UNE PAGE DE L’HISTOIRE DU SYNDICALISME MAURICIEN : Maurice Curé raconte la déportation d’Anquetil à Rodrigues

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Le 7 septembre 1958, le Dr Maurice Curé, fondateur du Parti Travailliste mauricien mais avec lequel il s’était déjà brouillé à partir de 1942, fait publier ses mémoires dans Zamana, un petit journal fondé par M. Bucktowarsing afin de véhiculer les idéaux de Sookdeo Bissoondoyal et son parti, l’Independant Forward Bloc (IFB). Mais, en attendant d’entrer dans les détails, Maurice Curé ne voulut pas rater l’occasion, ce 7 septembre, de rappeler que 20 ans de cela, Emmanuel Anquetil fut déporté à Rodrigues en raison de son engagement syndical. Et c’est dans le journal Le Mauricienqu’il choisit de publier une lettre à cet effet. C’est un document d’archives qui permet de comprendre combien furent ardues les luttes des pionniers du syndicalisme mauricien durant la période préindépendance. Week-Endreproduitcette lettre de Curé en guise d’hommage à ces lutteurs et, également, à toute fin historique utile.
Après avoir rappelé que 20 ans de cela Emmanuel Anquetil fut déporté, docteur Curé poursuivit sa lettre dans le sens suivant :
«Un comité d’organisation atenu un meeting dimanche dernier pour commémorer cet anniversaire en même temps que le souvenir des victimes des troubles de l’Union Flacq. Il m’a demandé de rappeler les circonstances de cet événement qui fit une grande sensation pendant cette période denotre Histoire.
Dans la nuit du 7 au 8 août, des dispositions importantes furent prises par le gouvernement pour contrecarrer la grève des dockers qui avait éclaté quelques jours plutôt. Pour comprendre les raisons de ces mesures qui procédaient d’une véritable panique de la part du gouvernement, il faut passer en revue les événements des quelques mois précédents.
Conformément aux conclusions de la Commission d’enquête de 1937 où j’avais présenté les revendications des classes laborieuses, le Conseil du Gouvernement avait voté diverses ordonnances, notamment un Code du Travail et une ordonnance ayant trait aux associations industrielles et reconnaissant le droit de grève sous certaines conditions.
Le premier meeting de la Fête du Travail, le 1er mai 1938, que j’avais organisé, avait démontré la force des travailleurs et leur solidarité presque complète. Jamais une procession politique où de nombreuses pancartes étalaient des slogans n’avait eu pareil succès, au point d’arracher au capitaine Coombes, qui faisait l’interim d’inspecteur général de police, ce cri : «It is fine Doctor, it is fine !»D’où la peur qui s’empara du gouvernement, qui ordonna, quelques semaines plus tard (le 28 mai), la suspension des activités de la Sociétéde Bienfaisance des travailleurs de l’île Maurice. Dès ce moment, un conflit très dur mit aux prises le Parti travailliste et le gouvernement. Je raconterai les épisodes de cette lutte dans mes mémoires que publie en ce moment dans le journal de l’Hon. Bissondoyal, Zamana.
Siègede nominé
Au cours d’un meeting que je tins au marché de Mahébourg vers la fin du mois d’août, Anquetil, entre autres, se montra très violent et les esprits s’échauffèrent, ce que dut noter la police. Mis au courant du rapport de la police, le gouverneur me convoqua au Réduit et me demanda d’user de modération ainsi que mes amis, ajoutant qu’il comptait sur nous pour faire des associations industrielles un complet succès et se montrant disposé à nous faire des concessions au sujet de la Société de Bienfaisance. En ce qui me concernait, il me dit qu’il serait très heureux de me voir siéger au Conseil avant la fin de l’année. À cela je lui répondis que si c’était comme membre élu d’après une nouvelle Constitution, ce serait pour moi une grande satisfaction. Il ne l’entendait pas ainsi. Son idée était de m’offrir un siège de nominé que je lui dis ne pas pouvoir accepter.
