COVID 19 | Pr Jocelyn Chan Low : « La leçon est d’investir d’abord dans les infrastructures de santé »

Le Pr Jocelyn Chan Low, historien, politologue et Associate Professor de l’Université de Maurice, et aujourd’hui à la retraite, nous livre dans l’entretien qui suit ses analyses et réflexions sur la pandémie de Covid-19 et sur ce qui se passe actuellement dans le pays. Il observe ainsi que les Mauriciens ne sont pas préparés à ce genre de situation, mais dit néanmoins comprendre le « social behaviour » de certains. Le pays, selon le Pr Chan Low, devra se préparer à faire face à ce genre de situation, car beaucoup de secteurs risquent de s’effondrer. « La deuxième leçon, c’est la nécessité d’œuvrer vers une plus grande sécurité alimentaire. Nous dépendons trop de l’extérieur pour notre alimentation », dit-il. 

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Comment vivez-vous le confinement ?

Étant à la retraite, le confinement ne me dérange pas autant qu’il affecte mon épouse et ma fille, l’université et les écoles étant fermées. En même temps, on passe plus de temps en famille, bien que mon épouse donne des cours à distance à ses étudiants et que ma fille en profite pour réviser ses leçons. Puisque tout le monde, ou presque, est confiné, on en profite pour converser avec les parents qui sont à Maurice, en France ou ailleurs. Bien sûr, j’en profite aussi pour lire et relire les ouvrages d’histoire consacrés aux grandes épidémies, tout en essayant de rester au courant des actualités locales et internationales autour du Covid-19. Ce n’est pas tous les jours qu’on assiste en « live and direct » à un « defining moment » de l’histoire du monde.

C’est la première fois que Maurice se retrouve en état de « lockdown ». Quelle est votre lecture de la situation ?

C’est une première mondiale, pas seulement à Maurice. On connaît les quarantaines depuis des siècles, car c’est l’un des moyens les plus efficaces d’enrayer la propagation d’une maladie. Beaucoup d’esclaves, d’engagés et de passagers libres ont été soumis à cet exercice au cours de notre histoire. De même, on a vécu le couvre-feu notamment au moment de l’indépendance du pays suite aux bagarres raciales de 1968. Mais la mémoire est courte et, de toute manière, un confinement de cette envergure et de cette durée est nouveau, bien qu’il est vrai que les moyens de communication permettent de nos jours une interaction virtuelle avec ses proches et ouvrent une grande fenêtre sur ce qui se passe dans le pays et ailleurs. On est en confinement physique, mais en liberté virtuelle !

Pensez-vous que les Mauriciens arrivent à gérer cette situation ?

Cela dépend de l’angle dans lequel nous abordons la question. Il est certain que le Mauricien en général n’était guère préparé à la fois à cette pandémie de coronavirus et au confinement généralisé, à la différence des pays d’Extrême Orient, par exemple. Prenons le cas du Japon, qui a pu stopper la pandémie sans confinement. Car les mesures barrières, tel le port du masque, le lavage des mains, l’utilisation des « sanitisers » à l’entrée des magasins, les salutations sans se serrer les mains, etc. font partie intégrante du quotidien des Japonais depuis des années. Et comme dans d’autres sociétés ayant subi l’influence du confucianisme pendant des siècles, le fond culturel qui place l’allégeance au groupe, au clan, à la société en général, au-dessus de soi, au-dessus du culte de l’individu, entraîne une discipline sociale et une obéissance aux autorités qui permet de juguler rapidement l’épidémie. On l’a vu en Chine, à Singapour, à Taïwan et en Corée du Sud. La technologie et l’intelligence artificielle donnent des résultats dans ce climat social. A Maurice, en revanche, avec les mutations sociales et économiques de ces dernières décennies, on a vu grandir un individualisme hédoniste éhonté. On explique mieux alors cette indiscipline, ce manque de civisme qui a contraint le Premier ministre à venir annoncer que le confinement cédait la place à un couvre-feu impliquant la fermeture de tous les « food  outlets » du pays. Du jamais vu ailleurs, mais c’est à l’image de notre société, qui ressemble à s’y méprendre à une collection d’individus. Et même là, il y avait un grand nombre de gens qui déambulaient dans les rues, mettant leur vie et la vie des autres en danger.

Il est vrai aussi que le confinement nécessite certaines conditions nécessaires à assurer une vie décente. Mais tous n’ont pu se ruer sur les supermarchés pour faire un stock de denrées de base ou de luxe. Beaucoup de nos compatriotes attendaient leur salaire de fin de mois pour effectuer leurs achats. D’autres sont des travailleurs payés à la journée, qui se retrouvent du jour au lendemain totalement démunis. Tous ne vivent pas dans des maisons et appartements confortables, dans des « gated communities ». La promiscuité épouvantable est le lot d’un grand nombre de Mauriciens. On comprend alors mieux le « social behaviour » de certains, qu’on qualifie trop vite de « sankonpran ».

