Georges Serignac : « Les Franc-maçons ne sont pas dans une lutte de pouvoir »

Le grand maître de l’obédience maçonnique, Grand Orient de France, était de passage à Maurice cette semaine, durant laquelle il a donné une conférence publique. Dans une interview accordée au Mauricien, il passe en revue les activités de l’obédience, qu’il présente comme un laboratoire d’idées. Il insiste sur son indépendance par rapport à la politique partisane. « Notre force réside dans notre liberté », affirme-t-il. Il affirme que contrairement aux « mensonges » véhiculés par ses adversaires, la Franc-maçonnerie ne recherche pas le pouvoir. « Nous ne sommes pas dans une lutte pour le pouvoir », dit-il.

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Le Grand Orient de France est la plus ancienne et la plus importante obédience maçonnique d’Europe continentale. Né en 1728, aujourd’hui, le GODF rassemble plus de 51 600 membres inscrits dans plus de 1 390 Loges. Le GODF a une présence historique à Maurice datant de 1773.

Nous comprenons que c’est la première fois depuis très longtemps qu’un Grand Maître fait le déplacement jusqu’à Maurice. Dans quel cadre s’inscrit cette visite ?
Cette visite s’inscrit dans un cadre plus global, à savoir la nécessité de montrer à nos loges hors métropole française qu’elles appartiennent pleinement au Grand Orient de France. Nous voulons montrer la reconnaissance que nous avons envers elles, et mieux, faire connaissance avec les membres de ces loges.

Vous avez également visité d’autres pays avant de venir à Maurice. Quelle est votre évaluation de la franc-maçonnerie dans la région et à Maurice ?
Une évaluation nécessite plus de temps et de recul. Au début, on sent à quel point nos frères et nos sœurs sont heureux de nous accueillir et montrent une très grande fraternité. Cette visite est pour moi très enrichissante parce qu’elle me permet de comprendre les problématiques locales et régionales qui sont très diverses.

Vous arrivez à un moment où nos pays sortent graduellement de l’emprise de la pandémie de Covid-19. Est-ce que cette pandémie a laissé des traces aussi bien en France et dans les régions que vous avez visitées ?
Bien sûr. En vérité il n’y a pas que le Covid-19. Cette pandémie est révélatrice d’une situation générale qui est lourde. Nous arrivons à un moment très compliqué de notre histoire. Nous sommes arrivés à une phase de l’évolution de l’humanité qui est très particulière. Le monde n’a pratiquement pas bougé depuis des millénaires ou très lentement. Il y a eu la société industrielle et les choses se sont accélérées d’un coup.

Nous avons atteint une troisième phase de développement, c’est-à-dire une société numérique avec un progrès scientifique à une vitesse vertigineuse. Beaucoup de progrès ont été accomplis dans le domaine de la communication. On ne sait plus très bien où l’on va. Cette incertitude pèse sur tout le monde et le Covid est venu mettre une chape de plomb sur tout cela.

Pensez-vous que le Covid-19 a mis à mal la cohésion dans la société ?
Je ne dirais pas mis à mal. Le Covid-19 est révélateur de beaucoup de choses et a peut-être joué un rôle de catalyseur dans nos sociétés. Par exemple, en France, il y a eu les gilets jaunes avant le Covid-19. Ce mouvement était déjà annonciateur d’une vraie crise sociétale. Les premiers gilets jaunes n’étaient pas des révolutionnaires. C’était surtout une population invisibilisée par le fonctionnement démocratique même. Le Covid est arrivé et a mis de la confusion dans un sujet déjà très complexe. Le traitement de la crise, le fonctionnement des pouvoirs en général étaient déjà très compliqués.

Au Grand Orient où on est très attentif à la société et à la diversité, on ressent tout cela de manière très forte et cela nous interpelle beaucoup sur le fonctionnement de la société et sur les interrogations sur les limites de nos institutions, de la démocratie, sur les aménagements qui doivent être effectués au lieu de rester dans un confort somnolant.

Vous êtes à la tête d’une organisation de plus de 50 000 membres dans le monde francophone. Est-ce que vous avez une approche diversifiée par rapport aux pays ? Tous les pays ne sont pas la France…
Bien sûr. Il faudra peut-être inverser le mode de pensée. Ce n’est pas nous qui avons une approche diversifiée. Ce sont nos loges qui nous enseignent par leurs diversités culturelles. Le GODF ne fonctionne pas du haut vers le bas. C’est l’inverse. Ce sont nos loges dans les différents lieux où elles ont demandé à adhérer au GODF qui nous montrent une approche à la fois cohérente par les grands principes universels qui gouvernent l’obédience. C’est-à-dire, la liberté absolue de conscience, l’égalité du droit, la générosité dans le partage des richesses d’une société, donc la justice sociale. Il n’est pas nécessaire d’être Français ou Mauricien pour partager ces grands principes.

