). Celles-ci montrent clairement que ceux qui utilisaient régulièrement ChatGPT pour leurs travaux d’écriture présentaient une activité cérébrale, une mémorisation et une capacité de raisonnement critique significativement réduites par rapport à ceux utilisant plus simplement Google ou n’utilisant aucun outil. Cette étude révèle également que les utilisateurs réguliers d’IA produisent moins de travaux originaux, éprouvent des difficultés à se souvenir de leurs écrits peu de temps après les avoir terminés, et que leur engagement cognitif reste faible lorsqu’ils passent à des tâches sans assistance de l’IA. Là où elle se vante de nous apporter facilité d’utilisation et rapidité, l’IA entraînerait donc également ce que les chercheurs désignent sous le terme de « passivité mentale ».
On peut continuer à dire qu’il faut savoir utiliser l’IA comme un soutien et non comme un substitut à la pensée humaine. Mais un autre aspect mériterait aussi d’être davantage pris en considération : le coût réel de l’IA pour chacun-e de nous. Car l’IA, aujourd’hui, est en train d’enrichir davantage les milliardaires de la tech, en présentant un énorme coût environnemental que ces derniers ne vont pas endosser. On se rend ainsi de plus en plus compte que les data centers de l’IA consomment une gigantesque quantité d’eau et d’électricité. Ce qui implique l’utilisation de plus de combustibles fossiles et donc une augmentation de nos émissions de CO2. Selon les estimations du MIT, la consommation électrique des data centers devrait, en 2026, avoisiner les 1 050 terawatts-heure, ce qui correspond à la consommation de pays entiers comme la Russie ou le Japon. Et il est estimé que d’ici 2030, un dixième de la demande mondiale d’électricité viendra des data centers. Ce qui ne sera pas soutenable sans un accroissement conséquent de l’utilisation d’énergies fossiles.
Quels choix ferons-nous pour un monde qui serait encore soutenable, humainement et économiquement ? Une réflexion à mener alors qu’une année s’achève, qu’une autre va s’ouvrir. Ou pas…
SHENAZ PATEL