Quelle maladie a déjà frappé le pays d’un niveau comparable ?

Maurice a connu des épidémies effroyables au cours de son histoire. A un moment, Port-Louis était même considéré comme un des ports les plus insalubres de tout l’empire britannique et qu’on devait à tout prix éviter. La première grande épidémie a été celle de la petite vérole de 1792, introduite dans l’île par une traite illégale d’esclaves. Au 19e siècle, il y a eu, entre autres, les épidémies de choléra de 1854 et de 1856, qui avaient été très meurtrières, notamment pour les ex-esclaves qui s’entassaient dans les faubourgs de Port-Louis, où 6 000 personnes avaient péri sur une population d’environ 48 000. Au lendemain de l’épidémie, Le Cernéen écrivait que cette population avait été décimée. En effet, les notables avaient délaissé la capitale et, livrés à eux-mêmes, ces ex-apprentis n’avaient de consolation qu’auprès du Père Laval, qui décrivit dans ses lettres les horreurs qu’il côtoyait quotidiennement.

En fait, cette épidémie favorisera paradoxalement la christianisation des ex-esclaves, qui rechercheront dans l’Eglise catholique les rites de passage que l’esclavage leur avait enlevés. Il y a eu ainsi un accroissement considérable de « mariages choléra » associés aux baptêmes. Et ensuite les grandes épidémies de malaria, de 1866-68, qui ont fait plus de 43 000 morts sur une population de 300 000 personnes. Ces épidémies auront eu une incidence majeure sur l’évolution sociale et économique du pays, car les notables ont déserté définitivement Port-Louis comme lieu d’habitation en faveur de Curepipe, Vacoas et les basses Plaines-Wilhems, tout en édifiant des lois très strictes sur le vagabondage pour éloigner l’engagé indien, perçu comme un vecteur de maladies, comme l’explique si bien sir Archibald Anson, qui était alors responsable de la police coloniale, dans son autobiographie.

Quelles comparaisons peut-on faire entre le Covid-19 et la fièvre espagnole, qui avait affecté plus de 50 millions de personnes à travers le monde ?

La grippe espagnole, qui fit entre 20 à 50 millions de victimes à travers le monde, était en fait, comme le swineflu (H1N1) de 2009, d’origine américaine, bien qu’on ne parle pas de fièvre américaine comme Trump parle aujourd’hui de « chinese coronavirus ». On connait désormais mieux cette épidémie parce que de nombreux ouvrages d’histoire, mais aussi pluridisciplinaires, y ont été consacrés ces dernières décennies. Il faut dire qu’au départ, les historiens travaillant sur cette période se consacraient presqu’exclusivement sur la Grande Guerre.

On sait qu’à Maurice l’épidémie était peut-être due à la négligence des autorités, qui n’avaient pas placé en quarantaine un navire français, la maladie se propageant alors dans l’île de mai à juillet 1919. Malgré les préparatifs des autorités, il y a eu 12 860 morts, bien que A. F. Fokeer fait mention de plus de 15 000 morts dans son ouvrage The Spanish influenza in Mauritius, paru en 1921. Il faut souligner que cette épidémie arrivait après la Grande Guerre de 14-18 et que ses conséquences furent absorbées dans le traumatisme et les grands bouleversements que suscita ce conflit mondial.

Le Covid-19, lui, apparaît dans un contexte différent. L’économie mondiale était déjà malade, avec notamment un surendettement public et privé à travers le monde. Au niveau des relations internationales, le Brexit montrait déjà que le projet européen était dans un état de délitement et de délabrement irréversible, alors que la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis, puissance ré-émergente contre puissance hégémonique, s’amplifiait, tout comme la guerre froide que se livrent l’Inde et la Chine dans notre région. En outre, la mondialisation montrait cruellement ses limites, suscitant comme jamais auparavant  à travers le monde des révoltes et des mouvements populaires de déclassés à l’instar des gilets jaunes. A cela, il faut ajouter la crise écologique. Le terrain est donc propice pour une remise question des fondamentaux de l’ordre mondial actuel. Et comme les historiens ne cessent de le répéter depuis l’ouvrage de William H. McNeill Plagues and Peoples (1976), les épidémies ont été très souvent le catalyseur de l’histoire.

Cette épidémie a mis à l’épreuve tous les pays du monde. Qu’en est-il de la réalité de la société mauricienne ?