Évidemment, la liberté de conscience inclut le respect des diversités culturelles, quelle qu’elles soient, et accueille la diversité comme un divertissement. Dans le hall du siège du GODF, rue Cadet, on peut lire la phrase suivante d’Antoine de Saint-Exupéry : “Quand tu diffères de moi mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis”. C’est un principe essentiel.

Aujourd’hui, en l’an 2022, qu’est ce que cela implique d’être franc-maçon. Quelle est sa mission dans la société ?
La franc-maçonnerie est un lieu où avec une méthode initiatique qui est très rigoureuse, on peut travailler sur des idées. Il ne faut pas se prendre pour ce que nous ne sommes pas. Nous ne sommes pas un parti politique, pas un syndicat.
Nous avons beaucoup de frères et sœurs avec différentes idées au sein du Grand Orient. Le travail maçonnique consiste à travailler sur les grandes idées pour progresser, et pour que ces idées puissent être diffusées dans la société, dans la cité, en dehors des loges.

Dans une interview accordée au journal Le Monde, vous présentez la franc-maçonnerie comme un laboratoire d’idées. Qu’est-ce que cela veut dire dans la pratique ?
Il y a eu beaucoup d’idées émises et mises en pratique dans la cité dans l’histoire de la franc-maçonnerie. La liberté de conscience a été beaucoup travaillée à la fin du 19e siècle et au début du 20e dans les loges. Il y a eu également tout le progrès sur les droits de la femme de disposer de son corps, la contraception, l’abolition de la peine de mort. Tout cela a été travaillé en loge.

Aujourd’hui, nous travaillons sur tout ce qui est la bioéthique, le transhumanisme, le développement durable. Nous travaillons sur le temps long. Nous avons des commissions et des loges qui travaillent sur toutes ces questions. Dans le cadre de l’égalité hommes-femmes, nous travaillons sur la lutte contre la violence faite aux femmes, la prise en compte de la problématique des migrants. Il y a aussi les problèmes écologiques. Il faut que les sociétés prennent en compte d’une manière à la fois humaniste et généreuse ces questions. On ne peut pas faire comme si c’était un non-sujet. Les francs-maçons doivent s’en saisir et faire des propositions à travers le travail dans les loges.

Concernant les problèmes climatiques, est-ce que le Grand Orient apporte sa contribution à travers les conférences des partis (COP) lors de la prochaine qui aura lieu en Égypte ?
La franc-maçonnerie n’apporte pas sa contribution en tant que telle. Mais les francs-maçons le font. Un franc-maçon a, bien entendu, d’autres casquettes. Il peut être engagé dans les syndicats, dans les groupes associatifs ou dans les partis politiques. La franc-maçonnerie n’est qu’une partie de l’identité d’un franc-maçon.

Vous avez parlé de l’égalité entre les hommes et les femmes. La franc-maçonnerie est malgré tout une obédience dominée par les hommes…
Jusqu’en 2010, il ne pouvait y avoir de femmes au Grand Orient pour des raisons historiques. Après la fin du 19e siècle, on a vu la création d’une obédience mixte. Un droit humain qui est tout à fait normal. Le Grand Orient accueille les femmes en son sein à partir de l’année 2010.

Aujourd’hui, il y a plus de 6 000 femmes au Grand Orient et qui occupent de nombreux postes. Au-delà de cela, il faut dire qu’on n’a pas besoin d’être femme pour défendre l’égalité entre l’homme et la femme Aujourd’hui, il faut rattraper le retard accumulé depuis plusieurs siècles. Je suis convaincu qu’on peut être profondément humaniste et voir l’importance de sortir de l’emprise patriarcale sans être femme.

L’appartenance à la franc-maçonnerie est toujours vue avec circonspection, une certaine méfiance. Le maçon est tantôt vu comme un comploteur, un intrigant, tantôt comme quelqu’un qui bénéficie des faveurs de ses pairs, surtout lorsqu’un des siens est aux commandes d’une organisation publique ou privée. Comment corriger cette perception ?

C’est un sujet essentiel qui est terrible parce qu’il faut lutter contre cette perception péjorative et sectaire de la maçonnerie. Ce sont des accusations gratuites, des calomnies et des mensonges répandus par des adversaires du progrès de la société et contre lesquelles il faut lutter. Il faut le faire afin de permettre à ceux qui voudraient nous rejoindre et qui sont en adéquation avec nos idées et nos idéaux de le faire ; ils enrichissent la franc-maçonnerie en participant à nos travaux.