Anquetil, de son coté, avait décliné un poste très avantageux que lui offrait le directeur du Travail, Oswell, dans le Bureau du Travail, et il était très occupé à organiser les associations industrielles d’après la nouvelle loi, notamment l’association des dockers. Ceux-ci se remirent bientôt en grève et un Board de Conciliation fut nommé où siégea Anquetil, pour représenter les dockers.
C’est vers ce moment que les choses empirèrent. À onze heures de la nuit du 7 septembre, environ 14 jours après mon entrevue avec le gouverneur, je fus réveillé pour recevoir de deux officiers de la police, un ordre du gouverneur me privant de la liberté de mes mouvements. Le lendemain, je vis ma demeure entourée des policiers. Les territoriaux en armes circulaient dans les rues voisines. Des nouvelles contradictoires circulaient au sujet d’Anquetil. J’appris par les journaux qu’il avait été, ainsi que son fils, déporté à Rodrigues. Plus tard, je sus que Pandit Sahadeo, Mamode Assenjee, membres de mon comité, mes agents demeurant loin de Port-Louis où la grève avait lieu, Seewoolal à Rose Belle, Bhattoo à Rivière des Anguilles, Delaître à Curepipe et d’autres encore de mes agents, avaient été mis en résidence surveillée. Le colonel Deane, qui cherchait de se faire valoir, avait organisé une mise en scène que les circonstances n’indiquaient certainement pas.
La maison d’Anquetil fouillée
La maison d’Anquetil fut fouillée et nombre de documents et de livres, qu’il ne devait jamais revoir, furent emportés. Voici quelques extraits des lettres qu’il m’écrivit de Rodrigues : «I feel ever so sorry for one thing, the most important price of work that would have shown the advantages of the Industrial Association and the usefulness of the Conciliation Board in dealing with a dispute as seen from the workers’ stand point.»
– «Yes, my dear Doctor. I was not only confident but I was definitely certain to win for those poor fellows a substantial increase in wages and an appreciable reduction of their working hours. I have implicit trust in Mr. Oswell that he will award them if not all what I would succeeded to wring out of the employers, buta reasonable share».
– «I am ever so thankful to my son for his great devotion to me as he refused all offers to stay in Mauritius to that of even accepting to be locked up in a cell».
– «I am well cared for here (in Rodrigues). I have no complaints aboutthe way I am treated and also I must say that colonel Deane treated me in all justice as a true British officer».
– «I shall be pleased to have some news of things in general also, if any what are the explanations given concerning my deportation «.
Immédiatement après la déportation d’Anquetil, nous mimes notre représentant à Londres, M. Jomadar, au courant de la situation. C’est ainsi qu’il s’adressa au Trade Unions Congress, au Parti travailliste britannique et à plusieurs membres éminents de la profession légale. Ceux-ci nous conseillèrent de demander un Writ d’Habeas corpus à la Cour suprême mais, ici à Maurice, on nous fit comprendre l’inutilité de cette procédure.
M. Reginald Bridgman et le National Council of Civil Liberties allèrent en députation auprès du Secrétaire d’État pour les Colonies. M. Creech- Jones rencontra Lord Dufferin au cours d’une entrevue orageuse à propos du renvoi des dockers.
Anquetil retourna à Maurice le 30 novembre 1938. Sans doute, l’intervention de nos amis de Londres avait eu pour effet d’écourter son exil, qui avait duré moins de trois mois. Quand le Tegelberg, sur lequel il avait pris place, mouilla à Port-Louis, notre comité exécutif, nos agents, quelques fidèles allèrent à sa rencontre. Dans la rade, quelques dockers lui firent une ovation.
Le gouvernement avait fait une démonstration de force, sans raisons sérieuses, qui avait eu comme résultat de décourager beaucoup de nos partisans. Nous continuâmes à lutter. Les associations industrielles avaient subi un coup dont elles ne devaient se relever qu’après l’arrivée à Maurice de M. Ken Baker, en 1945.»
J.M. Curé