Ce 20 mai marque les 50 ans de la manifestation estudiantine de Mai-75, un événement ayant conduit à l’introduction de l’éducation gratuite. Mais au-delà de l’éducation, il s’agissait de revendications pour des changements profonds dans la société. C’est ce que souligne Jocelyn Chan Low, historien et l’un des animateurs de ce mouvement. Il estime qu’il ne faut pas se contenter de commémorer, mais aussi de se poser des questions.
« Nous ne pouvons avoir un système d’éducation égalitaire dans une société inégalitaire.» Jocelyn Chan Low reprend le credo qui animait les étudiants en 1975, quand ils sont descendus par milliers dans les rues. L’île Maurice post-indépendante faisait face à de nombreux problèmes. Entre la répression, la censure de la presse, le renvoi des législatives, le chômage… les inégalités dans l’éducation se faisaient sentir.
« Mai-75 est un très grand événement qui avait été préparé à l’avance. Au-delà de l’éducation, c’était un mouvement contestataire contre le pouvoir établi. L’indépendance ne suffisait pas. » Dans ce contexte, il était question de privilégiés et de délaissés. Cela se traduisait aussi dans l’éducation. « Il y avait les collèges d’État et confessionnels dotés de toutes les facilités, et puis, les collèges privés non-subventionnés. Cette structure pénalisait les enfants démunis. » Dans un tel contexte, ajoute Jocelyn Chan Low, souvent les familles choisissaient d’envoyer les garçons au collège au détriment des filles, faute de moyens.
La teneur du programme jugée coloniale, et où l’histoire de Maurice n’était même pas enseignée, était également contestée. Alors élève du Collège Royal de Curepipe, Jocelyn Chan Low avait commencé à s’inscrire dans un networking sur la question dès 1973. « La raison pour laquelle les élèves des collèges d’État se sont aussi mobilisés, c’est parce que nous voulions des changements profonds dans la société. Il ne faut pas oublier non plus qu’à cette période, il y avait l’émergence du MMM, avec un message très fort porté sur le mauricianisme et un système socialiste révolutionnaire », indique-t-il.
Le 20 mai 1975 a été le point culminant de ce mouvement contestataire après de multiples grèves dans différents collèges à travers l’île. Des milliers d’étudiants convergent vers Port-Louis, pour exprimer leur ras-le-bol. Mais les éléments de l’unité anti-émeutes de la police, connue comme la Riot Unit, les attendaient à l’entrée de l’unique pont de la Grande-Rivière-Nord-Ouest, bloquant ainsi le passage vers la capitale. Ce qui n’a pas découragé les étudiants pour autant, qui ont cherché des moyens pour déjouer le cordon.
Un an après ces événements et dans le sillage des élections de 1976, Sir Seewoosagur Ramgoolam est venu annoncer l’éducation gratuite pour tous. Pour Jocelyn Chan Low, il ne faut pas se leurrer. L’État ne s’est pas plié pour autant devant les étudiants : « Il faut savoir que le Parti travailliste voulait d’un État-Providence pour rétablir le déséquilibre de l’histoire. L’éducation gratuite faisait sans doute partie des plans de SSR ; disons que la mobilisation estudiantine a précipité les choses. Il en est de même pour le droit de vote aux jeunes », dit-il avec Hindsight.
50 ans après
50 ans après, l’historien estime que le credo de l’époque a encore tout son sens. « Nous ne pouvons avoir un système d’éducation égalitaire dans une société inégalitaire. Les inégalités existent encore aujourd’hui. Il y a toujours les écoles d’élite, les écoles privées payantes et les écoles ZEP… Il y a toujours les leçons particulières, où ceux qui ont les moyens ont plus de chance que ceux qui n’en ont pas… », constate-t-il.
Sur le plan social, il évoque les Gated Communities, qui n’existaient pas à l’époque. « Comme je l’ai dit, les inégalités dans la société se reflètent dans l’éducation. C’est pour cela que nous militions pour une société plus égalitaire. » Est-ce à dire que la grande mobilisation estudiantine a été vaine pour autant ? « Non. Nous avons fait une partie du travail, maintenant c’est aux jeunes de prendre la relève », répond-il.
Raison pour laquelle il estime qu’au lieu de commémorer les 50 ans de la mobilisation estudiantine, il aurait fallu procéder à une remise en question. « Les jeunes doivent se demander pourquoi il y a autant d’inégalités dans notre société et chercher des solutions », fait-il ressortir.
Il faut savoir que beaucoup parmi ceux qui animaient la mobilisation estudiantine se sont engagés par la suite dans la politique ou le syndicalisme. Jocelyn Chan Low dit avoir été agréablement surpris, lorsqu’il a été appelé à Vet le manuel de Modern and Social Studies de Grade 9, il y a quelques années, de constater qu’il y avait une page consacrée à la manifestation estudiantine de Mai-75.