Si les légendes sur les réseaux d’influence maçonnique disparaissaient, cela permettrait à tous ceux qui veulent nous rejoindre de le faire. La franc-maçonnerie n’a rien à voir avec les réseaux, quels qu’ils soient. C’est pourquoi nous acceptons des demandes d’interview parce que nous devons expliciter ce que nous sommes afin que le public en général comprenne mieux ce qu’est la maçonnerie.

La franc-maçonnerie est une société initiatique. Que comprenez-vous par initiation ?

C’est tout à fait public et accessible dans tous les livres sur la maçonnerie. Il n’y a pas de secret autour de cela. En quelques mots, l’initiation c’est permettre d’enseigner un savoir ou une connaissance progressivement à quelqu’un. La vie est une initiation. Les parents initient les enfants à la vie. En apprenant la marche, en apprenant les paroles, après c’est l’école, etc.

En maçonnerie, on apprend à se construire soi-même et à progresser personnellement sur de très nombreux plans. Cela, au service d’une idée principale qui est l’amélioration de l’Homme afin de permettre l’amélioration de la société. L’initiation est une méthode particulière d’enseignement par la transmission d’un savoir par les anciens aux nouveaux et qui permet le progrès de chacun.

La laïcité est un élément fondamental pour le GODF. Toutefois cette laïcité, telle qu’elle est pratiquée en France, n’a rien à voir avec ce qui se passe dans des pays comme la Grande-Bretagne ou à Maurice. Comment faire ?
Il y a beaucoup de confusions autour du terme laïcité. Il y a deux visions dans les sociétés de la sécurisation. On ne va pas parler des régimes non sécularisés. La sécularisation est une sortie de l’emprise de la religion sur le politique et la société. La Grande-Bretagne est parfaitement sécularisée. Les États-Unis et la France le sont, mais avec deux options différentes. Il y a une vision de la sécularisation qui admet le communautarisme. C’est la vision anglo-saxonne. C’est-à-dire avec une forte présence des religions non pas dans la politique.

En France, on considère la vision républicaine qui est spécifiquement française. On dit que la République est indivisible, laïque, démocratique et sociale. Indivisible et laïque veulent dire que la laïcité républicaine française comprend le terme de laïcité comme un projet commun qui réunit tous les citoyens au-delà de leurs différences et au-dessus de leurs différences. On respecte les différences puisque l’article 2 de la loi 1905 dit que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes. Ce qui fait qu’en rien la laïcité française est antireligieuse. Elle met au-devant la liberté de conscience avant le libre exercice des cultes mais inclut le libre exercice des cultes dans la liberté de conscience.

Donc, elle inclut l’agnosticisme, l’athéisme, etc. On a le droit de croire et de ne pas croire, de pratiquer et de ne pas pratiquer, de changer de religion. C’est inscrit dans la loi. Cela change fondamentalement l’idée laïque française de la sécularisation anglo-saxonne qui est une autre organisation de la société.

Nous considérons que le projet laïc français dépasse la séparation des Églises et des États. C’est un projet d’égalité des droits. Il n’y a pas de droits différents selon les communautés et les religions. C’est une idée beaucoup plus émancipatrice, plus large et meilleure que le projet anglo-saxon. C’est une opinion.
À Maurice, la religion occupe une place importante dans la culture locale.

L’interculturel et l’interreligieux s’entremêlent ici. L’âme mauricienne tient-elle compte de la dimension religieuse ?
L’île Maurice est un cas très particulier dans ce multiculturalisme. C’est même un exemple de bilatéralisme mais qui a une histoire différente.
À Maurice on parle de l’interculturel et les religions jouent un rôle important dans la culture mauricienne…

Une chose est certaine. Ce serait prétentieux de ma part de donner mon avis sur l’organisation à Maurice. Les choses sont trop complexes. Il faut la connaître beaucoup mieux pour en parler et émettre un jugement autorisé. Chaque pays à une histoire et il faut s’inscrire dans une perspective historique et respecter cette perspective historique.

Ce qui compte, c’est la paix sociale. On parle de paix civile en France. La loi de 1905 est une loi de paix civile en France parce qu’il y a une histoire différente. Le catholicisme romain en France a joué un rôle majeur. La France est née de l’Église. À un moment, il fallait concilier cela avec notre histoire révolutionnaire et la République. Dans l’histoire française, il est tout à fait cohérent de comprendre que la loi de 1905 devient la clé de voûte de la République. Ce n’est pas votre histoire.
C’est la raison pour laquelle la franc-maçonnerie française est très vigilante en ce moment…

Bien sûr, si on commence à tirer sur le fil, tout se détricote et l’édifice s’écroule. Bien sûr, on est très préoccupé et les adversaires traditionnels de l’égalité républicaine ressortent très vite. Il y a de nouveaux adversaires aussi. Il faut être très vigilant par rapport à tout cela. Les obédiences françaises ont d’ailleurs rencontré le président Macron pour en parler.