Avec la révolution de l’avion, notre insularité n’est plus un bouclier. Surtout qu’une de nos principales activités est le tourisme. En outre, les Mauriciens voyagent de plus en plus. Sans des mesures adéquates de contrôle des arrivants, l’entrée de l’épidémie sur le sol mauricien était inévitable. Il faudra examiner par la suite, à tête reposée, les mesures prises afin de tirer les leçons de notre préparation ou de manque de préparation face à une pandémie de cette envergure. Car comme l’affirment scientifiques et historiens des épidémies, ces calamités seront de plus en plus fréquentes. Bien sûr, on ne connait pas encore quel sera l’impact de cette épidémie sur la santé de la population. Le virus lui-même est encore grandement méconnu. Par exemple, y a t-il une corrélation entre les politiques de vaccination du BCG et le taux de morbidité de la maladie ? Certains chercheurs y croient, ce qui expliquerait, selon eux,  le faible taux de mortalité chez les enfants déjà vaccinés, car le vaccin a une durée de protection de 15 à 20 ans. Si les recherches sont concluantes, ce serait un plus pour Maurice. Car à la différence de grands pays comme la France, les Etats-Unis ou la Belgique, la vaccination contre la tuberculose y est obligatoire. De même, malgré les critiques, notre système de santé publique et gratuit offre une très bonne couverture à la population. John Stiglitz, prix Nobel, disait même que les Etats-Unis auraient à apprendre sur Maurice au niveau de la couverture sociale. Donc, il ne faut pas désespérer.

Que pensez-vous des mesures prises par le gouvernement ?

Ce n’est pas le moment de polémiquer. Mais il est vrai que le gouvernement a pris d’énormes risques en privilégiant, dans un premier temps, l’économie au détriment de la santé publique. En cas de pandémie, il faut être « one step beyond », et non « two steps behind ». Nous avons tardé à fermer nos frontières. On est allé jusqu’à offrir des « incentives » pour favoriser les voyages au moment même où nos voisins de La Réunion recensaient leurs premiers cas. Et puis la communication au départ a été exécrable. Et il est évident qu’il y a eu un manque de planification. Par exemple, légalement, sommes-nous en couvre-feu ou est-ce le confinement ? Mais les autorités se sont ressaisies depuis et de bonnes mesures ont été annoncées, notamment en faveur des personnes travaillant dans les secteurs informels, etc. Bientôt, les cours à distance vont démarrer. Cela dit, il faut relativiser. La pandémie a démontré surtout la piètre qualité du leadership politique dans les grandes démocraties, à l’instar d’un  Macron qui organise le premier tour des municipales, accélérant ainsi l’épidémie, ou d’un Trump, avec son attitude de déni de la réalité, les yeux fixés sur le comportement de Wall Street plutôt que sur la santé des Américains, voire encore d’un Modi qui décrète un « lockdown » et qui jette des millions de « migrant workers » défavorisés sur les routes de l’Inde dans une des plus grandes migrations de l’histoire.

Dans la crise actuelle, quels secteurs, selon vous, seront les plus touchés et risquent de voir des défaillances majeures ?

Tous les secteurs seront touchés parce que nous sommes en plein cœur d’une récession mondiale qui risque de durer. Certains estiment que la croissance à Maurice ne reviendra pas peut-être avant deux ou trois ans. Mais le secteur qui sera le plus touché sera évidemment celui du tourisme. Il faut peut-être déjà « write off » la « peak season », qui coïncide avec les vacances d’été en Europe. Ensuite, avec le ralentissement des activités et de la consommation en Europe et aux Etats-Unis, il faudra s’attendre au pire pour d’autres secteurs. Par contre, l’agriculture de subsistance, et en général les produits Made in Mauritius, peuvent prendre un envol. On sait que même les Nations unies évoquent la probabilité d’une « food crisis » due aux achats spéculatifs en ce moment sur les marchés mondiaux de denrées de base.

Plusieurs mesures financières ont été annoncées pour éviter une défaillance au niveau de l’économie. Sont-elles suffisantes pour apaiser l’impact ?

Pour décortiquer cela, il faut d’abord connaître l’étendue de la crise. Or, il n’y a pas de visibilité actuellement. La patronne du FMI a bien précisé que tout dépendra du succès et de la durée du confinement. Mais à ce stade, on n’en sait rien. Il faut ajouter à cela   les difficultés préexistantes, telles le Brexit, le surendettement public et privé, la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis… La priorité des priorités doit être de préserver l’emploi et l’Etat providence pour ne pas alimenter une crise sociale.

Pensez-vous que du fait de la propagation du Covid-19 dans le monde, Maurice a eu une bonne perception des risques et des précautions à prendre pour éviter une crise ? 