Témoignage
Atma Shanto : « Ma première manif »
Atma Shanto a participé à la manifestation estudiantine du 20 mai 1975. Il s’agit d’un événement qui aura marqué sa vie et influencé son avenir. Le syndicaliste a une pensée spéciale pour les animateurs de cette mouvance qui ne sont plus de ce monde.
« En 1975, j’étais en Form 3, au collège New Eton, à Rose-Hill. Quand j’ai entendu mes camarades dire qu’ils allaient à une manifestation des étudiants, j’ai choisi, instinctivement, de les suivre. Je ne savais pas que cela allait marquer ma vie à jamais », se souvient-il.
Atma Shanto, du haut de ses 15 ans, n’était pas de ceux qui dirigeaient le mouvement des étudiants de mai 75. Il était de ceux qui se fondaient dans la foule, mais qui étaient convaincus du bien-fondé du mouvement estudiantin. À tel point qu’il a choisi par la suite de s’engager dans le mouvement syndical pour défendre les travailleurs opprimés.
Pourtant, le jeune Atma était un élève brillant. Au primaire, son maître d’école l’encadrait personnellement, car il était convaincu qu’il était destiné à la petite bourse. C’est dire qu’il aurait pu avoir une carrière professionnelle brillante dans les hautes sphères, mais il a préféré l’appel de la rue.
« Quand vous avez vécu un événement tel que mai 75, cela vous marque à vie. D’ailleurs, parmi les dirigeants, beaucoup se sont engagés par la suite. Je pense notamment au syndicaliste Vishnu Jugdharry et à l’avocat Dev Ramano. Mai-75 m’a inspiré à mener le combat contre la politique ultralibérale. Et 50 ans après, j’ai toujours été constant dans ma lutte. »
Le syndicaliste se souvient avoir marché de Rose-Hill, ce 20 mai, en compagnie des autres étudiants de Plaines-Wilhems. « Arrivé à l’ancien pont de GRNO, nous nous sommes retrouvés face aux policiers de la Riot Unit. Il y a eu une tentative d’empêcher des étudiants de passer. »
Il y a alors eu, raconte encore Atma Shanto, une chaîne humaine, pour traverser dans la rivière, mais la police a procédé à une intervention musclée. « Je me souviens surtout comment un marchand de lait, qui voulait rentrer chez lui, dans son village, a été malmené par la police. À l’époque, il n’y avait qu’un seul chemin et il était obligé de passer par là. Les policiers ont soulevé sa bicyclette qu’ils ont jetée à côté et l’ont bousculé », raconte-t-il.
À un moment, la police a eu recours à du gaz lacrymogène pour disperser les étudiants. Atma Shanto ajoute que beaucoup de filles avaient participé à la manifestation. Il avait lui-même accompagné son cousin devant le Collège Lorette de Port-Louis pour encourager les filles à sortir. Pour le syndicaliste, le 20 mai 1975, c’était plus une révolte qu’une simple manifestation.
Atma Shanto regrette que la mobilisation estudiantine de mai 1975 n’avait pas eu la considération historique nécessaire par les gouvernements successifs. « Aucun ministre de l’Éducation, aucun gouvernement, n’a organisé une commémoration officielle. En 2021, j’avais écrit une lettre au ministre des Arts et du patrimoine culturel, Avinash Teeluck, pour lui réclamer un devoir de mémoire, mais il n’y a rien eu », devait-il conclure.
Ce que disait la presse à l’époque
Le Mauricien du 20 mai 1975 barre sa Une avec la manifestation estudiantine. Le titre annonce ainsi : « Des milliers d’étudiants marchent sur Port-Louis. » Le journal indique également que cette grève dans l’enseignement secondaire à Maurice a été relayée par l’Agence France Presse.
Le Mauricien du 20 mai publie également une « dernière heure », sur sa première page, qui se lit comme suit : «Plus de 10 000 étudiants des institutions des Plaines-Wilhems ont marché sur Port-Louis à partir de 10h ce matin. Brandissant des pancartes et scandant des slogans, la foule de manifestants, parmi lesquels un nombre impressionnant de jeunes filles, a manifesté dans l’ordre. Les manifestants ont toutefois été arrêtés par la police à Grande-Rivière-Nord-Ouest et à l’heure où nous écrivons (11h10), ils essayent de forcer le barrage établi par les soldats… »
L’Express du 22 mai 1975 évoque les dérapages ayant suivi la mobilisation des étudiants. Le journal titre en Une : « Grève devient émeute. » La police annonce 75 arrestations suivant des actes de vandalisme à Rose-Hill. « La crise de l’enseignement a dépassé hier, à Rose-Hill, le cadre jusque-là contenu des manifestations, principalement d’étudiants. Lors d’affrontements dans la matinée d’hier avec les forces de l’ordre, il y avait parmi les protestataires, des étudiants en assez petit nombre, des chômeurs de plus de 20 ans et sans nul doute, des militants politiques », ajoute le quotidien.
Advance a une autre lecture de la situation. Le journal d’obédience travailliste dénonce une « politisation de la grève estudiantine. »