Quels sont vos rapports avec l’église catholique ?
Aujourd’hui, l’épiscopat français a parfaitement admis la laïcité républicaine. À travers ce qu’on a pu ressentir, elle n’en est plus un adversaire. Plus du tout. Il n’y a plus de conflit. Il y a quand même certains éléments de l’Église plus à droite, même très extrême, qui la remettent en question. La position officielle de l’archevêque de Paris, le primat des Gaules, les grands leaders qui ont toujours eu un discours sans ambiguïté tiennent aujourd’hui des discours tout aussi sans ambiguïté qui ne sont plus en conflit avec la laïcité, et même avec la franc-maçonnerie.

Avez-vous l’impression que la France évolue vers le multireligieux ?
La France, c’est vague. Aujourd’hui, il y a un nouveau fait religieux qui est l’islam. Il y a plusieurs millions de citoyens français qui, de plein droit, suivent la religion musulmane. Personne ne peut le nier. Ce qui est important, c’est qu’ils soient des Républicains. Ils le sont dans leur grande majorité. Et la République considère qu’ils sont des citoyens français de plein droit, sans la moindre ambiguïté.

La franc-maçonnerie en France prend position officiellement sur les questions de droit de l’homme et de liberté, mais ce n’est pas le cas pour les associations en dehors de la France. Est-ce que vous encouragez les francs-maзons mauriciens а prendre position sur ces questions а Maurice ?
On ne prend pas position politiquement. Jamais sauf contre l’extrême-droite, le totalitarisme, la xénophobie, ce qui se trouve dans nos règlements généraux. Il est inconcevable que nous prenions des positions partisanes puisque nous avons parmi nos membres des gens de toutes les tendances politiques, au nom de leur liberté de conscience, donc également politique. La franc-maçonnerie n’est pas un parti politique. C’est, en revanche, un rempart républicain par rapport aux grands principes, l’idée maçonnique étant indissociable de l’idée républicaine.

Au-delà de cela, les grands principes républicains peuvent s’appliquer partout parce qu’ils sont universels. Liberté, égalité, fraternité sont la devise républicaine, et celle du Grand Orient. Ce sont des principes universels. Nous faisons un effort considérable pour garder notre indépendance par rapport aux partis politiques. Nous considérons que nous sommes plus forts lorsque nous sommes libres.

Est-ce que les loges locales ont la liberté nécessaire pour prendre position au nom de la franc-maçonnerie contre des infractions aux droits de l’homme ?
Non. Dans notre règlement, seul le Conseil de l’ordre et le Grand Maître sont habilités à prendre position officiellement. Elles peuvent nous signaler des manquements graves à certains principes et nous pouvons donner la permission d’intervenir. Ils peuvent certainement le faire en tant que citoyens de leur pays. Le franc-maçon, en tant que citoyen de son pays, peut s’engager dans d’autres associations, des syndicats, des partis, etc. C’est en dehors du cadre maçonnique. La parole publique du GODF est très sérieuse parce que c’est une obédience qui a trois siècles d’existence. Il faut est très vigilant.

Le GODF a aussi pris des positions très fortes en condamnant, entre autres, le transfert de la capitale israèlienne а Jérusalem. Avez-vous pris position par rapport а la guerre russo-ukrainienne ?
Dès le début du conflit, nous avons publié un communiqué interobédiences. Nous avons une action très importante de solidarité avec le peuple ukrainien, avec un soutien financier aux réfugiés.

Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux Mauriciens durant votre passage ?
Nous voulons décrire la réalité, montrer ce que nous sommes, pourquoi nous travaillons, en quoi nous sommes différents d’un think tank. Nous voulons montrer en quoi la franc-maçonnerie est une valeur ajoutée, pourquoi elle existe. On peut ne pas être franc-maçon et participer dans le combat humaniste. Les adversaires de ce combat et de la liberté de conscience sont très actifs. L’histoire le montre. La grande différence entre eux et nous est qu’ils sont dans une lutte de pouvoir. Les francs-maçons ne sont pas dans une lutte de pouvoir. Contrairement aux mensonges qui sont répandus sur elle, la franc-maçonnerie n’a jamais voulu le pouvoir temporel. C’est le pouvoir des idées qui compte.

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