Définitivement non. Pour preuve, l’absence de préparation et les mesures farfelues pour inciter au voyage. Le problème, c’est que c’est en période de crise qu’il faudra payer en même temps toutes les factures de nos largesses et extravagances du passé. Et cela risque de faire très, très mal.

Les pays d’Afrique sont bien moins touchés et beaucoup d’entre eux ont pu jusqu’ici contenir le nombre de contaminés. Comment selon vous ?

Un temps préservé par la pandémie de coronavirus, l’Afrique de plus en plus touchée et, selon l’OMS, elle doit « se préparer au pire ». Une quarantaine de pays du continent sont désormais contaminés par le Covid19, avec une forte augmentation ces derniers jours dans certains pays en particulier. On recense plus de 4 613 cas confirmés dans 48 pays, pour plus de 131 décès dans le continent. Et le nombre de cas est une sous-estimation.

Quelles leçons Maurice doit-elle retenir des autres pays ?

D’abord, en ce qu’il s’agit du Covid-19, les leçons utiles étaient déjà là. L’équipe de médecins et d’experts de Wuhan avaient déjà largement diffusé leurs travaux. Ils ont même compilé un Handbook for prevention and treatment of Covid-19 accessible gratuitement à tous sur le site d’Alibaba. Face à une maladie dangereuse et infectieuse, le confinement – ajouté aux mesures barrières – est la seule solution si on n’a pas les moyens de tester et de surveiller massivement la population comme à Taïwan ou en Corée du Sud. Il fallait adapter en conséquence rapidement notre politique publique.Peut-être sommes-nous trop eurocentriques ou regardons-nous trop ailleurs ?

Quelle lecture faites-vous du paysage politique en cette période ?

Circonstances obligent, nous sommes en semi-trêve politique, chacun essayant subtilement de marquer des points sur l’autre. Dans une certaine mesure, il ne pouvait en être autrement, car l’opposition dans son ensemble conteste la légitimité même du gouvernement à travers des pétitions électorales en cour. Les choses vont sans doute s’accélérer après le confinement, quant le gouvernement aura à gérer une situation économique et sociale très difficile.

Quid des associations socioculturelles, qui se montrent d’habitude sur le « frontline » de la solidarité ?

Ces associations se sont « auto-confinées » la parole…

Comment Maurice pourra-t-elle se remettre de cette crise et combien de temps encore cela prendra à votre avis ?

Il n’y a pas de visibilité. Par exemple, comment se fera l’après-confinement ? Dans une situation où il n’y a pas de « herdimmunity », sans la « social distancing » et les mesures barrières, l’épidémie peut reprendre à tout moment. Et quant à l’économie, il y  a des secteurs, ou tout au moins des opérateurs, qui risquent l’effondrement.

Quelles leçons tirer de cette crise sanitaire du point de vue médical, économique, social et politique ?

La grande leçon, c’est la nécessité d’investir d’abord dans les infrastructures de santé publique. Et sur ce point, les Etats issus de révolutions populaires, comme la Chine et Cuba, nous montrent la voie. Derrière le succès chinois, il y a le fait que le Parti communiste chinois a massivement investi dans le domaine de la santé publique en utilisant toutes les ressources à sa disposition, incluant les fameux « barefoot doctors ». En 1970, l’espérance de vie en Chine avait augmenté à un rythme jamais vu auparavant dans l’histoire mondiale. Et cela a continué depuis. En 2015, Xi Jinping lançait la « Toilet Revolution », un ambitieux programme de salubrité publique qu’il considère comme ayant autant d’importance que la « Belt Road Initiative ». Déjà, on décèle une anticipation des dangers qu’une épidémie provoquerait dans des centres urbains densément peuplés. Quant à Cuba, sa réputation n’est plus à faire dans le domaine des soins, de la recherche et de l’internationalisme médical, et cela grâce à l’héritage de Fidel Castro. Par contre, les logiques capitalistes ont amené ailleurs le délitement de l’hôpital public. Heureusement, à Maurice, tel n’a pas été le cas. Cependant, il faudrait continuer à investir massivement dans la santé publique.

La deuxième leçon, c’est la nécessité d’œuvrer vers une plus grande sécurité alimentaire. Nous dépendons trop de l’extérieur pour notre alimentation. Les partis de gauche, comme Lalit et Rezistans ek Alternativ, ont à maintes reprises tiré la sonnette d’alarme. Mais on a préféré transformer des terres agricoles en IRS, « Golf Courses », etc., privilégiant de fait le court-terme. Et finalement, il faudrait un plan bien détaillé et flexible déjà élaboré pour combattre toute pandémie. Ce plan existe-t-il ? Car en termes de pandémie, un grand nombre de chercheurs nous disent que nous sommes qu’au tout  début, et que ces calamités seront de plus en plus récurrentes à l’avenir.

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