Un trou dans l’actualité…

« Espérer le meilleur sans perdre la lucidité du pire est une intime sagesse ».
Ces mots du Belge John Joos, écrivain et citoyen engagé, ont une résonnance particulière en ce début d’année.

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De partout, la lucidité du pire semble vouloir s’imposer à nous jusqu’à l’asphyxie. Au point où la démission peut être perçue comme le seul recours pour qui voudrait conserver some sanity.

Mais la démission elle-même peut parfois être un moyen de résistance.

C’est ce que dit notamment la poétesse américaine Anne Boyer. Qui, dans une tribune intitulée “My resignation”, annonce le 16 novembre dernier qu’elle a décidé de démissionner de son poste de poetry editor de The New York Times Magazine.

“The Israeli state’s U.S-backed war against the people of Gaza is not a war for anyone. There is no safety in it or from it, not for Israel, not for the United States or Europe, and especially not for the many Jewish people slandered by those who claim falsely to fight in their names. Its only profit is the deadly profit of oil interests and weapon manufacturers” écrit-elle.

“The world, the future, our hearts—everything grows smaller and harder from this war” poursuit Anne Boyer. “It is not only a war of missiles and land invasions. It is an ongoing war against the people of Palestine, people who have resisted through decades of occupation, forced dislocation, deprivation, surveillance, siege, imprisonment, and torture.Bas du formulaire Because our status quo is self-expression, sometimes the most effective mode of protest for artists is to refuse.  I can’t write about poetry amidst the “reasonable” tones of those who aim to acclimatize us to this unreasonable suffering. No more ghoulish euphemisms. No more verbally sanitized hellscapes. No more warmongering lies. If this resignation leaves a hole in the news the size of poetry, then that is the true shape of the present”, conclut-elle.

Un trou dans l’actualité…

Mais est-ce suffisant pour faire réagir?

Cette semaine, nous avons aussi perdu un homme qui semble nous dire que oui, donner voix, cela compte. Le 30 décembre dernier, nous avons appris le décès de John Pilger, mort à 84 ans d’une pathologie pulmonaire. Journaliste, réalisateur, auteur et ardent critique de la politique étrangère de la Grande-Bretagne et des États-Unis, il s’est engagé sans relâche pendant un demi-siècle, à travers ses articles, films et documentaires, contre tout ce qui relevait des atteintes aux droits humains. Et a été largement considéré comme la voix puissante de ceux qui étaient privés de voix par divers pouvoirs.

À Maurice, nous le connaissons pour son poignant documentaire Stealing a nation en 2004, où il documente la façon dont le gouvernement britannique a expulsé la population des Chagos dans les années 1960-70 pour permettre aux Américains d’y établir la base militaire de Diego Garcia.

L’impact du travail journalistique de Pilger est énorme : en 1970, il se rend au Cambodge après que les Vietnamiens ont renversé Pol Pot et les sanglants Khmers Rouges. Son enquête va donner un saisissant film documentaire, Year Zero: The Silent Death of Cambodia, où il révèle que plus de 2 millions de personnes, sur une population de 7 millions, sont mortes des suites du génocide et de la famine, et que 2 autres millions de personnes sont menacées par la maladie et l’absence de nourriture. Il y expose également la responsabilité américaine dans cette sanglante histoire, et des gouvernements occidentaux qui ont refusé de l’aide aux Cambodgiens pour ne pas déplaire aux Américains. Plus de 150 millions de personnes à travers 50 pays verront son film, ce qui aidera à lever plus de $45 millions d’aide.

Dans Breaking the silence : truth and lies in the war on terror en 2003, il expose les dessous de l’attaque du 11 septembre aux États-Unis et l’invasion subséquente de l’Afghanistan, mettant en lumière « l’hypocrisie » des gouvernements américain et britannique. “This film is about the rise and rise of rapacious imperial power and a terrorism that never speaks its name because it is our terrorism,” dit-il en ouverture de son film.

Il a aussi révélé un génocide caché au Timor oriental, des pratiques de torture en Birmanie, enquêté de manière déterminante sur des questions liées à la guerre du Vietnam, sur les victimes de la thalidomide, sur le racisme, la pauvreté, le traitement des enfants atteints de difficultés d’apprentissage, les dissidents tchèques, les armes nucléaires, les interférences américaines en Amérique Latine, le traitement infligé aux Aborigènes, la liste est longue. Plus d’une soixantaine de documentaires marquants à travers lesquels il a toujours assumé, voire revendiqué, le statut de « campaigning journalist ». Pour lui, les appels de l’autorité régulatrice à l’objectivité, la balance et l’impartialité correspondaient uniquement à un “code for the establishment view of the world, against which most perspectives are measured”.

Au-delà de « l’objectivité » souvent hypocritement professée, John Pilger avait choisi son camp : celui de la justesse humaine.

C’est aussi ce que d’autres font en se battant, chaque jour, pour tenter de rester. C’est un peu de ces choses minuscules qui soudain touchent à ce qui nous semble essentiel.

Sur le média belge RTBF, Laurence Vielle, chaque semaine, lit de la poésie. Des moments suspendus, qui disent, au fond, combien d’autres, un peu partout, œuvrent pour rester raccordés à ce qu’il y a de beau en nous et autour de nous. Ce qui est susceptible de nous donner encore envie d’habiter ce monde où d’autres voudraient imposer destruction et défaitisme.

Et c’est un moment de grâce lorsque Laurence Vielle lit « Milles Mercis » de la poétesse Albane Gellé :

 

Merci au bruit du vent dans la forêt

merci aux gens qui doutent

aux pandas équilibristes

à toutes les lunes de Jupiter

aux nids d’hirondelles cachés

derrière les grandes poutres

merci au bocal de billes

d’être toujours un peu mal fermé

merci aux confidences inattendues

aux secrets partagés, aux reliances

aux traits d’union, aux esperluètes

merci aux passerelles, aux cerfs-volants

aux baleines et aux éléphants (…)

 

merci aux dates anniversaires

à tout ce qui nous relie,

ce qui nous lie, nous réunit

nous aime (…)

Merci aux ancolies, aux pissenlits,

aux semis, aux plantations

à toutes les graines

merci aux nappes brodées

merci aux corps quand

ils dansent avec les âmes

merci aux chants qui s’élèvent

aux voix qui s’ouvrent (…)

 

Merci à l’ardeur, à la beauté

au courage, au désir

merci à l’éphémère, à la folie

à tout ce qui passe, traverse, meurt et renaît (…)

 

Merci à la puissance de la douceur

Merci à la joie, à toutes les joies

Merci aux virages

Merci aux échassiers et aux funambules

Merci aux livres lus d’une traite

au mystère de la matière noire

au silence de la nuit

Merci à la grande diversité

biologique, ethnique, sociale

esthétique ou architecturale

merci aux voyages à pied

aux marcheurs, aux chemins, aux créateurs

merci à ceux qui restent (…)

 

Par-delà le bruit assourdissant des bombes et du prêt-à-penser que l’on veut nous imposer, il reste encore des gens qui nous offrent de nous abreuver aux possibles reliances…

Quoi de mieux qu’une année nouvelle pour s’accrocher ces ailes ?

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